La chaleur humaine

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C’est la fête. Je suis assise sur une chaise de jardin en plastique, au milieu de ma courette. On m’a mise là comme on mettrait un pot de fleurs. Je ne sers à rien, personne ne m’adresse la parole mais je suis là et si je me transformais en géranium, je doute qu’ils s’en aperçoivent, tout occupés qu’ils sont à profiter de la sangria et des mini pizzas préparés par Stéphanie et Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde. Pour l’occasion, j’ai enfilé une robe bleu roi à dentelle qui m’allait comme un gant quand j’avais trente ans mais qui me boudine aujourd’hui et j’ai relevé mes cheveux blancs en chignon à la manière de la reine Mathilde. Comme il y avait fort à parier, ma coquetterie n’en a pas ému un seul d’entre eux. Je suis là mais invisible. Microscopique. Je suis la vieille de service. Le pot de fleurs qu’on n’a pas envie d’arroser. Je les écoute mais je m’ennuie. La ville est assiégée par une menace d’orages violents. Le parasol délavé s’agite au vent, le lilas se trémousse et par moment, je sens sur mes bras dénudés l’une ou l’autre goutte de pluie. J’ai chaud, j’ai froid; je ne sais pas très bien.

J’ai envie de chaleur humaine. J’entreprends de compter les années écoulées depuis la dernière fois où quelqu’un m’a serrée dans ses bras mais je renonce très vite.

Je pense à elle

Elle n’est toujours pas réapparue et la maison est bien vide sans les garçons. J’ai bien tenté de laisser la télévision allumée depuis hier pour les attirer mais en vain. Chaque fois que je passe dans le salon, un silence épais me saisit par la gorge et, s’il n’y avait pas Robert, mon vieux Berger allemand impotent pour me tenir compagnie, je crois bien que je prendrais un train et puis un autre et encore un autre sans plus jamais m’arrêter et jamais je ne reviendrais dans cette maison où les petits garçons disparaissent et où on vous confond avec des géraniums.

Je pense à mon chat qui a partagé vingt-deux ans de ma vie. Lili-la-morue. Robert la détestait ; elle a préféré se laisser mourir quand je l’ai recueilli. Je me souviens comme les petits l’aimaient.

Je pense à tous les gens que je n’ai pas détestés et qui sont passés dans ma vie avant de disparaître, happés vers des ailleurs dont j’ignore tout. Je me demande parfois si au moins l’un d’entre eux a réalisé à quel point j’ai pu l’aimer.

Je me demande aussi où les vont les gens qu’on aime quand on les laisse aller. J’essaie de réaliser à quel point l’univers est vaste. N’y arrive pas.

Je me demande où sont les garçons.

Je me demande où il est lui. À bord d’un bateau, j’imagine, ou bien d’un avion, sur le point de conclure l’affaire du siècle, la mémoire bien lavée de toute culpabilité. Ce qui a brûlé s’est éteint depuis tellement longtemps maintenant. Le vent a tout emporté et même l’odeur tenace qui l’avait fait vomir s’est dissipée et je gage que je suis sur cette terre la dernière a en avoir un souvenir aussi piquant.

Je prends la dernière mini-pizza sur la table, la mange. J’ai envie de vomir. Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde me demande si Stéphanie m’a parlé du braquage. Je dis « Pardon, quel braquage ? » et il répond avec des yeux inquisiteurs qui me donnent froid « Mais vous savez bien, on s’est rencontrés pendant un braquage… près de la gare… Vous vous souvenez ? Est-ce qu’elle vous a parlé des braqueurs ? » Je dis « Non, pourquoi elle m’aurait parlé des braqueurs ? » et il se met à rigoler et à glousser en allemand. Après ça, je retourne à mon invisibilité et les quatre invités, deux garçons et deux filles, entreprennent de danser lascivement et sans musique dans ma courette en fumant des longues cigarettes à l’odeur prononcée. Je me sers un verre de sangria, un deuxième. Encore un autre. Allume une Barclay longue. L’orage gronde au loin. Le jour s’éteint. Liège suffoque. La tête me tourne. Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde rigole toujours, s’essaye à la chanson en allemand, attrape Stéphanie par la taille, la fait tourner, lui parle toujours en allemand. Elle lui répond en français que la vie va reprendre, qu’ils viennent de l’annoncer à la télévision et la fête continue.

Sans masque.

Sans moi.

Sans les gens que j’ai aimés.

Je pense à la vie qui va reprendre puisqu’ils l’ont annoncé à la télévision et je pense « sans masque, sans moi et sans les gens que j’ai aimés ».

La fête continue.

Antoine-le-petit-prince-en-doudoune-moutarde me jette un regard énigmatique puis rigole à nouveau, d’un rire tapageur. On dirait le diable. Stéphanie me lance des yeux désolés. Je ne suis plus invisible. J’écrase ma cigarette. J’ai froid. Je décide de rentrer.

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