Le miroir ovale
Dehors il y a toujours ce virus qui court les rues, qui hante l’Humanité, la met à genoux. Il y a aussi des gens qui se relèvent un peu partout, commencent à se révolter contre cet ennemi microscopique. On est dans un film de science-fiction et personne ne l’a compris. Assise à la table de ma cuisine, devant une tasse de café brulant, je réalise qu’on est au printemps et qu’il fait glacial dans la maison. Je pense à la chaudière en panne. J’écris dans mon gros cahier à spirale cette phrase « Un virus microscopique hante l’Humanité ; ma chaudière est en panne », puis je repose mon crayon. C’est tout ce que j’ai à dire aujourd’hui mais Lili-la-morue qui ne semble pas d’accord bondit sur ma page, la chiffonne avant de détaler dans le couloir. La maison est tout en silence ; je l’entends monter les marches. Les filles sont à la bibliothèque et les garçons avec C. j’imagine. Je me lève. Je pense que je dois leur apprendre à écrire avant qu’il ne soit trop tard. Pour qu’ils puissent écrire eux aussi dans un cahier à spirale. Écrire la vie qui va trop vite. Écrire les ptérodactyles et notre vie merveilleuse à tous les trois. Écrire à quel point on s’aime aussi et que rien ne viendra jamais gâcher ça. Que notre amour est une rose qui jamais ne fanera. Écrire que tous les virus du monde sont bien trop petits contre nous et que certaines fleurs sont éternelles.
Écrire ça surtout, les fleurs et l’éternité.
Écrire avant qu’il ne soit trop tard.
Je repense donc à la petite boulangère et me dis qu’il est temps que j’arrête de tergiverser, que je dois suivre mon chat dans les étages.
La maison est tout en silence. Je voudrais écrire cette phrase dans mon cahier mais je l’ai laissé sur la table de la cuisine.
Lili m’attend au sommet de la première volée d’escalier. Elle me regarde en coin, poursuit son ascension. Je monte la première marche et puis les suivantes. Premier palier. Encore dix marches.
Une, deux, trois…
Elle est là. Je sais qu’elle est là. Sa porte est entrouverte. D’où je me tiens dans l’escalier, je vois le miroir ovale de sa coiffeuse et le manche de sa guitare basse appuyée contre le mur. Dans le tiroir se trouvent des paires de boucles d’oreilles et des poèmes qu’elle griffonne à longueur de soirée. Je sais ça aussi. Lili miaule avant de s’enfuir, pile au moment où elle prend place face à son miroir. Elle est en pyjama. D’où elle se trouve, elle ne peut pas me voir mais elle sait que je suis là. Elle le dit « Je sais que tu es là ». Je ne réponds pas. Elle ajoute « Dis-moi si ça t’ennuie que je te tutoie, c’est juste que je trouve ça plus logique. Tu aimes ça, la logique ? Et les gens qui aiment faire du pain, tu les aimes ? Tu vois, moi, je ne sais faire que ça, du pain pour les gens que j’aime mais parfois dans la vie, ça ne suffit pas. L’amour et le pain, je veux dire. Mais tu le sais toi, qu’on a beau tout faire parfois, ça ne suffit pas… » Je ne réponds pas, pense au loyer qu’elle n’a pas encore réglé, aux cookies que je lui avais promis chaque jeudi et que je n’ai pas osé lui apporter. Je pense qu’elle doit avoir beaucoup souffert et que j’ai de la peine pour elle. J’aimerais lui dire mais dehors le vent se met à souffler, souffler obstinément et le seul mot que je trouve n’a pas de nom. C’est là quelque chose de bien dramatique, perdre le nom des choses, les voir s’envoler, se dissiper dans l’anonymat. Ne pouvoir rien y faire. Un coup de vent et on n'en parle plus . J’aimerais m’excuser de mon silence mais elle me terrifie et ça aussi, je sais qu’elle le sait.
Elle se met à rire d’un petit rire aigu, à dire que tout est forcément de la faute de quelqu’un et pourquoi pas de la mienne ?
Après elle pleure et se met à crier que je n’aurais pas dû venir, pas maintenant et qu’elle me racontera tout quand j’arrêterai d’aimer la logique ou quand l’Humanité sera debout et que de toute façon, elle ne va pas bien, que je ne dois pas faire attention. Puis elle se lève pour venir claquer sa porte avec fracas. Lili qui s’était tapie sous une marche pousse un miaulement étranglé et redescend à toute vitesse. Je la suis, prise de panique.
Je sais qui elle est.
Il faut que je voie C. Je l’appelle « Coletteeeeeeeeeeee !!! »
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