Aux noms de l'opéra et l'espace

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- Bien ! Écoutez-tous ! Nous partons aux confins de la nébuleuse de Laomédion ! En son cœur solaire, demeure la souche primordiale. Il n’y aura sans doute pas de trajet retour. Soyez donc pré…

- Capitaine ! Il y en a qui dégueulent par-dessus bord !

Reyes s’interrompt. Debout sur une caisse de poudre éthérée afin d’assoir sa relative supériorité depuis le gaillard avant, il constate, consterné, que les nouveaux dépravés du goulot encaissent effectivement mal le roulis spatial. Dix minutes que le vaisseau s’est élevé vers les étoiles et déjà, les nouveaux effectifs appellent le grand Raoul.

- On dirait qu’notre philosophe a pas l’même pesanteur que son blabla, ricane Anorax, couvert de bandages.

Les vétérans s’esclaffent et le capitaine fait silence.

- Vos gueules ! Pied spatial ou pas, quiche ou non, nous sommes de toute façon partis ! Vous vous êtes déjà bien défoulés avant d’avoir quitté les eaux, donc je ne veux pas entendre le début d’un quolibet sur ce pont, est-ce clair ?!

Mouchés, beaucoup hochent la tête, silencieux. Quelques-uns, dont Anorax, soupirent. Le capitaine Reyes conclut :

- Bien ! Maintenant à vos postes !

Jasper siffle le branle-bas de voyage et tous s’affairent entre mécanique et cordages. La plupart digèrent dix ans de labeur à bord du Layor, autant dire qu’ils en connaissent les moindres rouages.

Ancienne fierté de l’amirauté, celui qui fut jadis son léviathan armé, offre une bien triste prestance aux regards profanes des astronomes. Sans aller jusqu’à parler de casserole céleste, il est difficile de formuler une once de lyrisme en apercevant sa silhouette cabossée parmi les astéroïdes.

Autrefois effilé et gracile, le Layor s’approche à présent davantage d’un navire-poubelle ébauché par un babouin manchot, qu’un mélange baroque d’une caravelle et d’un croiseur intersidéral. Sa voile solaire, reprisée au petit bonheur la gaffe, claque au-dessus du pont à la moindre embardée, pendant qu’en-dessous, l’intégrité métallique de la coque crisse et grince de manière sinistre.

Il n’en a pas fallu plus pour faire quicher même les mousses les plus chevronnés, qui par le seau et la raclette, épongent maintenant le pont en compagnie d’une brochette de fieffés gredins. Cependant, ce tumultueux départ n’entache guère l’ambiance chaleureuse à bord du navire. Fort d’un équipage plus bariolé qu’une toile de Picasso, il faut bien plus qu’un crachin de météores ou la fin du monde, pour altérer l’atmosphère distractive cambrant les entrailles du Layor.

Et Reyes n’en est pas peu fier.

En chemin vers la cabine de navigation, une silhouette accroche son regard. Loin d’avoir régurgité l’hydracool bas de gamme, qu’on avait tenté de lui offrir peu avant le départ, Solo est appuyé sur le bastingage et goute pour la première fois au baiser simulé des nébuleuses. Ancré jusqu’alors sur les mers et les terres de contrées lointaines, ce nouveau plongeon vers l’inconnu lui évoque quelque ancienne mésaventure, dont il frissonne encore.

Tant de calme et de retenu au milieu de ce zoo gesticulant, arrête le capitaine. S’il met de côté les guenilles, cet homme détonne avec toutes les recrues qu’il a l’habitude de croiser.

- Toi ! l’interpelle-t-il. Qui es-tu ?

- Juste un voyageur sans attache, capitaine, répond Solo en se tournant.

- Et d’où viens-tu exactement, voyageur ?

- D’un monde et d’une époque qui ne sont vôtres. Vous devriez redresser la barre ou corriger la trajectoire. Nous fonçons droit sur pic rocheux. Douze degrés nord devraient suffire.

- Ne me donne pas d’ordre matelot ! rétorque Reyes, avant d’ajouter, après un court silence : Attends un peu, tu sais naviguer ?

- Entre autres choses. Il fut un temps où je me tenais à votre place… capitaine.

- Je vois… Qu’est-il arrivé ?

- La mer, un naufrage et la disparition de mon équipage.

- Navré…

- Ne le soyez pas. Il n’y a guère de salut pour une âme esseulée comme la mienne. Ce n’est qu’un juste retour de trique, après une existence passée à vouloir marquer l’Histoire de mon nom.

Reyes hoche la tête. Sans l’admettre, il se reconnait plus en cet homme débauché d’un troquet paumé, qu’en trente têtes de pioche de son équipage. D’un geste, il l’invite à le suivre vers la timonerie. Une telle personnalité, ne doit se rabaisser à récurer les chiques du pont.

Dans la cabine, les fantômes des étoiles défilent, effleurent les parois transparentes de leur rayonnement cancérigène. Sans égard au spectacle dont il est coutumier depuis des lustres, le Reyes va se poser derrière son large panneau de commande chromé.

Solo reste debout, parcourant rapidement la pièce du regard. À l’instar du Layor, c’est là encore un indicible mélange de neuf et d’ancien, où copulent sans discernement, boiseries victoriennes et titane martien, auxquels s’ajoutent les gouts personnels du capitaine. Ainsi en tendant l’oreille, tout visiteur peut entendre résonner, comme un vinyle rayé, les relents d’une habanera française.

- Puisque tu sais parler, lire, écrire et j’espère ne pas faire la nique à mon statut, alors tu seras mon cartographe, déclare Reyes sitôt assis. L’amiral a cru de bon ton de m’envoyer son neveu, une sorte de poète à deux credits plutonien, qui me serine les oreilles tous les matins de chroniques ampoulés. Moi je suis dans le concret et l’utilitaire. Si tu ne mens pas…

- Je ne mens pas.

- … alors tu vas coucher sur la tablette toute notre expédition. Si nous échouons, nous mourrons. Cependant, les prochaines générations ou des gardiens de passage pourront peut-être mener une contre-attaque.

- Question, mon capitaine, dit Solo, une main levée. Quelle est cette fameuse “expédition” ?

- Évidemment, personne ne vous a…

CRRRIIIIIC

Ce qui est évident, c’est qu’à force de parler, parloter et pérorer, on en oublie de rectifier le cap. Aussi ce qui devait arriver, arrive et un énorme astéroïde vient se frotter la panse contre la coque. Le bouclier déflecteur encaisse le gros de l’impact, mais des fragments viennent crevasser le faux-pont.

- Tonnerre ! jure Reyes en se ruant sur le vrai pont. Sortez les automates ! Allez plus vite que ç…

- On a déjà donné l’ordre, capitaine, soupire Jasper insensible à l’agitation l’entourant.

- Que dites-vous ?

Le second ne répond pas, les yeux rivés sur sa tablette de commande. Sur l’image grésillante, des androïdes oxydés s’affairent sur les brèches à grands renforts d’étincelles. Moins d’une dizaine de secondes plus tard, il n’y parait presque plus. Les nouvelles traces de soudure se confondent avec la centaine d’autre scarifiant la coque.

Reyes soupire. Ils ont peut-être perdu quelques jouvenceaux du ratafia, mais le navire est sauf. Pour les détails, il fera l’inventaire plus tard, sauf si Jasper ou Jefferson l’auront devancé.

- Bon travail, comme d’habitude, dit Reyes d’une tape dans le dos à son second. Je compte sur vous pour calmer l’équipage, pendant que je fignole deux-trois points dans ma cabine.

- À vrai dire, capitaine… je pense que l’on va avoir besoin de vous sous peu, déclare prudemment Jasper.

- Plaît-il ?

Pour toute réponse, le second indique du menton les profondeurs de la voie lactée. Reyes suit son regard. Soit une grappe d’étoiles se prend à jouer les colibris, soit une escadrille mal léchée se dirige vers eux. Il penche pour la deuxième option et sourit.

D’un mouvement vif, il tire son sabre.

Une bien belle arme d’ailleurs. Hors du fourreau, la lame sombre et plate, émet un rayonnement particulier que bien des membres d’équipage un peu trop curieux ont parfois eu la mauvaise idée d’effleurer des doigts. Le chef cuistot est le seul encore en vie, quoiqu'ayant troqué sa main droite pour une pince de langouste hypertrophiée.

Ces considérations esthétiques posées, Reyes balaie toute amorce poétique d’une interpellation générale brute de pomme :

- AUX ARMES ! Sortez-vous les doigts de la schnouf et attrapez de quoi vous défendre ! Des pirates nous foncent dessus ! Jefferson ! Secoue-moi ces trouillards !

Le second ne se fait pas prier, fourrant ici un sabre, là une pétoire entre les mains tremblantes de plusieurs hères au bout du rouleau. Une paire de gifles supplémentaires purge tout espoir de croisière grisante à travers l’espace, pour nombre de nouvelles têtes véreuses.

Les frégates, elles, se rapprochent. Le sourire de Reyes s’élargit, à l’instar des deux tiers des vétérans. Enfin ! Rien de mieux qu’une percée dans le gigot pour unir tout nouvel équipage…

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