Les éléphants d'Afrique
Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde est vraiment un prince. Stéphanie me l’a avoué ce matin en avalant le pain au chocolat tout chaud que je venais de lui tendre. Je crois qu’elle s’est brûlé la langue mais ça ne l’a pas empêché de s’extasier sur la saveur de mon petit pain. « Vous n’auriez pas été boulangère dans une vie antérieure, vous ?! », c’est ce qu’elle a dit en rigolant de bon cœur. Peut-être que ça la faisait rire d’imaginer mes vies antérieures, à moi qui semble bien ne plus en avoir du tout. Je n’ai rien répondu. Moi, je ne réponds jamais rien et, même si je le faisais, qui m’écouterait ? J’ai seulement regardé C., assise à sa place habituelle et emballée dans ma sortie de bain trop petite pour elle, allumer une cigarette et hausser les épaules dans un geste énigmatique. À quoi elle pense, Colette quand ses yeux s’égarent dans les volutes de ses Barclay longues ? Pas à Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde-qui-est-vraiment-un-prince sûrement. Et puis d’ailleurs, un prince de quoi ? C’est ce que j’aurais dû demander mais la gamine a filé dès qu’elle a entendu le coup de klaxon qui l’appelait sur le Boulevard et la porte a claqué avec fracas. Je réalise que l’autre pensionnaire se fait rare. Je crois savoir qu’elle tient compagnie autant que possible à la petite boulangère, pour la consoler sûrement. Il faut bien que quelqu’un se dévoue. Un cœur brisé, c’est du travail. Des larmes. Des heures d’écoute. Des silences interminables aussi. Les scientifiques assurent qu’un cœur brisé a besoin de trois mois pour guérir. Ils disent qu’en quelques semaines, la douleur finit par s’estomper comme le mauvais temps qui a figé la Belgique dans une épaisse couche de neige ce mardi. Aujourd’hui, il n’en reste plus aucune trace.
Mes garçons dévalent l’escalier, alertés par l’odeur du chocolat, réclament leur pitance, font des petits bonds sur le carrelage. Aujourd’hui, il y a un événement de taille : Colette nous emmène en balade dans sa nouvelle voiture. « On y va, maman ? Dis, on peut y aller ? S’il te plait dis oui maman allez ! »
Un quart d’heure plus tard, on est tous assis dans la nouvelle voiture hybride de C. Elle dit que c’est une folie, que c’est le dernier achat de cette importance qu’elle fera avant de… et elle ne termine pas sa phrase. Elle dit « Au diable la chaudière ! » et déjà nous voilà sur l’autoroute qui s’étire, bientôt interminablement dans le silence d’un trajet improbable.
On ne va nulle part.
On roule.
C’est tout.
Je lui dis « Tu peux allumer la radio, ça ne me gêne pas » et elle répond en fixant l’E40 qui traverse la Belgique « Rassure-toi, c’est pas pour tout de suite. Tu vois, j’en ai des choses à régler avant de… je veux dire… je crois que j’ai encore un peu de temps devant moi… Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu comprends ce que je veux dire ? Je me sens responsable… de toutes ces choses qui ont pris tant de temps… Le temps, toujours le temps ! Trois mois ?... Tu y crois vraiment, toi ? Qu’il suffit de trois mois pour ne plus aimer ? Un bon début serait de vider la maison, non ? Tu en penses quoi ? Tout ce que tu gardes au troisième étage, on pourrait s’en débarrasser… Je veux dire Tu pourrais t’en débarrasser… »
Je ne réponds rien, une fois de plus. Je crois qu’au fond, c’est ce que les gens attendent de moi, que je ne réponde rien. C. allume la radio pour clore son monologue de vieille femme et Julien Clerc, que je déteste parce qu’il déteste les éléphants d’Afrique, chante « Tu vas faire mourir ta mère, avec ton cœur de rocker, j’ai jamais su dire… »
Derrière nous, les garçons ont soif et faim et besoin de faire pipi. J’en informe C. qui hausse les épaules et met son clignotant avant de monter sur le ring. Je réalise que je n’ai pas pensé aux ravitaillements, que je suis une bien mauvaise mère. C., qui lit dans mes pensées, s’en amuse et dit « Bah ils n’en mourront pas, va ! » puis s’excuse en baragouinant que ce n’est pas ce qu’elle voulait dire, qu’elle ne peut pas s’arrêter sur le ring, qu’elle est désolée de ce qu’elle vient de dire, mon dieu profondément désolée, qu’elle a dû un peu trop s’endurcir avec l’âge et le ring nous aspire dans sa flotte et on n’est plus qu’un véhicule qui gravite autour de Bruxelles, Bruxelles la verdoyante et la créative, où on ne va même pas.
À la radio, la chanteuse Sandra scande « You take my love, You want my soul, I would be crazy to share your life, Why can’t you see what I am, Sharpen your senses and turn the knife, Hurt me and you’ll understand, I’ve never been Maria Magdalena…”
Après, les garçons s’endorment et on quitte le ring.
Direction Liège.
Direction le Boulevard.
Numéro 186.
Troisième étage ?
Un jour, il faudra bien que je règle les choses, moi aussi.
Je pense aux éléphants d'Afrique et je m'endors.
Annotations
Versions