La confession du futur saint
Le moine qui l’a accueilli à l’entrée vient le chercher. Domenico ne sait pas pourquoi, mais sa tête lui donne envie de le titiller. Même sa tonsure est étrange… Tous ces cheveux qui repoussent au milieu ! Quelle honte ! Il garde cependant son sérieux et le suit sans faire de remarque.
Le moine l’entraine dans un dédale de chemins qui s’enfoncent de plus en plus au sein du Monastère. Plusieurs lourdes portes en bois sont ouvertes, chaque fois avec une clé différente. Ils descendent aussi plusieurs escaliers. Le Pieux vivrait-il dans les entrailles de la terre ? En tous cas, chaque porte est gardée par un moine différent qui regarde Domenico avec beaucoup de méfiance. Plusieurs fois, il est fouillé.
« Vous savez que vos collègues au-dessus m’ont déjà fouillé ? Je n’ai que mes parchemins et mon écritoire sur moi ! On dirait que ça vous fait plaisir de me tripoter… Vils coquins ! »
Le moine à qui il dit ça lui jette un regard noir, mais le laisse passer quand même… Et voilà Domenico qui pousse la dernière porte. Son guide lui fait signe qu’ils sont arrivés à destination et qu’il doit entrer, seul. Le romain pénètre dans une grande pièce dont les murs de pierre donnent une impression de fraicheur forte. Il se dit que le froid conserve, ça doit être pour ça que Roger le Pieux s’est réfugié là… Dans la pénombre à peine troublée par la lumière d’une unique chandelle, Domenico ne voit pas grand-chose.
« Il y a quelqu’un ? On m’a demandé de venir prendre la confession d’un Pieux ? »
Un souffle un peu rauque lui répond. Il devine une ombre couchée sur le lit… Il s’approche et découvre un vieillard d’au moins 80 ans… Un moribond plus qu’un homme… Il respire difficilement et Domenico se demande s’il ne devrait pas aller chercher de l’aide… Mais un murmure l’en empêche :
« Je ne suis pas encore mort, Domenico… Tu as bien grandi depuis que ta grand-mère t’a présenté à moi… »
Domenico n’en revient pas. Le futur Saint connait son nom et il l’a déjà rencontré !
« Oui, Messire le Pieux… J’ai en effet grandi car je ne me souviens pas vous avoir déjà vu… »
« Oh non, tu n’étais qu’un petit enfant de 6 ou 7 ans… Mais déjà espiègle… Tu n’as pas beaucoup changé sur le caractère… Enfin… Tu étais venu au moment où j’ai décidé de rejoindre l’Eglise… Ta grand-mère a essayé de m’en dissuader… Mais je suis resté ferme sur ma décision… »
Une quinte de toux l’interrompt. Domenico se dit qu’il va assister à la mort d’un futur saint, mais le vieillard se remet.
« Pourquoi ma grand-mère voulait-elle vous dissuader de devenir un saint ? »
« Parce qu’elle m’aimait, Domenico… J’étais un bel homme à l’époque… Mais j’ai rencontré Dieu… Et j’ai fait le choix de l’Eglise plutôt que de la chair… Si tu savais ce que je le regrette aujourd’hui… »
Domenico qui s’est installé sur une chaise près de la chandelle prend des notes. Il n’en revient pas de ce que lui dit déjà le vieil homme.
« Vous regrettez d’avoir rencontré Dieu ? »
Le gisant émet un petit bruit qui ressemble à un ricanement.
« Mais non, idiot, je regrette de ne pas avoir profité de ta grand-mère ! J’aurais pu la consoler après la mort de ton grand-père, et je ne l’ai jamais touchée… Le plus grand regret de ma vie… »
Domenico ne sait pas comment il doit prendre cette confession. L’homme continue.
« Ah qu’elle était belle et désirable pourtant… On avait grandi ensemble, tu sais ? Elle et moi, on s’était promis l’un à l’autre… On devait se marier… J’étais alors le plus heureux des jeunes hommes… Et puis, un petit con est venu d’un autre village. Oh il était beau avec sa belle chevelure blonde… Jamais je n’aurais cru que celle que j’aimais cèderait à ses avances… Mais elle n’a pas su résister… »
« Vous ne pensez pas que c’était la volonté divine afin de vous permettre de vivre une vie de sainteté ? »
Nouveau ricanement étouffé de Roger, suivi d’une nouvelle quinte de toux.
« Si j’ai vécu cette vie de sainteté, c’est parce que j’ai commis le plus grand des péchés à cette époque-là ! »
Domenico est vraiment inquiet devant le manque de souffle du vieil homme et les souffles qu’il entend dans sa voix qui se fait de plus en plus caverneuse.
« Vous êtes sûr que ça va ? »
« Laisse-moi finir ce que j’ai à dire. Il ne me reste plus longtemps à vivre… Tu décideras si tu transmets ça aux éminences de Rome ou pas. Comme ça concerne ta famille, tu verras ce que tu en fais… »
« Votre sainteté concerne ma famille ? »
« Oui… J’aimais ta grand-mère comme un fou… Et ton grand-père me l’a volée. »
« Et ce péché que vous avez commis alors, c’est quoi ? Le péché de luxure ? De colère ? »
« oh non… Bien pire… »
Le vieillard se remet à tousser. Domenico a l’impression qu’il sera mort avant la fin de sa confession… Il attend que la toux se calme et laisse Roger continuer à son rythme.
« Je me suis enfui dans la montagne… C’est là où j’ai soi-disant rencontré Dieu… Ah la bonne blague… J’étais juste tellement en colère et je ne voulais pas assister au mariage de ma bienaimée… »
« Vous voulez que je note tout ça ? »
« Fais comme tu veux… Ton grand-père a brisé ma vie. Il m’a volé mon amour. Il a ruiné ma vie… Il a fait de moi ce pauvre vieux que je suis aujourd’hui… Je le hais… »
« Mais mon grand-père est mort dans un accident juste après la naissance de ma mère… Pourquoi n’avez-vous pas profité de ça pour revenir avec ma grand-mère ? »
« Parce que je la dégoutais… Il n’y a pas eu d’accident… C’est moi qui ai poussé ton grand-père sous les roues de la charrette… Sous les yeux de ton aïeule… Elle m’a vu le faire… Et elle m’a dit qu’elle me maudirait jusqu’à la fin de ma vie ! Elle m’a fait tellement peur que j’ai décidé de ne plus jamais commettre la moindre faute, de peur d’attirer la colère divine sur moi… Je suis devenu un saint car je suis un meurtrier, Domenico… Voilà l’horrible vérité… »
Domenico reste un instant silencieux…
« Mais pourquoi n’a-t-elle rien dit alors ? »
« Parce qu’elle m’aimait encore un peu… Par respect pour tout l’amour que nous avions partagé… »
Domenico se lève, un peu sous le choc de ces révélations.
« Que dois-je faire de ces révélations ? Si j’en informe Rome, vous ne serez jamais un Saint… »
« Fais comme bon te semble… Moi, je vais mourir. L’avenir ne m’intéresse plus… J’espère que ma vie sans un seul péché pourra absoudre ce crime originel… Et prends ça, c’est un souvenir de ta grand-mère. »
Le vieil homme lui tend alors un petit anneau que Domenico prend avant de sortir.
Revenu dans le cloitre, il demande du papier et prépare sa réponse pour Rome :
« Votre Sainteté,
J’ai rencontré Roger le Pieux. Il m’a avoué avoir aimé une femme qui l’a rejeté. C’est à ce moment là qu’il a fait le choix de vivre comme un saint. Il m’a indiqué que sa vie avait été remplie de la présence divine, mais qu’il avait toujours pensé à cette femme. Rien ne remet en cause sa vie pieuse à part cette tentation toujours présente. Mais n’est-ce pas le lot de chacun de nous mortels ? Je vous ramène un rapport détaillé à mon retour à Rome.
Votre dévoué Serviteur,
Domenico Scribus. »
Il scelle le parchemin et le confie au moine pour le transmettre à Rome.
Sur le chemin qui l’éloigne du petit monastère perdu, Domenico joue avec l’anneau de sa grand-mère en réfléchissant à ce que lui a dit le saint. Son amour toujours présent pour la femme qu’il a aimée a tellement ému Domenico qu’il n’a pas voulu ruiner les espoirs de sainteté du vieil homme. Un amour si pur et si résistant est en lui seul le témoin du caractère exceptionnel de Roger le Pieux.
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