3.
Le soleil ardent dissipait l'atmosphère fraîche et humide de l'aube sur l'ensemble de la plaine volcanique d'Akassoru. Les rares animaux qui avaient réussi à s'adapter à ce climat aride étaient en grande majorité des reptiles, dont les abris se situaient dans le sol ou dans de petites excavations qu'offraient la plupart des énormes roches volcaniques, vestiges d'anciennes éruptions qui remontaient à des millénaires.
Il n'y avait pas âme qui vive car il était impossible d'y cultiver quoi que ce soit, en raison du sol très sec qui craquelait par endroits, ainsi que d'une pluviométrie très faible, même durant la saison des pluies. Le volcan était l'un des plus actifs d'Afrique mais également le plus imprévisible. Il donnait l'impression qu'il était sur le point de vomir son magma à chaque instant, du fait des grondements sourds qu'il laissait entendre continuellement, ce qui n'était guère rassurant.
C'était uniquement en raison de ces nombreux inconvénients qu'Ama avait décidé de s'y installer temporairement avec Meylani. Ceci afin de pouvoir reprendre des forces et de reprendre leur route vers l'ouest où se trouvait le village d'Achakawé, qu'ils devaient atteindre coûte que coûte avant la nuit.
Ama aurait pu utiliser ses pouvoirs pour regagner le village en un clin d'œil , mais cela requérait une force phénoménale et après l'effort de téléportation de la nuit dernière qu'il avait dû effectuer et de surcroît en transportant le prince, il avait besoin de recharger ses pouvoirs. Ils étaient donc obligés de poursuivre leur voyage à pied avant la nuit, en espérant trouver des chevaux en cours de route.
L'ancien chef des armées était en train d'entreposer quelques pierres sèches ramassées sur la plage non loin, afin de mettre en place un petit feu pour cuire leur repas et se réchauffer. Cet abri se trouvait être une large excavation rocheuse qui s'était formée naturellement avec les années en bord de mer, assez difficile à repérer.
Ama jeta un œil à son compagnon de fortune qui se tenait près de lui et qui semblait reprendre progressivement un peu de vigueur. Il se souvint qu'à la mort du roi Dachekassi, Meylani devait avoir trente ans et estima que le prince devait désormais avoir une cinquantaine d'années, puisque pratiquement dix-huit ans s'étaient écoulés depuis son exil forcé. Meylani n'avait pourtant pas beaucoup changé durant tout ce temps, excepté quelques pattes d'oie sur le coin des yeux, mais il demeurait le sosie de son père. Avec son calme apparent, son teint clair, mais aussi et surtout de par le regard d'aigle qu'il semblait porter sur les choses.
- Comment te sens-tu, Meylani ? s'enquit Ama avec son ton bourru habituel.
- Beaucoup mieux, Ama ! répondit-il de sa voix chaude et caverneuse, avec un léger sourire. Cela faisait si longtemps que je n'avais pas humé l'air frais. Je ne saurais jamais comment te remercier mais tu as pris de très grands risques.
- C'est mon devoir de prendre des risques, dit Ama sans le regarder. Et pour de nobles causes.
Ama finit d'entreposer son tas de pierre et tendit sa main d'où sortirent des étincelles magiques, qui firent rougir puis flamber intégralement l'amas de pierre. Quelques minutes plus tard, un feu bien fourni crépitait joyeusement au centre de leur abri qui s'illuminait au fur et à mesure que le foyer était alimenté.
- Je vois que tu n'as pas perdu la main depuis toutes ces années, constata Meylani sur un ton amusé. Je comprends de mieux en mieux pourquoi mon défunt père t'estimait énormément. Tu es un homme de valeur, plein de ressources mais surtout un homme loyal et de confiance.
Même s'il semblait touché par ces paroles, le visage imperturbable d'Ama ne bougea pas d'un cil et il se contenta de hocher la tête.
- Merci, Meylani, dit-il au bout d'un moment. J'avais perdu mes pouvoirs il y a plusieurs années de cela pour des raisons que je t'expliquerai plus tard. J’ai fort heureusement pu les retrouver il y a quelques jours et j'ai pu ainsi planifier ton évasion. Vois-tu, Dachekassi était un homme bon qui a su me faire confiance et je lui dois une reconnaissance éternelle. Tu es celui qui devait lui succéder mais ton frère a pris ta place, ce qui n'est pas digne de son rang, mais de sa part, cela ne m'étonne pas. Ta place est sur le trône et mon rôle est de t'aider à la reprendre.
Meylani préféra ne rien dire pour le moment et regarda à la dérobée l'homme qui lui avait probablement sauvé la vie. Dans ses souvenirs, Ama était probablement "le troisième fils" de Dachekassi, tellement Ama lui avait voué une loyauté extraordinaire, chose rare en ces temps-là où les trahisons étaient devenues banales. L'ancien chef des armées avait gardé sa carrure impressionnante et son visage à moitié scarifié n'avait pas pris une ride. La seule différence était que sa longue chevelure qu'il arborait dans sa jeunesse avait disparu, pour laisser la place à un crâne chauve et lisse.
Ama prit les poissons qu'il avait pêché le matin même, qu'il embrocha sur une flèche. Celle-ci faisait partie de l'équipement réglementaire d'un Akatys qu'Ama avait neutralisé la veille au soir au palais, avant de se l'approprier, tout comme la tenue du garde qu'il portait. Il disposa à nouveau quelques pierres avant de poser les poissons par-dessus et de se tourner vers le prince.
- Après notre repas, nous reprendrons notre voyage pour nous rendre à Akachawé.
À l'évocation de ce nom, le visage de Meylani parut étrangement sombre.
- Le village natal de Leyti, murmura-t-il.
- Oui. De source sûre, ton épouse y était retournée à ses risques et périls pour une raison inconnue. Fort heureusement, elle ne semble pas utile à Akissambo, auquel cas ou il aurait mis tout en œuvre pour la neutraliser, comme nous autres présentement.
N'ayant pas de réponse, Ama se tourna vers Meylani, qui regardait fixement le sol. Ses yeux clairs semblaient refléter les flammes en face de lui, comme s'il était en transe.
- Ce voyage sera périlleux et je crains que l'issue ne soit fatale à l'un d'entre nous ! La mer et la terre, le lion et les mirages, le royaume et le feu.
Ama n'émit aucun commentaire face à cette étrange déclaration mais commençait sérieusement à se demander si les rumeurs comme quoi le prince souffrait de démence n'étaient finalement pas fondées.
- Non, je ne suis pas fou, rassure-toi, dit-il, tout en reprenant ses esprits. Même si certains comme mon frère le pensent. Je sais également que tu es à la recherche de ta famille qui a été enlevée par les Akissians lors de leur dernière expédition dans ton village il y a quelques années de cela.
- Comment sais-tu cela ? Je n'en ai jamais parlé à personne, d'autant plus que je fais de mon mieux pour ne pas me faire remarquer, quel que soit l'endroit où je me trouve.
- Tu n'es pas le seul à avoir des dons particuliers, Ama, lui affirma Meylani avec un sourire énigmatique. Nous sommes des awoularés et tu sais aussi bien que moi que nous sommes obligés de ne pas nous faire remarquer à cause de nos pouvoirs. Et pour répondre à ta question, c'est en lisant ta détresse intérieure hier soir tandis que tu montais la garde, que j'ai compris la tragédie qui est arrivée à ta famille. Je faisais semblant de dormir et je n'ai pas pu faire autrement que de lire dans tes pensées.
- Tu sais... lire dans les pensées ? lui demanda Ama qui reprit son air impassible, mais qui semblait légèrement désarçonné.
- Entre autres, oui, même si cela me gêne de savoir malgré moi ce que les gens pensent. J'ai découvert cette aptitude quand j'étais enfant et j'ai aussi compris par la suite que je pouvais analyser et décortiquer chaque évènement, chaque éventualité pour en tirer les meilleures solutions. Il m'arrive de voir le futur mais sous forme de séquences saccadées et de manière périodique. Mais seule ma défunte mère était au courant et elle m'avait fait promettre de ne rien dire à personne, même pas à mon père.
Meylani se leva et marcha un peu vers l'ouverture de leur abri.
- A la mort de mon père, mon esprit s'est quelque peu...fermé, reprit-il en regardant la mer, où de grosses vagues allaient terminer leur course en se fracassant contre les rochers au loin. Je n'arrivais plus à maîtriser quoi que ce soit, j'étais plongé dans un état catatonique. Comme si on m'avait envoûté. Je n'ai ainsi pas su prendre mes responsabilités quand il le fallait et les conséquences de ma faiblesse ont été que mon frère ambitieux a pris le pouvoir et pas dans le bon sens. J'ai abandonné mon peuple à son sort et il en subit jusqu'à présent les conséquences.
Ama tourna les poissons dans l'autre sens et alla rejoindre Meylani.
- Raison pour laquelle nous devons remplir notre mission à bien dès à présent et rétablir la vérité. C'était le souhait de ton père. Que tu lui succèdes avec toutes les qualités d'un vrai roi, ce qui n'est pas le cas d'Akissambo. Tu es le roi légitime et le peuple doit le savoir !
- Tu as raison, je dois me ressaisir, dit Meylani avec force. Le peuple a besoin de nous! Espérons juste qu'il ne sera pas trop tard. Nous allons ensemble retrouver nos familles respectives et rétablir les choses comme elles doivent l’être.
Ama sembla brusquement concentré sur quelque chose. Il sortit de leur abri et se rendit sur la plage toute proche pour en avoir le coeur net.
Son ouïe était si développée qu'il pouvait entendre le moindre bruit suspect à des kilomètres. Et ce bruit en question ressemblait à celui de chevaux au galop et qui se rapprochaient dangereusement.
Meylani ressentit également que quelque chose n'allait pas et alla le rejoindre.
- Je pense que nous avons de la compagnie, déclara tout simplement Ama. Je crois que tu sais mieux que moi de qui il s'agit et que ce ne sera pas non plus une partie de plaisir.
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