Dans la peau de... ?
Il fait nuit. Il fait frais. La lune est bien ronde. J'entends des moustiques voler autour de moi. Je vois deux lapins, au fond du jardin, qui passent sous le grillage. Je m'approche. Un crapaud crôasse, un hibou lui répond. Dans le plus grand silence, je longe la clôture. Très vite, j'arrive près du muret, tout au bout du terrain. A travers les plantes sauvages, je les distingue en train de me fixer, la bouche pleine de chou et de laitue. Je les aurai la prochaine fois, c'est certain.
J'habite à la campagne, dans une maison près d'un fleuve. Ma mère et moi vivons ici depuis deux ans, car la vie urbaine ne me convenait plus. Être enfermé entre quatre murs, à regarder les gens déambuler sans but dans la rue, dans les gaz de la ville, ça me rendait fou. J'avais commencé par courir pour me défouler, mais l'exercice a aussi ses limites. A la maison, je cassais la vaisselle, j'arrachais les rideaux. Une véritable boule de nerfs poussée à bout. D'où le déménagement.
Crôassement, hululement. Je remonte vers la terrasse. Je passe près du puits : je sais que le crapaud n'est pas loin, mais je ne l'ai encore jamais vu. Peu importe. Je travaille de nuit, je suis dans la sécurité. Gardiennage, contrôle d'accès, surveillance essentiellement. Il m'arrive d'avoir à faire régner l'ordre par la force mais c'est rare. Mère nature a bien fait les choses : j'ai un petit côté d'intimidant. Le recours à la violence est souvent évité.
La lumière de la cuisine s'allume. Il doit être six heures. J'ai pris l'habitude de faire un tour du jardin avant de rentrer prendre le petit-déjeuner. Comme d'habitude, lorsque la lumière s'allume, c'est le hibou qui hulule en premier, et le crapaud qui vient après. Je me demande s'ils se parlent vraiment. Le tour du jardin effectué, je vais à la cuisine. En me voyant arriver, ma mère ouvre la porte.
"Bonjour Azur, ça va ?
- Bien, un peu fatigué."
Je n'aime pas vraiment mon nom. Azur. Ma mère était peu inspirée à ma naissance, alors comme j'ai les yeux bleu clair, elle n'a pas cherché plus loin. Enfin, ce n'est pas handicapant. Le petit-déjeuner est servi. Je commence sans elle, qui finit de préparer son horrible café corsé. Ma mère travaille beaucoup, elle est médecin urgentiste. Réveillée tôt, couchée tard. On ne se voit plus souvent depuis le déménagement. Le repas se fait dans le silence, sans compter le ballon d'eau chaude qui se remplit lentement, à quelques pièces de la cuisine, et cette vilaine mouche qui bourdonne d'on-ne-sait-où depuis plusieurs jours.
Je m'allonge sur le canapé. J'ai toujours détesté les lits, trop mous. Le salon est la seule pièce de la maison avec une vue d'ensemble sur l'extérieur. Déformation professionnelle. Avant de partir travailler, ma mère m'embrasse sur le front.
"Ne dors pas toute la journée, mon loulou, d'accord ?"
Elle n'attend pas vraiment de réponse. Une bonne nuit réparatrice, sans rêve, quelques heures de sommeil et je suis opérationnel. Le soleil est déjà au-dessus de la maison. Mi-journée. Ma mère fait une fixation sur le temps qui passe, si bien que je n'ai jamais vu une seule horloge, une seule montre chez nous. Il n'y a que son téléphone, qui ne sonne qu'une fois le matin pour qu'elle se lève. Même pour moi, le temps a un côté très abstrait.
Comme j'ai un peu faim, je me retrouve sans réfléchir dans la cuisine. Ma mère m'a déjà tout préparé. C'est tous les jours la même chose, je n'ai qu'à me servir. Ça fait bien longtemps que je n'ai pas vu l'intérieur du réfrigérateur. Peu importe. Je mange et retourne dans le salon, près de la fenêtre. Il y a des pies qui volent nos prunes. Tant mieux, je n'aime pas ça. Derrière les arbres, quelques voitures passent à grande vitesse. On habite à la sortie d'une petite ville, les gens ne font pas attention à leur vitesse. Je sors.
Le ciel est bleu. Il fait chaud. Le soleil brille fort. J'entends des abeilles dans le parterre de fleurs, à côté de l'entrée. Je vais sur la terrasse, m'allonger sur mon transat pour prendre un bain de soleil. J'ai tellement peu la notion du temps que je me dore la pilule pendant deux bonnes heures avant d'être réveillé en sursaut. Il y a du bruit dans le jardin, que je ne reconnais pas. Ou plutôt que je reconnais, mais qui n'est pas le bienvenu. Je me rend silencieusement à la serre.
La structure a un trou à l'arrière, qui permet à n'importe quel animal de s'introduire. Mais plus gros qu'un lapin, et un petit bout de bois cogne contre l'arrosoir en aluminium de ma mère. C'est ça que j'ai entendu. Et ça veut surtout dire que les lapins sont de retour. Je me positionne à l'extérieur. Entrer les fera paniquer, je ne veux pas risquer de voir le potager saccagé par de simples lapins, et ils pourraient fuir. Mon métier m'a appris que dans ce genre de situation, il faut tendre une embuscade. Avant ça, je jette un oeil à l'intérieur : les deux lapins sont là. Mais cette fois, je suis prêt. Ne reste qu'à attendre qu'ils sortent.
Je m'assois sur une souche, juste à côté. Le premier pointe le bout de son nez rapidement, en laissant son caramade derrière lui. Le deuxième sera donc ma victime. Lorsqu'il sort, encore en train de mastiquer une branche de chou, je n'attend pas une seconde pour lui sauter dessus. Il bondit en avant : il est vif, mais moi aussi. Après quelques enjambées, je l'attrape par les flancs et l'arrête dans sa course. Vol terminé, coupable arrêté. Il se débat un peu, mais rapidement il n'émet plus aucune protestation. Je le ramène sur la terrasse, à côté du transat, où j'attend patiemment le retour de ma mère. Le soleil se couche derrière la maison du voisin lorsqu'elle rentre.
"Attend, un lapin cette fois ? Tu es incroyable...
- Il vole dans ton potager, je lui ai donné une bonne lecçon.
- Arrête de miauler comme ça, monsieur Chat !"
Elle rit. Après un tour dans la cuisine, elle me ramène une petite assiette de pâté. Mon plat préféré, contre un lapin. Franchement. J'aime mon métier.
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