Le serpent
C’est mardi gras. Un mardi gras sans fête et sans costume mais pas sans lumière. La météo a été radieuse. J’en ai profité pour aérer mes gamins qui ne sortent pas beaucoup. À l’école, c’est compliqué. Les institutrices ne s’y font pas ; elles disent qu’elles ne sont pas formées pour gérer ça et souvent, on ne va pas plus loin que la grille. Moi, ça me fait de la peine. Le sentiment de rejet, l’exclusion, je connais bien. Je sais combien ça démolit et surtout je sais que parfois, ça prend une vie entière pour reconstruire. Se reconstruire. Je ne laisserai personne démolir mes garçons. J’apprendrai les armes et toutes les injures s’il le faut mais je les protègerai. Ils sont si petits, si confiants dans le monde tel que je le leur dessine. J’ai expliqué ça à C. ce matin. J’ai dit « Sans moi, ils ne sont rien ». Elle a acquiescé de la tête, en allumant une Barclay longue. Elle a dit qu’ils avaient de la chance de m’avoir, que je les avais portés dans mon ventre et que rien que pour ça, la vie était merveilleuse. Puis, elle a rebondi sur la peinture accrochée derrière moi, s’est extasiée sur sa ressemblance avec un tableau célèbre. Comme je ne voyais pas trop de quoi elle parlait, elle a ajouté « Les Primitifs flamands, ça te dit quelque chose ? Van Eyck ? Les époux Arnolfini ?... » J’ai répondu « Je sais pas, peut-être, oui, sûrement » et je me suis retournée pour regarder attentivement la femme peinte en robe verte, cette femme portant la vie qui me ressemble un peu et qui ne ressemble à personne. J’ai dit « Pourquoi tu dis ça ? C’est la petite boulangère qui l’a déniché au troisième étage ou peut-être qu’elle l’a peint elle-même, va savoir ce qu’il y a là-haut. Ce n’est pas moi qui vais y mettre les pieds… »
C., en écrasant méticuleusement sa cigarette à moitié consumée, a alors procédé à une sorte d’interrogatoire sur ma nouvelle locataire. Son âge, son vécu, ses fréquentations… Elle voulait tout savoir mais m’a surtout demandé ce qu’elle représentait pour moi. « Vas-y, dis-moi franchement, à quoi elle va te servir ? » Pendant que je pensais à mon vinyle des Who pour ne pas réfléchir, elle s’est penchée vers moi, a posé ses yeux dans les miens, m’évitant ainsi de me réfugier au pays du mensonge. Elle avait la moitié de son ventre étalé sur ma table. C’était dégoûtant, elle me faisait peur et comme je ne répondais toujours pas, elle a reformulé son étrange question en se penchant encore plus afin que je mesure la lourdeur de ses mots. On aurait dit un serpent qui voulait me mordre. Mais elle n’a pas vraiment mordu, elle a juste dit : « Qui d’autre que moi sait qu’elle est là ? »
Après les petits sont arrivés de nulle part en poussant des cris de joie, se sont jetés dans mes bras, C. s’est éclipsée et la pluie est venue frapper sur la verrière de la cuisine.
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