12.
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Meylani et Ama arrivèrent aux abords du village d'Akachawé. Exténués en raison de leurs efforts répétés pour rester en vie depuis la veille, ils espéraient y trouver un abri et de quoi remplir leurs estomacs vides. Et surtout y retrouver Leyti, l'épouse de Meylani. Ama espérait sincèrement que la source, qui l'avait informé qu'elle se trouvait ici, ne lui avait pas menti.
Le village se trouvait à plusieurs mètres d'une forêt luxuriante et était bordée par un fleuve qui semblait peu profond. Ils descendirent de leurs montures et regardèrent autour d'eux.
Meylani se tint soudainement sur le qui-vive.
- Quelque chose ne va pas ? lui demanda Ama, qui connaissait déjà la réponse.
Le prince garda le silence et observa de loin le village. De longues torches étaient posées à même le sol et il vit de loin des silhouettes assises autour d'un grand feu de bois.
- Je ne sais pourquoi mais il y a quelque chose d'anormal, murmura Meylani en regardant son compagnon. Ils sont beaucoup trop loin et il y a beaucoup trop de monde pour que je puisse analyser quoi que ce soit.
- Je vais essayer d'en savoir plus. Reste ici, je reviens.
Ama, l'épée accrochée à la taille, partit en éclaireur. Il activa son ouïe surdéveloppée tandis qu'il se rapprochait de l'entrée du village. Ceci afin de capter d'éventuelles bribes de phrases qui pourraient lui indiquer la présence d'un danger.
Il entendit un son si mélodieux et si agréable qu'il sourit pour la première fois depuis longtemps. Depuis que sa famille avait été capturée par des marchands et qu'il ne l'avait plus revue depuis. Mais qu'importe, ce qu'il aimait par-dessus tout était le son de cette musique.
Pour la première fois, il se sentit léger et ce son l'attirait tel un aimant. Il ne chercha pas à se débattre et avança de plus en plus rapidement vers le village, en espérant pouvoir éternellement écouter cette musique si particulière.
Meylani, de loin, vit qu'Ama semblait captivé par quelque chose, avant de le voir se précipiter puis entrer dans le village.
Que se passait-il ?
Il tenta d'établir une connexion mentale avec Ama, mais sans succès. Il attendit donc un moment, caché au milieu des feuilles de bananiers. En ne voyant pas Ama revenir, il prit la décision d'y aller à son tour. Il s'avança prudemment et le plus discrètement possible lorsqu'il fut frappé mentalement par le son d'un instrument de musique. Celui d'un violon traditionnel.
Un son hypnotique, comprit-il aussitôt.
Meylani bloqua mentalement son esprit afin de ne pas se laisser envoûter par cette musique qui semblait vivante, car plus il luttait pour s'en défaire, plus le son semblait s'amplifier à l'intérieur de sa tête. Il ferma les yeux et parvint à bloquer temporairement son audition.
En ouvrant les yeux, il fut soulagé de ne plus entendre cette mélodie maléfique, mais également inquiet de ne plus pouvoir anticiper un danger qu'il n'aurait pas su entendre et parer.
Meylani entra dans le village et décida de le parcourir discrètement afin d'accéder au feu de bois. Il prit soin de regarder régulièrement derrière lui, pour éviter de se faire surprendre. À sa grande surprise, la majorité des habitations étaient vides. Et Ama demeurait introuvable, tout comme Leyti.
En s'approchant silencieusement du feu de bois, Meylani comprit aussitôt ce qui n'allait pas.
Des pilleurs allaient et venaient de l'autre côté du village où se trouvaient les réserves et les greniers à mil. Ils ramenaient avec moult agitation sur la place du village des calebasses remplis de sel, de riz, ainsi que diverses céréales et des pagnes tissés. D'autres brigands festoyaient non loin et croquaient dans des cuisses de poulet et du pain de mil, des victuailles sûrement subtilisées dans les habitations.
Meylani tourna la tête de l'autre côté et constata que tous les villageois étaient assis en tailleur devant un grand feu, en dodelinant de la tête comme s'ils étaient en transe. Non loin était assis sur une natte, en face d'eux, un jeune adolescent qui devait avoir une quinzaine d'années. Ses vêtements étaient similaires à ceux des pilleurs et l'expression de son visage semblait mélancolique.
La tête légèrement penchée sur le côté, il tenait entre ses mains un riti, un violon traditionnel africain, qu'il manipulait avec ses doigts fins. Meylani comprit que c'était la musique jouée par le jeune garçon qui exerçait un pouvoir envoûtant sur quiconque avait le malheur de l'écouter.
Étrangement, les pillards ne semblaient pas être sous l'influence de ce son magique, comme s'ils y étaient immunisés, et continuaient leurs méfaits à travers le village. Meylani en déduisit qu'il ne s'agissait pas de brigands ordinaires, étant donné les pouvoirs du jeune garçon.
Il s'agissait de mercenaires akawoussis.
Il chercha du regard Leyti et Ama. Il finit par l'apercevoir au milieu de la foule assise, les genoux relevés devant lui avec les bras posés dessus. L'expression de son visage était extatique.
Par chance, se dit Meylani, les brigands n'avaient pas dû s'apercevoir de la présence de l'ancien chef des armées, auquel cas ils l'auraient probablement tué avant qu'il n'ait eu le temps de s'asseoir.
Le prince réfléchit un instant et décida de neutraliser des brigands dans un premier temps pour ensuite tenter de briser le sortilège musical.
Il crispa son visage, respira profondément et activa son pouvoir d'illusion mentale. Cela requérait une énergie hors du commun, mais il n'avait pas le choix, malgré sa fatigue extrême.
Meylani s'avança vers les pillards sans craindre quoi que ce soit de leur part, car il était désormais devenu invisible aux yeux de tous. Il tendit sa main vers eux et ses yeux s'illuminèrent soudain.
Dormez.
Ils s'effrondrèrent brutalement sur leurs calebasses et le sol sablonneux, les yeux fermés et la bouche entrouverte. Meylani s'assura par télépathie qu'ils étaient tous réellement endormis avant de se tourner vers le jeune garçon, qui avait le dos tourné et qui, par chance, n'avait rien remarqué.
Il désactiva son pouvoir d'illusion et une fois derrière le jeune musicien, Meylani plaça ses mains sur ses tempes. Le jeune musicien se débattit aussitôt. Ce dernier semblait avoir une force mentale inouïe et il avait de plus en plus de mal à le maîtriser.
Le jeune garçon finit néanmoins par lâcher son instrument. Aussitôt, les villageois se regardèrent entre eux, comme réveillés après un long sommeil. Ama bondit sur ses pieds, l'épée en main et aperçut au loin Meylani, étendu sur le sol.
Les villageois, bien qu'étant apeurés et à bout de forces, se mirent à courir et se dispersèrent à travers le village.
- Meylani ! Meylani ! s'écria Ama en tentant de se frayer un chemin à travers la débandade générale. Tu vas bien ?
Il s'accroupit et se pencha sur le prince, allongé à côté du jeune brigand qui avait perdu connaissance.
- C'est moi qui devrait te demander si tu vas bien, lui dit faiblement Meylani, les yeux mi-clos.
- Je vois que tu as encore réussi à combattre le danger par tes propres moyens, murmura Ama, en portant son regards sur les corps inertes des pillards non loin. Je ne sais pas ce qui s'est passé, reprit-il au bout d'un moment. Cette musique était... était...
- C'est un akawoussi, l'interrompit Meylani en lui désignant du regard le jeune garçon. Les brigands le sont aussi, mais ils ne semblent pas avoir de pouvoirs particuliers. Excepté celui d'être immunisés contre ses pouvoirs.
- Qu'est-ce qui te fait dire que ce sont des akawoussis ?
- N'oublie pas, les awoularés n'utilisent pas leur pouvoirs pour faire du mal à autrui. Ce jeune brigand sait produire des sons et de la musique pour envoûter quiconque l'écoute. Ces akawoussis ont dû l'embrigader pour se servir de lui et de son pouvoir particulier. Tout ceci dans le but de piller les villages le long du fleuve et au-delà, sans qu'on leur oppose aucune résistance.
- Je vois. C'est sûrement ce qui s'est passé ici.
- Leyti ne se trouve pas à Akachwé, Ama. Ni aucun membre de sa famille.
Ama dévisagea le prince et ne sut quoi dire.
- Moi je sais où elle est.
Ama et Meylani levèrent les yeux et virent une jeune fille debout près d'eux et qui semblait surgir de nulle part. Elle devait avoir une quinzaine d'années.
- Qui es-tu ? lui demanda Ama. Où sont tes parents ?
- Leyti... elle... elle était ma voisine. Mon père et mes frères sont morts, tués par les Akissians il y a des années. Ma maman est toujours occupée... avec les hommes qui la paient pour... pour leur faire du bien. Leyti et sa sœur Aïda étaient si gentilles avec moi, car elles se sont toujours occupées de moi. C'est pour cela que... que je veux vous aider à les retrouver.
Ama la dévisagea avec une certaine tendresse et Meylani, sans pour autant lire dans ses pensées, comprit qu'elle lui rappelait sa petite fille disparue.
- Les autres... Les autres brigands... Ils ont amenés avec eux les femmes qu'ils jugeaient bonnes à marchander d'après ce que j'ai entendu, reprit la fillette, les larmes aux yeux. Je les ai vu emmener Leyti et Aïda et d'autres femmes du village. Ils... Ils ont parlé de la grande étendue salée, au nord.
- La mer, murmura Meylani.
- Ils doivent être en ce moment au Port d'Akiseba, lui dit Ama. C'est à une demi-journée de route d'ici.
- C'est la pleine lune et avec un peu de chance, nous pourrons y arriver avant l'aube !
- Avec mon pouvoir de vitesse accélérée, c'est possible.
- Amenez-moi avec vous, ne me laissez pas ici ! supplia la jeune fille, les yeux remplis de larmes.
- Comment t'appelles-tu ? lui demanda Ama.
- Ajané, répondit-elle.
Des larmes coulèrent sur ses joues et Ama les essuya avec sa main.
- Ajané, où est ta mère ? lui demanda-t-il d'une voix douce.
- Les... Les hommes... Les brigands l'ont emmené avec eux, en même temps que Leyti et les autres femmes, parvint-elle à dire, en reniflant bruyamment.
Ama et Meylani se regardèrent sans mot dire. Le prince, par prudence, analysa mentalement l'esprit de la fillette et fut soulagé de voir qu'elle disait la vérité.
- Nous devrions l'emmener avec nous, finit-il par dire. Notre voyage est dangereux, certes, mais elle risque d'être à la merci de n'importe qui si on la laisse toute seule ici. Je pensais également à faire en sorte que ces mercenaires ne nuisent plus à quiconque.
- Tu as raison. Nous devrions aussi l'emmener avec nous, renchérit Ama, en désignant de la tête le jeune musicien akawoussi.
- Effectivement, il pourrait nous être utile, dit Meylani. Ainsi que son instrument.
Son visage se crispa soudain et il eut du mal à déglutir.
- Tu dois être déshydraté, opina Ama en le fixant du regard. Nous devrions nous sustenter avant de quitter le village et...
- Maman avait gardé du gibier, de l'eau douce et quelques vivres ! Je peux vous montrer notre grenier à mil, là où elle les conserve, proposa Ajané. J'ai également gardé la grosse bourse comportant les plantes magiques de Leyti, car elle m'avait fait promettre de la garder précieusement, reprit-elle, sous les yeux écarquillés de ses interlocuteurs. Et elle m'avait aussi montré comment les utiliser.
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