Une femme, dont le visage lui rappelait quelqu'un, lui tendit les bras pour l'inviter à se blottir contre elle. Il s'agissait de la même femme qui apparaissait dans ses rêves depuis plusieurs mois.

Awilé, perplexe, tenta une nouvelle fois de se rapprocher de l'inconnue, lorsqu'une main la saisit brusquement par le bras. Tandis qu'elle se débattait pour se sortir de cette étreinte, la femme lui dit d'une voix forte :

Awilé ! Suis le cours de l'eau et ta destinée. Réveille-toi ! Réveille-toi ! RÉVEILLE-TOI !

Awilé reprit conscience et ouvrit progressivement les yeux. Elle se redressa non sans quelques difficultés, avant de regarder autour d'elle.

Le sol sablonneux et l'environnement luxuriant des abords du fleuve Mawolo avaient laissé place à un sol argileux blanc et froid, à perte de vue. Des oiseaux noirs, qui déployaient leurs ailes de grande envergure dans un ciel très nuageux, avaient le mérite d'animer quelque peu cet environnement austère.

Awilé fut prise de vertiges et décida raisonnablement de s'asseoir un moment à même le sol, les genoux placés devant elle. Ses yeux se posèrent sur les débris de l'épée enchantée juste à côté d'elle, qui luisaient faiblement. Elle saisit un des morceaux, l'observa sous tous les angles et se rappela au fur et à mesure de la petite bataille qu'elle avait menée contre les Akatys avant de sombrer dans l'inconscience.

Ce qu'elle cherchait à comprendre était de quelle manière elle avait bien pu arriver jusqu'ici. Était-elle toujours à Awalassi ? Ou ailleurs ?

Dans ce cas, avait-elle le pouvoir de se déplacer d'un endroit à un autre ?

Troublée, elle se leva prudemment et se décida à rassembler les morceaux de l'épée dans la bourse en cuir attachée à sa taille et dissimulée sous sa large tunique. Elle entama ensuite une longue marche avec quelques difficultés au départ, avant de se mouvoir de plus en plus rapidement, tout en regardant autour d'elle et en tentant de discerner le moindre signe de vie.

Le ciel crépusculaire commençait à se teinter de noir et à se couvrir d'étoiles. Un petit vent glacial se leva subitement et Awilé commençait à être transie de froid. Elle risquait à long terme de s'effondrer sur place si elle ne trouvait pas rapidement un abri.

Le sol argileux laissa peu à peu place un désert de sable blanc et la pleine lune éclairait l'ensemble du paysage. Awilé put ainsi mieux discerner le chemin, tout en se guidant du mieux qu'elle pouvait avec les étoiles comme le lui avait appris sa tante lorsqu'elle était plus jeune.

Elle entendit subitement des échos de voix dans son esprit, qu'elle tenta de canaliser du mieux qu'elle pouvait.

Se pouvait-il qu'un village se trouvât à proximité ?

Elle accéléra le pas, légèrement ragaillardie par ce maigre espoir. Au fur et à mesure qu'elle avançait, des constructions sommaires en terre cuite se profilaient à la lumière de nombreuses grandes torches plantées à même le sol. Des feux de bois étaient disposés çà et là.

Awilé s'approcha prudemment. Elle ressentit quelque chose de très négatif, un sentiment qui émanait des différents groupes d'individus qui se trouvaient aux abords des feux de camp et des constructions. De jeunes enfants, des femmes et des hommes s'activaient à différents endroits de ce qui semblait être une petite communauté.

L'estomac d'Awilé gargouilla bruyamment, du fait des délicieux effluves provenant de gibiers et de poissons cuits à la broche. Elle entra discrètement dans le camp, en faisant de son mieux pour ne pas se faire remarquer.

Elle avisa un petit groupe assis non loin autour d'un feu de bois. Ce groupe était principalement constitué de femmes et d'enfants en bas-âge et Awilé estima qu'ils ne devaient pas être aussi dangereux qu'ils en avaient l'air.

Avec une légère appréhension, elle se rapprocha d'eux et s'assit silencieusement. Immédiatement, l'une des femmes lui demanda durement, tout en arborant un air mauvais :

• T'es qui, toi ?
• Je...

Encore une de ces filles de riches d'une des provinces du nord ! Elle a intérêt à filer droit sinon je lui fais son compte !

Awilé écarquilla les yeux en lisant sous forme d'échos les pensées hostiles de cette femme, ne se rendant pas compte qu'elle devenait le centre de l'attention générale.

• Hé ! On te cause ! glapit une autre femme, qui tendit son nourrisson à une jeune fille assise juste à côté d'elle. Elle se leva et croisa les bras, l'air furieux.

Awilé prit conscience qu'une partie de la communauté commençait à se rapprocher, avec des visages perplexes et hargneux à la fois. Elle bloqua temporairement son pouvoir de télépathie et avec une courte inspiration, elle lui répondit :

• Je m'appelle Awilé. Je viens de Mawolo et je... je suis en voyage. Je me suis égarée en cours de route et...
• Et qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse? lui rétorqua brutalement la même femme, qui semblait curieusement lui porter une certaine animosité.

Awilé soupira.

• Écoutez, j'ai marché toute la journée et je souhaiterais rien que pour cette nuit profiter un peu de votre hospitalité.
• Et tu crois quoi ? Hein ? Regardez cette idiote qui croit qu'elle peut nous flouer avec son air charmant et sa belle tête ! railla une autre mère de famille, assise non loin.
• Tu veux manger ? s'écria un jeune homme debout à côté d'Awilé. Et ben t'as qu'à faire comme tout le monde ! T'as qu'à aller chasser ou pêcher ! ajouta-t-il avant d'éclater de rire, aussitôt imité par d'autres membres de la communauté.
• Du calme tout le monde, s'écria une voix derrière Awilé.

Cette dernière, qui sentait ses forces l'abandonner, se retourna et vit arriver un homme d'une trentaine d'années, entouré d'une petite escorte, composé de six hommes et d'une femme au visage dur et antipathique. Awilé comprit qu'ils devaient être des mercenaires, vu leur habillement, leur musculature et leur visages patibulaires.

Celui qui semblait être le chef de la communauté et qui venait de prendre la parole avait des scarifications assez complexes sur le visage, avec une dentition parfaite. Il tenait dans sa main droite un poignard prêt à l'emploi.

• Lève-toi, ordonna-t-il à Awilé, qui s'exécuta aussitôt.

Il se mit à tourner autour d'elle, comme une panthère autour de sa proie.

• Tu es très belle, toi, lui murmura-t-il. Pas comme les cruches qui sont ici.

Awilé ressentit une telle hostilité provenant de la majorité des femmes présentes qu'elle en eut presque la nausée.

• Je m'appelle Ako et je suis le chef de cette communauté, se présenta-t-il, tout en la dévorant du regard. Viens, tu seras mon invitée d'honneur, ajouta-t-il en lui montrant du doigt le plus grand feu de bois du clan, à quelques mètres de là.

Awilé aurait en temps normal décliné ce genre de proposition. Mais elle était si affamée et déshydratée qu'elle dût admettre qu'elle n'avait pas trop le choix.

• Très bien. Je te remercie, lui dit-elle en frissonnant légèrement.
• Suis-moi.

Ako lui prit le bras et Awilé ressentit un malaise indescriptible.

• Détends-toi, lui dit Ako, tout en l'invitant à s'asseoir à même le sol, à côté d'un jeune homme qui avait la stature d'un guerrier.

Ce dernier arborait un air revêche et semblait fixer un point invisible en face de lui.

• Malick, fais-lui de la place ! lui aboya Ako.

Le dénommé Malick se trouvait être le jeune homme avec le visage de marbre. Sans enthousiasme, il se décala légèrement sur le côté. Chose curieuse, Awilé ne ressentit rien de particulier par rapport à lui. C'était la première fois que cela lui arrivait pendant qu'elle se concentrait sur quelqu'un.

• Tiens, prends ça, dit Ako en tendant à Awilé une calebasse remplie de cuisses de dinde grillées avec des galettes de mil cuites sur de la pierre. Et donnes t'en à coeur joie ! ajouta-t-il avec un sourire.

Awilé aquiesça avant de croquer dans une cuisse bien juteuse, puis dans une autre. À l'heure actuelle, Awilé aurait été capable de mâcher une semelle en cuir avec délectation, tant la faim la tenaillait.

• Mange doucement, lui murmura Malick, sans pour autant la regarder. Tu vas avoir mal au ventre si tu ingurgites trop de nourriture en si peu de temps.

Awilé, interloquée et la bouche pleine, observa plus attentivement son voisin.

Elle constata qu'il était d'une beauté rare, malgré les scarifications discrètes qui lui striaient le côté gauche du visage. Il devait avoir le même âge qu'elle, si ce n'était un peu plus, malgré sa taille élancée et son corps musclé.

• Tu es originaire d'ici ? lui demanda-t-elle, afin d'entamer la conversation.
• T'as pas à le savoir, lui répondit-il sur un ton bourru, tout en buvant du lait de chèvre dans une petite calebasse.

Awilé n'insista pas mais suivit néanmoins ses conseils. Après avoir mangé trois cuisses et une galette, elle reposa la calebasse. Elle ressentit soudainement une émotion négative émanant de Ako, assis non loin de l'autre côté du feu de bois. Il la déshabillait du regard et Awilé débloqua instinctivement son pouvoir télépathique :

"... et elle sera à moi ! Elle restera ici et m'obéiras comme les autres cruches et elle fera ce que je lui demande ! "

Awilé sursauta et bondit sur ses pieds.

• Tu fais quoi, là ? lui demanda Ako, sur un ton menaçant. Tu vas où comme ça ?
• Je... je dois reprendre ma route, répondit-elle en faisant tout son possible pour masquer son anxiété. Je te remercie pour ton hospitalité Ako, mais je dois...
• Non, non, non, non, non, ma jolie, lui dit Ako sur un ton amusé, tout en se levant pour se rapprocher dangereusement d'elle, suivi de près par son escorte. Tu crois que tu peux décider ici ? Hein ? Tu crois qu’ici on donne à manger et à boire sans aucune contrepartie ?

Awilé regarda Ako sans répondre. Elle n'avait pas de pièces de cuivre sur elle et encore moins le moindre objet qu'elle aurait pu troquer contre un peu de nourriture.

• On peut s'arranger, lui proposa Ako en approchant son visage du sien. Ou bien, tu peux me donner ceci ?

Awilé baissa les yeux et vit qu'Ako tenait entre ses doigts la bourse en cuir contenant les débris de l'épée enchantée.

• Non, lui dit-elle de manière catégorique en reprenant la bourse des mains de Ako. Laisse-moi partir.
• Alors ça, c'est hors de question ! affirma Ako avec un sourire assassin. Je vais t'apprendre, moi, à me dire non !

Il lui saisit brusquement le bras et Awilé le repoussa brutalement. Ako, le visage haineux, était sur le point de lui donner une gifle lorsqu'Awilé para le coup et lui pressa le bras, tout en le fixant du regard. Les yeux de la jeune femme s'illuminèrent instantanément et Ako, les yeux écarquillés de surprise, sentit toutes ses forces l'abandonner.

Il retomba lourdement sur le sol, les yeux ouverts mais sans vie. Awilé retrouva son attitude normale et constata qu'il régnait désormais sur les lieux un silence étourdissant.

Elle vit à ce moment-là le corps d'Ako gisant à ses pieds. Effarée, elle ne comprenait pas comment elle avait pu le tuer. Généralement, lorsqu'elle utilisait ce pouvoir contre quelqu'un, c'était uniquement dans le but de le rendre inconscient ou amenuiser ses forces.

Les mercenaires sortirent des armes tranchantes en tout genre de leurs fourreaux.

• C'est une awoularé ! Elle a tué Ako ! Éliminons-la ! hurla la jeune mercenaire, qui se révéla ainsi être leur cheffe de groupe.

Ils se précipitèrent d'un même élan sur Awilé.

Cette dernière mit son bras devant elle comme pour se protéger et libéra par accident une onde télékinésique, qui propulsa en arrière deux de ses assaillants dont la jeune femme qui avait lancé l'attaque. Ils retombèrent non loin de là, sonnés par l'onde de choc.

Les attaquants furent rejoints aussitôt par d'autres membres de la communauté qui, dans un même cri de rage, s'élancèrent à leur tour vers Awilé. Cette dernière, prise de panique, activa malgré elle une multitude de pouvoirs simultanément. Elle ressentait leurs émotions diverses et variées, tout en essayant, les bras tendus, de repousser de son mieux la plupart des attaquants, de la même manière que précédemment. Elle fut brusquement assaillie par les pensées des mercenaires sous forme d'échos, ce qui la fit chanceler à genoux. Elle plaqua ses mains sur ses tempes, en tentant de canaliser une nouvelle fois son pouvoir télépathique qu'elle avait encore du mal à maîtriser.

Soudain, cinq hommes tombèrent sur le sol en même temps, une flèche plantée dans l'abdomen. Trois autres s'écroulèrent, puis un autre.

• Viens !

Awilé, stupéfaite, leva la tête et vit le dénommé Malick lui tendre la main, l'autre main empoignant un arc ainsi que des flèches aiguisées. Sans hésiter, elle saisit la main tendue du jeune guerrier qui l'entraîna dans une course effrénée. Il se retournait par moment pour décocher des flèches sur leurs assaillants.

Sans jamais manquer sa cible.

• Plus vite ! s'écria Malick. La mer n'est pas loin et nous devons rapidement regagner la plage, où se trouvent des embarcations, avant qu'ils nous rattrapent !
• Je suis... je suis fatigu... fatiguée, haleta-t-elle. Je... J'ai une idée ! Tu peux visualiser l'endroit dont tu parles ?

Malick s'arrêta à son tour de courir, à la fois agacé et intrigué.

• Oui, répondit-il. Pourquoi ?
• Concentre-toi sur cet endroit, lui murmura-t-elle en le regardant dans les yeux, avant de saisir ses tempes avec ses deux mains. Fais-moi confiance, ajouta-t-elle, sans pour autant ouvrir la bouche.

Malick, surpris et quelque peu déstabilisé par l'étendue des pouvoirs de cette jeune femme, s'exécuta néanmoins sans hésiter et ferma les yeux. Ils disparurent aussitôt dans un écran de fumée, à la grande stupéfaction de leurs poursuivants.

La jeune mercenaire, qui était en réalité la sœur d'Ako, tenait encore son poignard et arborait un visage hargneux, en tentant de reprendre son souffle.

Je te retrouverai, maudite awoularé ! Je te pourchasserai où que tu ailles et je saurai venger mon frère.

Et ses promesses, elle était du genre à les tenir.