Chapitre 7
Paul
Matin du 21 Février 1898
Aux dernières heures de la nuit, alors que l’aube se levait à peine, Paul raccompagna son dernier client, Monsieur Levesque, jusqu’à la porte d’entrée. Étant le plus vieil employé de la Maison, Catherine lui accordait une confiance toute relative. Il était ainsi le seul à posséder la clé de l’entrée principale. S’il avait été une femme, et si l’Étoile Bleue avait été une Maison tout ce que l’on faisait de plus réglementaire, nul doute qu’elle lui aurait donné le titre de « sous-maîtresse ». Dans les faits, c’était un rôle qu’il partageait avec Quentin.
- Tu t’es surpassé ce soir, l’Oiseau ! gloussa Monsieur Levesque. Si ma femme était à la maison, elle m’aurait certainement posé des questions !
Paul sourit avant de s’étirer exagérément. Il ne portait qu’une chemise pour dissimuler son corps, et dans le mouvement, celle-ci se releva légèrement pour dévoiler ses fesses meurtries par la nuit. Monsieur Levesque avait des désirs bien particuliers, à commencer par les fessées qu’il lui administrait dès qu’il entrait dans la Chambre Noire.
- Mais ta femme est partie à la campagne, se rappela-t-il dans un rire. De toutes les manières, elle n’a pas fait le service de nuit depuis longtemps !
- C’est elle qui ne voulait plus de moi, se défendit Monsieur Levesque. Elle m’a fait trois enfants avant de me fermer sa porte ! Quel genre d’épouse se refuse à mon mari, hein ?
Paul s’arrêta dans l’escalier, les mains sur la rambarde et le regard brûlant de désir.
- De toute manière, susurra-t-il, elle ne t’aurait jamais satisfait comme moi je sais si bien le faire, pas vrai ?
Troublé, son chaland frissonna de désir. Paul se détourna alors, comme-ci de rien était, roulant des hanches jusqu’à la porte d’entrée qu’il déverrouilla. Là, il lui tendit son manteau, sa canne et son chapeau avant de pousser le lourd battant.
- On se revoit dimanche prochain ? sourit-il.
- À dans une semaine mon magnifique Oiseau !
Monsieur Levesque écrasa autoritairement ses lèvres sur les siennes, avant de quitter la maison. Enfin. Paul verrouilla l’entrée derrière lui, et soupira. Monsieur Levesque n’était pas un mauvais bougre, mais il était si exigeant…
Par acquit de conscience, Paul fit le tour du salon pour vérifier que toutes les bougies avaient été éteintes, agita la braise dans la cheminée avant de descendre dans la salle de bain. Il savoura le silence qui régnait enfin dans la Maison. Il chérissait ces instants où il pouvait arpenter ces couloirs en maître, sans client pour le déposséder de lui-même d’un regard lubrique.
Il se déshabilla avant de grimacer en posant les pieds dans le tub (1) glacé. Il se débarrassa de sa chemise avant de s’observer dans le miroir. Il ne reconnaissait pas cet homme que lui renvoyait son reflet : le visage creusé, la mine défaite, le corps parsemé de griffures et de marques rouges, là où ses clients l’avaient flagellé. Un jour, sa peau s’effriterait, et elle partirait en lambeau à force qu’on la malmène.
Il prit son temps pour se débarrasser de la crasse du service avant de remonter dans les Communs. Sur la pointe des pieds, il s’avança vers le fond de la pièce avant d’écarter le rideau qui délimitait la « chambre » d’Azzeddine et Marc. Les deux hommes, qui pourtant n’en avaient pas le droit, avaient rapproché leurs lits et s’étaient endormis dans les bras l’un de l’autre. Paul sourit malgré lui. Il savait que la Matronne désapprouverait leur passion, mais il ne pouvait pas leur en tenir rigueur. Il n’y avait rien de mal à aimer, surtout dans cette Maison où l’amour était le grand absent.
Il passa devant la « chambre » du petit nouveau, Julien, que le sommeil avait fini par rattraper. Dérangé dans son sommeil, il gémit avant de s'enrouler dans les draps. Paul le détailla un instant, se demandant ce que Catherine avait bien pu trouver à ce gaillard taillé dans le roc et rustre comme un bœuf, avant d’ouvrir la fenêtre au fond de la pièce, juste derrière la « chambre » de Baptiste. La fraîcheur de la nuit lui arracha un frisson, pourtant, elle ne le découragea pas d'allumer une cigarette volée à un client. Il en savoura la première bouffée.
Baptiste avait mal fermé ses rideaux, si bien que du rebord de la fenêtre, Paul pouvait apercevoir sa longue chevelure brune. Son cœur se serra. Il en avait vu des choses dans cette Maison, pas toujours très reluisantes. Mais jamais rien d’aussi immensément triste.
Depuis la veille, leur vieil ami ne cessait de pleurer la perte de Pierre Carrot. Tous lui avaient rendu ses affaires sans le faire moindre commentaire. C'était bien normal, mais cette simple politesse avait arraché des larmes supplémentaires à leur camarade qui s'était refusé à leur parler, perdu dans son chagrin. Paul avait conseillé à Marc et Azzeddine de ne pas insister. Baptiste avait sans doute besoin de se retrouver un peu seul. Et de toutes les manières, que pourraient-ils lui dire ? Que tout allait s’arranger ? Qu’il finirait pas oublier ? Paul pinça des lèvres. Ce genre de phrases creuses n’avaient jamais consolé personne !
D’un craquement d’allumette, Paul embrasa sa cigarette. Son regard se perdit dans le petit matin. Contrairement à lui qui n’était déjà du « bel âge », Baptiste était encore jeune. Il n’avait pas trente ans, il aurait encore d’autres occasions d’être aimé. Mais une trahison pareille, ça vous brisait l’âme…
Il tira une autre bouffée en fronçant les sourcils. Quelque chose le tracassait. « Coco » n’était qu’une catin. Son salaud d’artiste aurait pu se contenter de ne plus venir le voir s’il s’était réellement « lassé » de ses attraits. Il aurait suffi qu’il en choisisse un autre pour la nuit, ou qu’il fréquente une autre Maison. Baptiste en aurait été attristé, certes, mais il serait passé à autre chose.
Alors pourquoi cette comédie ? Pourquoi l’abandonner après lui avoir fait promettre qu’il paierait sa dette ? – ce qu’il s’était, bien évidemment, bien gardé de faire ! Pourquoi lui avoir faire croire qu’il l’aimait assez pour finalement le laisser croupir dans une Maison ? C’était se donner beaucoup de peine, pour peu de plaisir ! Il n’était même pas venu en personne savourer le résultat de ce jeu cruel !
Non. Toute cette histoire était bien trop tordue. Il devait y avoir autre chose, assurément. Le départ de Baptiste, à y réfléchir, serait une perte considérable l’Étoile Bleue. « Coco » était beau, intelligent, il avait l'art de la conversation, et surtout, il était doué au lit ! Et endurant avec ça ! Trois fois de suite ne suffisaient pas à le contenter !
Catherine aurait-elle manigancé la chose ?
Paul en jetant le mégot dans la rue. Si tel était le cas, il ne saurait le tolérer. Il avait accepté son sort. Il estimait qu’il n’avait pas à se plaindre. Il n’était pas un saint, et puis, personne ne l’attendrait dehors. Personne ne le regrettait. Il n’avait d’amour que pour ses compagnons d’infortunes, ceux qu’il avait choisi comme famille.
Et il était prêt à tout pour protéger les siens…
(1) Tub : large cuvette où l’on peut prendre un bain sommaire. Exemple : Le Tub, Edgard Degas, 1886.
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