L'odeur de la soupe
Il est très tôt ou très tard. Depuis toutes ces années, le temps n’a plus beaucoup d’emprise sur moi. C’est comme si tout s’était figé cette nuit-là.
Cette nuit-là à Istanbul.
Je me souviens du parfum épicé de cette femme assise devant moi. Dès les premiers cris, elle était devenue hystérique. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Peut-être qu’elle a péri elle aussi. Je ne sais pas. Je n’ai jamais revu aucun d’entre eux, les survivants. Je n’ai pas cherché à savoir. Je ne les connaissais pas de toute façon et la vie a fini par reprendre à peu près pour tout le monde. C’est toujours comme ça que ça se passe ; les gens meurent et rien ne s’arrête. Les gens meurent et tout recommence. Tout recommence à peu près pour tout le monde.
Mais combien de vies on peut avoir après ? Quand tout est fini, combien de fois on trouve la force de tout recommencer ? Je prends un stylo rouge et je souligne cette question. Encore une question. Je dois arrêter d’en poser.
Je rature ce passage de traits multiples. Je le rature jusqu’à ce qu’il en soit illisible.
Il est très tôt finalement. Une nuit humide et froide se retire doucement, laissant échapper ses premières clameurs, ses premiers parfums. Dehors, ça sent la poubelle et les croissants chauds sortis du four de la petite boulangère. Je ne la vois plus beaucoup mais je sais qu’elle est là. Colette est dehors, en peignoir et toute échevelée, occupée à fumer une Barclay longue. Elle a dû forcer sur la bouteille hier soir. Elle a sa tête des grands matins où elle se sent toute petite. Elle, je la connais. C’est une survivante. Je sais tout ce qu’elle a traversé, tout ce qu’elle a à cacher. Je sais ses peurs et ses démons. Je sais tous les chemins qui l’ont menée jusqu’ici. La voilà qui entre dans la cuisine, direction le frigo d’où elle sort une bière et une botte de poireaux. Quand je repasse un peu plus tard, une odeur de soupe fraiche flotte dans l’air jusqu’aux étages. Je pense aux deux gamines que toutes les odeurs de cuisine mettaient en joie. Je pense que Colette devrait les remplacer pour payer le loyer. Je pense qu’elle devrait vider le contenu de sa deuxième bière et celui de la poubelle qui déborde et reprendre sa vie en main. Je pense qu’elle ne devrait pas monter au grenier pour ouvrir ce carton, comme elle envisage de le faire. Je pense qu’elle n’aura pas la force de regarder. Je pense que moi non plus et que je ne veux pas voir ça, le visage des survivants.
Je pense que je devrais m’éteindre comme une ampoule et qu’on me laisse enfin là où est ma place, loin des gens qui finissent toujours par disparaitre. Je pense que je ne veux pas entendre la musique et que je déteste les survivants.
Que je ne veux pas voir les flammes.
Je referme le gros cahier à spirale, me lève, jette un œil à la fenêtre. Dehors il pleut sans bruit. Je pense que demain sera un jour joyeux. Les garçons fêtent leur anniversaire. Nés le même jour, pratiquement à la même heure, avec un an d’intervalle. Mon Dieu comme je les aime !
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