L'Expansion
Je bute contre ses jambes. Mo’o râle, puis tend une main derrière elle pour me rassurer. Ce n’était pas la peine, j’ai l’habitude de ses arrêts intempestifs. La coursive est étroite, j’insère ma truffe en repoussant sa hanche. C’est bien ce qu’il m’avait semblé, encore un qui refroidit, et toujours cette odeur affolante de plume faisane. Mes pattes en tremblent. L’instinct de la chasse me submerge. Mo’o en est consciente, elle refuse de me céder le passage et m’oblige à rester derrière elle. Elle m’attrape fermement par le collier alors que je n’ai qu’une idée : plonger tous mes capteurs olfactifs dans la masse qui git le long de la cloison. Je veux voir ces effluves qui me rendent fou. Je veux les voir, je veux, je veux. Mais Mo’o décide, et Mo’o a toujours le dernier mot. Et pas qu’avec moi. « Mo’orea, qu’ils lui disent, t’es pas facile… » Et, souvent, ils ajoutent « c’est pour ça qu’on t’aime ! » Elle leur tire la langue, ça doit lui faire chaud au cœur, mais c’est moi qui l’accompagne toujours dans la chambre à coucher.
Aux portes de la capitainerie, j’ai recouvré le contrôle. Nous traversons le grand hall aux reflets d’ambre, presque désert. Je sens la morosité ambiante, ici encore plus prégnante qu’ailleurs. D’habitude la place grouille de vie, de poussières, de cris, de conversations, du bruit des caddys autoporteurs, d’annonces par haut-parleur, de bips, de voix murmures des assistants IA, de parfums de toutes sortes, huiles de graissage, tissus empreintés d'odeurs, lessive, nourriture, microcircuits en surchauffe, émois corporels, cheveux fleurant les prairies, l’océan, ou plus souvent la piscine. Des volets sont baissés, les bureaux d’accueil silencieux, à peine éclairés. On entend clairement nos pas. Mo’o s’engage dans le secteur du Q.G. La pièce des grands jours nous est ouverte. Là, faut être sérieux, j’encadre la gauche de Mo’o, marchant au plus près d’elle, la cadence fixée par son index qui pointe le sol. Quand l’index s’appliquera brusquement contre sa jambe, que Mo’o s’arrêtera, rigide dans son salut, je m’assiérai bien droit à son côté. La pièce des grands jours est pleine de convenances un peu bizarres. Toutefois, y venir est la plupart du temps l’annonce d’une mission. Et qui dit mission, dit découvertes, plaisirs et détente en perspective. S’il faut s’asseoir pour ça, pas de problème, je m’assieds, et je reste sage en faisant semblant de ne rien comprendre. Je ne suis qu’un chien, dernier grade du bataillon.
Quand j’entends « repos », je m’affale sur le sol. Je raffole de ce sol. Deux étages en dessous se trouvent les turbines qui lancent l’anneau gravitationnel de l’Expansion. Les vibrations remontent jusqu’ici et bercent mes langueurs monotones. J’en ferme les yeux de jouissance et n’écoute que distraitement ce qui s’échange au-dessus de moi. Plusieurs fois revient « Væros », le nom de la nouvelle planète que le vaisseau-cité survole depuis deux mois à des hauteurs et des vitesses variables, puis, tout un laïus avec « langage ». La planète parlerait, au dire du chef. Des ondes parfois structurées, indéchiffrables, fondues dans les vents violents des immenses plaines væriennes. Rien de sûr. Ils attendent les conclusions de Pete Klonsy. Un type dégageant une peur latente que je fuis, sinon je lui sauterais dessus rien que pour le calmer. Je n’arrive pas à savoir s’il se méfie de moi, s’il craint les animaux, ou s’il a tout le temps peur de tout. Or, qui a peur n’a pas la conscience tranquille, c’est un principe de base et un bon indicateur de vérité. Dès qu’il approche, je garde un œil sur lui comme une sage précaution. D’ailleurs, quand on parle du loup… Je me redresse, sur le qui-vive. Ce bon vieux Pete fait un bond nerveux. Sa peur devient carrément acide, accrue par une excitation inhabituelle. Ses mots se précipitent dans sa bouche. Je ne comprends pas grand-chose. Il sort un graphique en 3D de son officemob. Le chef est très intéressé, son assistant aussi. Même Mo’o s’approche. Je surveille attentivement le groupe. Il peut sortir n’importe quoi des officemob. C’est grand comme une croquette, mais ça envoie des tonnes d’images, du son, et j’en ai déjà vu matérialiser des gaz mauvais qui rendaient les mêmes conclusions que les odeurs faisanes. Je m’inquiète un peu pour Mo’o, tout en la sachant très réactive.
« La planète parle ». Le chef répète derrière Klonsy et Klonsy reprend l’antienne. Mo’o essaie de comprendre, les yeux rivés sur les graphiques. Ça n’a pas l’air clair pour tout le monde. D’ailleurs le chef lance en réponse aux interrogations de Mo’o « On ne sait pas ce qu’elle dit. Klonsy, décortiquez-moi ça, passez-y vos nuits s’il le faut ! ». Le chef est un irresponsable, Klonsy sera encore plus puant s’il lui met la pression. Puis dans un silence claque la phrase magique « Mo’orea, prenez deux hommes. Vous débarquez dans quatre heures. Trouvez ce qui émet ces ondes. Et n’oubliez pas le chien ! ». Au moment de nous renvoyer, le chef secoue la tête et annonce « Ah, Bill Porte est mort ». Mo’o hoche du menton sans un mot. Ça me revient. La masse dans la coursive. Derrière l’odeur de faisan, il y avait une fragrance familière. J’aimais bien Bill Porte, il me refilait tous ses cookies.
Je ne comprends pas les humains. Il y a eu pas mal de morts depuis qu’on a approché Væros, et le chef, au lieu de défendre l’Expansion contre l’attaque étrangère, ne pense qu’à dialoguer avec des sauvages. C’est comme ça que j’analyse la situation. Mais j’ai l’impression que les humains n’ont pas tout capté, qu’ils croient que c’est un microbe qui tue, une maladie qu’ils ne connaissent pas, non pas quelque chose issu d’une volonté. De plus, ils n’imaginent l’intelligence que derrière un mode de communication auditif à leur portée. Ils ont oublié la parole dans le mouvement, l’avertissement dans l’odeur, l’indication dans la couleur, tous ces autres modes qu’ils jugent primitifs, et qui ont pourtant en commun un langage universel.
à suivre
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