Chapitre 5

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Baptiste

Soir du 19 Février 1898

  Assis sur une confortable bergère dans l'entrée de la maison, Baptiste observait ses camarades parader devant leurs convives. Il les trouva, encore une fois, tous plus séduisants les uns que les autres. Marc avait pour lui l’élégance ; Paul avait le charme et les mots qui savaient attendrirent ; enfin Azzeddine, le sourire mystérieux et l’œillade envoûtante. Et autour d’eux se pressaient des hommes en costume avec lesquels ils riaient, qui leur offrait des coupes de champagne et des cigarettes pour obtenir leurs faveurs. Certains se contentaient de les regarder de loin en buvant un digestif, les détaillants avec prudence, incertains quant à leurs désirs.

  Un client qu'il trouvait particulièrement détestable, un républicain répondant au nom de Raquiet, lorgnait sur Marc avec un sourire malsain. S'avançant d'un pas conquérant, il saisit Marc par l’avant-bras avant de l’obliger à se pencher vers lui pour lui souffla quelques-chose à l'oreille. Le « Duc » fit semblant de s’en offusquer, avant d'éclater d'un grand rire. Ainsi, Monsieur venait d'acheter pour la nuit pour quelques heures. Il lui faudrait attendre son tour cependant. Le « Duc » était très demandé…

  C'était ainsi que les choses étaient convenues : dans la plus grande discrétion. Un étau lui enserra soudain la poitrine, et dans sa gorge, il eut comme l'amer goût d'un regret. Celui de ne pouvoir leur dire un vrai « au-revoir. »

  D’un sourire, Paul invita un autre convive à le suivre. Baptiste l’observa disparaître dans les escaliers, son client sur ses talons comme une ombre menaçante. Il frissonna, soulagé d’être libéré de la corvée de nuit. Azzeddine, après avoir tiré les cartes à quelques invités enthousiastes, disparut à son tour.

Ces Messieurs se retrouvèrent bien bêtes à attendre que la chambre soit libre, alignés en rang d'oignon dans le salon, trompant l’ennui dans des discussions vaines. Les curieux, ceux qui n’avaient pas le courage de monter, qui venaient simplement pour rencontrer des amis et reluquer des garçons, partirent les premiers. D’un coup de sonnette, on faisait demander les autres toutes les une ou deux heures en échange d’un jeton. Ils n’étaient plus si nombreux. Six ou sept, Baptiste avait perdu le compte. Et puis, petit à petit, ils quittèrent eux aussi la Maison au gros numéro. Ne resta plus que dans les chambres les clients les plus exigeants qui avaient les moyens de payer pour plus d’une nuit. Le « Duc » retrouverait les bras de Monsieur Chaband qui l’aimait trop, « Zazou » son Monsieur Hautcoeur à qui il racontait des fables d’Orient, Paul son Levesque et ses fantasmes si particuliers…

  Enfin seul, Baptiste s'autorisa quelques pas dans l'immense salon dont il connaissait chaque détail, de la tache de vin sur le tapis dissimulé sous un fauteuil, aux reliures brillantes de livres que personne n'avait jamais ouvert. Il jeta un coup d’œil ému au piano droit, aux cigarettes abandonnées dans un cendrier, au lustre en faux cristal qu'il fallait astiquer tous les jours…

  Il sentit la nostalgie le gagner. D'un air distrait, il caressa du bout des doigts les touches blanches du clavier, avant d'appuyer sur le « do » médian. Paul avait un jour essayé de lui apprendre le solfège, mais il n'avait pas eu assez de patience pour l'écouter. De toute façon, il n’y avait guère que lui pour comprendre toutes les subtilités d’une partition. Le Mirliton était ouvert sur une chanson d’Aristide Bruant. « Le Lézard. » Loin d’être sa meilleure, mais les clients aimaient la voix de Paul, et lui demandaient de leur jouer un p’tit air chaque soir.

  Baptiste soupira. Il avait vécu dix ans de sa misérable existence enfermé dans cette somptueuse demeure. Il était arrivé revêche et stupide, maigre comme un cadavre prêt à tuer n'importe qui pour un bout de pain. Il en repartait élégant et instruit, mais avili par la servitude. Des sentiments contraires se mêlaient en lui, et il était incapable de dire s'il était heureux de partir ou s'il était triste. Dans ce monde étriqué et sinistre, il fallait savoir trouver quelques satisfactions là où elles se trouvaient. Baptiste, lui, aimait savoir qu'il plaisait, et qu'on passait du bon temps en sa compagnie. Son regard azur se fit soudain plus triste. Il laissait tant de souvenirs dans cette maison. Des moments heureux, des moments sombres.

  Il n'en renierait aucun. Tout ça faisait partie de lui désormais.

  En définitive, ce qui l'attristait le plus, c'était d'y laisser des amis qu'il aurait aimé emmener avec lui. Les liens que l'on créait en ce genre de prisons n'étaient pas vains. En tout cas, lui n'avait jamais triché sur ses sentiments et savamment pesé chaque mot. Marc, Azzeddine et Paul étaient comme ses frères, et à la simple idée qu'il puisse les laisser là…

  Il secoua la tête avec un rire amer pour chasser ses idées noires. Il retourna s’asseoir sur la banquette de velours, son maigre baluchon à la main. Il n'avait pas le temps d'être nostalgique ! Pierre, son cher Pierre serait là d’une minute à l’autre ! Et puis, il le leur avait promis : il reviendrait pour eux ! Lorsque Pierre serait un peintre reconnu, lorsque tout le monde s’arracherait une toile signée de son nom, il franchirait à nouveau ces portes, monterait jusqu’au bureau de Madame pour jeter sur le registre une liasse de billets. Il leur offrirait la liberté, comme Pierre lui avait offert la sienne…

  Un tremblement d’excitation le secoua tout entier. Il guetta avec envie la si lourde porte de la Maison. Il en admira un instant la ciselure, et se demanda si les ferronniers qui l’avaient conçue savaient à quoi elle était destinée. Longtemps, elle l’avait retenu prisonnier de ces murs. Mais plus maintenant.

  Ce fut pour le début d'une longue, une très longue attente pour Baptiste qui devinait les odieux bruits de couloir. Un sourire triste assombrit son gracieux visage. Il savait comme on dissimulait sous un sourire, comme on cachait le dégoût qui vous prenait à la gorge. C'était une vie maudite, et il avait parfaitement conscience qu'elle ne s'en irait jamais, qu'elle resterait encrée en lui, accrochée à sa peau comme une mauvaise gale. Pour Pierre Carrot, pour cet homme d'une générosité sans nom qui avait racheté sa dette et consentait à faire de lui son amant, il ne saurait être que l’ombre d’un amant.

  Malgré tout, il était heureux, car sincèrement attaché à Pierre. Il avait été son régulier, son oreille attentive, sa Muse même. Il ne saurait dire quand ses sentiments pour son client avaient changé. Probablement le jour où Pierre avait donné une fortune pour simplement le peindre.

- Tu es si libre, s’était-il extasié.

- Je crois que tu es bien naïf pour croire qu’une prostituée est libre, avait soupiré Baptiste.

- Ton corps est libre ! Tu es là, allongé face à moi et pourtant… tu m’es inaccessible ! Tu te dérobes à moi « Coco » ! J’essaie de t’atteindre à travers la peinture, à montrer la vérité de ton âme, mais elle s’échappe… Mais ne t’en fais pas, avait-il rajouté avec un air de défi. J’arriverai à l’atteindre.

  Baptiste avait alors souri, et remarqué que son regard était différent. Il n’avait rien de concupiscent. Il le voyait tel qu’il était vraiment. Et aujourd’hui, la perspective de vivre à ses côtés était pour lui le gage d'un avenir radieux. L'atelier de son peintre n'était peut-être qu'une mansarde, sa fortune un mirage, tangible une semaine, irréelle une autre, son succès fugace, un coup disputé par les galeristes, un autre méprisé… Mais pour Baptiste, il n’y avait pas mieux.

  Peu lui importait alors d'être le chaland qu'on cache, que l'on présente comme un simple ami, de servir toutes les fantaisies artistiques de son compagnon ou même de dormir près du poêle pour tenter d'avoir chaud. Rien de tout ça ne comptait…

- Remonte dans l'Commun Coco, ordonna une voix rocailleuse. La Patronne veut qu't'ai rangé toutes tes affaires avant l'matin !

  Surpris, Baptiste se retourna vivement pour croiser le regard sans âme de Quentin, l'imposant homme de main de la maquerelle. Baptiste serra les poings, furieux d’être traité comme un moins que rien.

- Premièrement, siffla-t-il, ne m'appelle plus « Coco » ! Ensuite, je n'ai plus à t'obéir ! Je quitte cette Maison, Quentin ! Alors rends-toi utile pour une fois et surveille ce qu’il se passe à l’étage !

  L’autre ne bougea pas. Son aura menaçante obligea le pauvre insolent à se recroqueviller sur lui-même, craignant un coup qui ne vint pas. Ils avaient beau être taillés dans le même roc de force et de puissance, Baptiste avait peur de Quentin, à sa plus grande honte. Il faudrait cependant être fou pour ne pas l’admettre ! L'homme était sadique, il savait distribuer les coups avec beaucoup d'ingéniosité. Et il faisait toujours mal !

  La masse sombre ne leva pourtant pas le poing cette fois. Il sortit un pli d'une poche intérieure, qu'il déposa sur l'accoudoir dans une grande douceur qui ne présageait rien de bon.

- Avant l'matin, Coco, répéta-t-il, comme une sentence.

  Tremblant, Baptiste observa l'imposant personnage s'éloigner. Puis, avec hésitation, il déplia la missive. Les quelques mots qui y étaient inscrits se mêlèrent d’abord sans le moindre sens. Lorsqu’il les comprit enfin, quelques larmes zébrèrent ses joues, se transformant bientôt en des torrents intarissables.

Mon très cher « Coco ».

Je suis navré, mais je ne viendrais pas te chercher ce soir.

Je retourne à Bruxelles. N'attends plus rien de moi. Il n’y a pas d’opportunité pour les artistes de la modernité. Là-bas, j’aurai des chances d’être reconnu pour mon art. Mais je ne peux pas me permettre de t'emmener. Si ça se savait…

Et puis, je me suis lassé de toi. Tu as été mon modèle le plus inspirant, mon magnifique « Coco ». Mais tout ça, ce n'était qu'un rêve. Un doux rêve, rien d'autre. Un jour ou l'autre, il faut bien se réveiller.

Je te demande pardon. Et te souhaite de retrouver de trouver quelqu’un qui ait plus de courage que moi.

Ton bien aimé Pierre.

- « Lassé de toi », murmura-t-il avant de se laisser tomber sur la banquette. Ce n’est pas possible…

  Bien sûr, c’était impossible ! Pierre l’aimait, ça ne faisait aucun doute ! Il le lui avait dit, le lui avait prouvé dans le secret dans leur chambre ! Il lui avait promis qu’il l’emmènerait avec lui, qu’ils s’installeraient tous les deux, qu’il n’aurait plus jamais à se vendre, qu’il prendrait soin de lui, qu’il ne serait plus jamais qu’à lui, et rien qu’à lui…

  Non, il n’avait pas pu lui mentir tout ce temps ! Il l’avait vu dans ses yeux ! On ne regardait pas comme ça quelqu’un qui ne comptait pas ! Il l’avait vraiment aimé, n’est-ce pas ?

N’est-ce pas ?

Lassé de toi.

  Pierre Carrot, son Pierre, son Pierrot, se serait lassé de lui ? Vraiment ? Tout ça n’était donc qu’un jeu cruel ? Ce n’était donc que par pur sadisme qu’il lui aurait fait miroiter la liberté pour mieux l’abandonner ? Ne l’aimait-il donc que parce qu’il le payait ?

  Il devait se rendre à l’évidence. Ce soir, il ne viendrait pas. Jamais. Il l'avait rayé de sa vie, l'avait condamné, refusé sa grâce sans aucune forme de procès, lâchement, sans une explication, sans rien. Brisé, Baptiste froissa la missive et la serrant contre sa poitrine comme une prière muette.

Lassé de toi.

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