L'engluée
À la radio, ils disent que finalement il ne neigera pas sur Liège. Je suis déçue. J’aime tellement les saisons, j’ai peur qu’un jour elles n’existent plus. C. n’est pas venue aujourd’hui. Elle aura passé la journée seule chez elle, à regarder ses enregistrements d’ « affaire conclue ». En réalité, j’ignore à quoi elle occupe ses journées. Je réalise qu’on se voit chaque jour depuis qu’on a emménagé ici et qu’elle doit me trouver bien égocentrique. Je me souviens que la première fois que je l’avais vue, je l’avais trouvée vieille comme un bateau rouillé. Je ne sais même pas quel âge elle a parce que je ne lui ai jamais demandé. Comment ça se fait ça, qu’on soit si pris, englué dans sa propre vie qu’on en néglige à ce point les gens qui nous témoignent un peu d’intérêt, un peu d’humanité ? J’ai honte. Il y a tant de choses que j’aurais pu lui demander. Est-ce qu’elle aime la peinture et l’art en général. Ce qui est arrivé à son mari dont elle ne parle jamais. Et des amis, est-ce qu’elle en a eu beaucoup et où ils sont aujourd’hui. Lui demander pourquoi les gens finissent toujours par disparaître. Lui demander si elle avait des rêves. Si ils se sont réalisés. Lui demander pourquoi elle n’a pas eu d’enfant. Savoir comment elles aurait aimé les appeler. Et des déceptions ? Tout le monde a des déceptions... Et combien de fois en une vie on doit se résigner, ça aussi, j’aimerais qu’elle me le dise. Et est-ce qu’à son âge on continue à trouver tout ça très compliqué, est-ce qu’on renonce ? Est-ce qu’au moins on finit par s’en foutre ?
La porte d’entrée se referme avec fracas. Les deux adolescentes du deuxième rentrent congelées de leur jogging en discutant politique. "Pourvu qu'il soit destitué!" "On peut toujours rêver..." Elles ont faim. Elles veulent des frites. Elles s’excusent de sentir la transpiration. Elles rigolent.
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