Quand il faut y aller...
Le Layor file à travers l’espace.
Fraichement retapé, fort de tous ses mâts, d’une voilure flambant neuve et d’un équipage dégrisé, le navire dépasse avec aisance les dépouilles de supernovas mourantes, glisse dans le vide sidéral. Enfin, il peut montrer son potentiel d’antan.
Hélas, le temps de briller est passé. À présent, le P.L.O.C. mène la danse.
Sobrement baptisé Léviathan, l’immense vaisseau amiral étrille les étoiles, absorbant les froids rayons stellaires de sa coque obsidienne, bardée de canons et d’armes lourdes. Quatre mats photogammas, une dizaine d’étages, un monstrueux éperon électromagnétique… une aberration militaire. Personne, depuis qu’ils ont abandonné les vapeurs de Lunanus, n’a osé sans prendre à l’armada.
Bien mal leur en prendrait. En plus du Léviathan, cinq corvettes composent ses rangs. Trois galions interstellaires, une frégate de combat oblong et le Layor. Le pauvre navire accuse du poids des âges, ainsi affiché dans les rangs des vaisseaux dernier cri.
Mais dans la timonerie, Jasper préfère ne pas trop y penser. Il a déjà suffisamment à faire et n’avait certainement pas signé pour ça. Les yeux épuisés braqués sur la table des cartes, il ne peut qu’observer, impuissant, leur destination finale se rapprocher.
Derrière lui, Nimrod, réhabilité, ronge son frein. Le navigateur n’aime pas cette nouvelle version du Layor, pas plus qu’il n’apprécie la sobriété maladive de l’équipage, serti de nouveaux membres dépêchés par l’amiral. “Une simple mesure de sécurité”, selon ses dires.
Mouais… Plutôt une manière de veiller au grain sur ses subalternes. Il faut les voir ses “mesures de sécurité sur pattes”. Les parfaits petits soldats endoctrinés, qui, dans l’ombre des ponts inférieurs, se laissent déflorer. Quelle “sécurité”, c’est sûr… D’ailleurs…
Le Layor fait un brusque écart sur tribord, menaçant d’emplafonner le galion le plus proche.
- Oh là ! glapit Jasper. Ça va pas la tête, Nimrod ?
- Désolé, capitaine, réplique ce-dernier, insistant bien sur le “capitaine”. C’est juste un coup de vent.
- Un coup de vent, mon c…
- Ici le Colombo pour le Layor, crachote une voix depuis le haut-parleur placé au centre de la table ; une nouveauté ça aussi, installée sur ordre de l’amiral pour faciliter les communications entre officiers. Que diable faites-vous capitaine Jasper ? Vous avez failli nous percuter !
- C’est… Ce n’est rien. Rien qu’un moment de fatigue de mon navigateur. Cela ne se reproduira plus.
- Vous avez tout intérêt.
Le signal se coupe. Jasper manque d’envoyer voler la table. C’est une chose que d’être nommé capitaine, s’en est une autre d’en assoir le respect. Furibard, il se retourne vers Nimrod, qui n’a pas bougé, indifférent.
- Vous ! Vous me faites encore une fois un coup pareil et…
- Laissez-moi deviner, vous allez me lancer par dessus bord ? Ou m’enfermer avec le capitaine ?
- JE suis le capitaine ! Et vous allez m’obéir !
- À vos ordres… capitaine, sourit Nimrod.
- Remettez vos lunettes !
Le navigateur obtempère, trop heureux de permuter points noirs et trous noirs. Dans l’espace au moins, personne ne viendra l’emmerder.
Dans les coursives du vaisseau, l’ambiance est morose. Exit le festival des liqueurs et le fourbi magnanime, place à la rigueur et au vernis de chasteté. Le rococo ubuesque s’est paré d’un manteau cendré, cloisonnant les membres d’équipage dans un linceul de marasme.
En clair : on se ronge le fondement au vitriol.
Encoigné à l’intérieur du réfectoire d’ordinaire chaotique, on complote une forme de sédition, menée en sus par deux oiseaux anachroniques.
- On ne peut pas rester les bras croisés, répète pour la troisième fois Keaya.
- Cela ne nous concerne pas, répond Leone, alerte. Nous en avons déjà trop fait de toute manière. Deux corvettes, un fragment de la planète rouge et regarde où l’intervention d’Eriko a mené.
- Je ne lui ai jamais dit d’utiliser ce truc et puis… Vous-mêmes n’étiez pas obligés d’intervenir quand vous aviez débarqué, sourit la jeune femme, appuyant son propos d’une œillade.
- Nous ne sommes pas sur Terre. Qui sait combien de temps le lien va être maintenu. Sitôt qu’Eriko aura fini de s’entretenir avec l’amiral, nous abandonnerons cet avenir. C’est la décision la plus sage que nous pouvons prendre.
- Eh bien, je ne suis pas d’accord !
- Moins fort. Tu n’as qu’à régler ça avec ton arrière-grand-père…
- Je t’interdis de l’appeler comme ça !
- Bonjour !
Les deux voyageurs temporels tournent la tête. Émotionnellement investis dans l’algarade, ils n’ont pas remarqué les quelques membres d’équipage paumés, parvenus à leur tablée. Solo est là et la vieille fille qui vient d’ouvrir son four, n’est pas non plus totalement inconnue de Leone.
- Au risque de vous déranger, on va avoir besoin de vous, mes tourteaux, reprend-elle, en s’asseyant à côté de Keaya. Vu qu’vous êtes toujours là, vous devez nous encadrer un peu, non ? Répondez pas. La seule chose qu’on a besoin de savoir, c’est si vous êtes avec ou contre nous.
Les deux voyageurs échangent un regard rapide. Rapide et complice. Juste assez pour que de concert, ils hochent prudemment la tronche.
- Parfait ! s’exclame Almira, avant d’inviter ses compagnons à la rejoindre. Vous connaissez déjà Solo, j’vous présente pas. Mais voici Zyzi, Pat, Brigan et Fedex. Vous avez retenu ? On s’en fout ! La seule chose qui compte c’est de nous détacher de ce pot-de-colle dans son cageot bling-bling.
- Si vous comptez sur nous pour déclencher une guerre ouverte dans vos rangs, vous êtes tombés sur les mauvaises personnes, déclare Leone, devançant Keaya.
- T’inquiète le galant, on se passera de vous pour ça. Non, la seule chose qui compte c’est notre capitaine. Le vrai, pas ce coincé de Jasper. Il est mignon, mais ça sauve pas des vies. Du coup, vous êtes in ?
- Et comment ! dit Keaya.
- Parfait. Voilà ce qu’on va faire…
Pendant qu’Almira et compagnie cabale au bistrot, à bord du Leviathan, d’autres s’entretiennent sur la Vie, l’Univers, le Temps et éventuellement, le reste. Sur la passerelle, le climat y est électrique. Entre ses murs chromés, ses tableaux de contrôle et son immense baie vitrée, bien trop vulnérable, les officiers ont dégainé les flingues. Ils n’attendent plus que l’ordre de l’amiral.
Drapé d’un large manteau sombre, richement médaillé, celui-ci reste calme. Voilà une bonne demi-heure qu’il échange avec ce Professeur Sanchez. Distraitement, ses mains s’égarent dans les replis de son uniforme renforcé, afin d'apaiser les escarres fongiques d’un vieil ennemi à chaque seconde plus proche.
- Je vois, je vois… Ainsi, vous venez du passé… fascinant… Tout comme votre technologie, dit-il d’un ton doucereux.
- Je ne dirai pas la même chose de la vôtre, si on peut appeler un tel bricolage, de la “technologie”.
- Hum, hum… Et qu’est-ce qui m’empêche de vous arrêter, là, tout de suite et vous prendre votre précieuse “technologie”...
- Je vous arrête tout de suite, vous serez bien trop manche pour ne serait-ce que poser une main sur moi. Et deuzio, car c’était le primo, ce que vous pointez là, n’est qu’un récepteur régi par mon ADN. N’escomptez pas en faire quoi que ce soit.
L’amiral stridule. N’importe qui lui doit respect et déférence, ce qu’à aucun moment, ce prétendu scientifique n’a manifesté. La seule chose qui l’empêche de l’enfermer et lui ôter le soi-disant brassard temporel, provient de ses nombreuses prouesses mécaniques et surtout de l’arme qui a morcelé la planète rouge. Savoir qu’une telle artillerie tient dans les poches d’une blouse, questionne sur la dangerosité du curieux bâtonnet télescopique que le scientifique fait mouliner depuis son arrivée.
Or, rien n’est plus important que la sécurité. Sauf peut-être les donuts à la poussière d’étoiles. Un régal michidien qui rien que de nom, le fait saliver. Pour l’heure, il n’y a que la sécurité, aussi indique-t-il à ses officiers de se relaxer. Brièvement.
- Amiral, nous entrons dans la nébuleuse, indique l’un des navigateurs le surplombant.
- Enfin !
L’amiral gagne la baie vitrée, derrière laquelle un paysage à la fois terrifiant et magnifique se profile.
Immortalisé au firmament d’une faute de frappe, le second roi mythique de l’ancienne cité de Troie, s’est vu offrir l’étreinte vaporeuse du tonnerre céleste. Semblable à cette bonne vieille NGC 7293, la nébuleuse, s’étendant progressivement devant les yeux vitrifiés de l’armada, est un perpétuel déchainement électromagnétique. Ses volutes au spectre colorimétrique inconnu, variant malade d’un rose orangé croisé d’un rouge nécrosé, réfractent, absorbent et distordent lumière et ténèbres.
Dans ce maelström tordu, les rares planètes encore intègres sont peu à peu rongées par le Chancrium. Fractionnées, réduites en cendres sidérales, les plus anciennes joignent leurs vestiges mortifères au noyau du parasite le plus dangereux que l’Humanité ait jamais connu.
- Comme on se retrouve, mon vieil ennemi, souffle l’amiral.
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