Le cirque du bénitier
Seule la Lune salua l'entrée d'Alya dans l'arène à ciel ouvert qu'était devenue Lyon. Ce n'était pas la vision des voitures calcinées ou défoncées qui mirent la jeune femme dans un état d'hypervigilance. Mais bien l'odeur de brûlé et de mort viciant l'air.
Il n'était pas difficile de trouver la source de cette puanteur : des cadavres jonchaient les rues. Leurs visages livides léchaient le trottoir. Si leur sang avait seché dans la rigole des caniveaux, le blanc de leurs yeux terrifiés continuaient à infliger des frissons d'angoisse.
Aucun passant ne remonta les trois premières rues. Seul un petit ricanement à l'angle d'une ruelle sombre l'inquiéta un temps, mais elle ne sentit aucune présence la suivre.
La traversée d'un des ponts constituait sa première épreuve de taille. Difficile d'être discrète : tout le monde pourrait aperçevoir sa silhouette se rendre sur l'autre rive. Et si l'édifice était fermé ou bien occupé par des squatteurs, elle risquait de finir encerclée.
Sa gorge se serra quand elle aperçut au loin, à la moitié de la traversée, une grande gerbe de flamme et quelques tentes. Inutile de risquer une mauvaise rencontre : elle se dirigeait déjà vers le sud pour trouver un autre pont. L'ouvrage était massif et les voies destinées aux voitures bien trop larges. Il faudrait pourtant qu'elle gagne la rive est du Rhône tôt ou tard.
Alya s'approcha à pas feutrés de l'angle de la rue, se dissimulant près d'une pharmacie aux vitres vandalisées. Les étagères étaient déjà vides, tout comme les lieux. Elle regretta toutefois de briser quelques éclats de verre de sa chaussure en rentrant. Elle jetta un oeil dans cette avenue d'habitude très fréquentée. Comme elle le pensait, elle était loin d'être seule.
La première chose qui attira son regard fut un groupe de trois jeunes tenant ce qui semblait être un spot de dealers. Visiblement, certains commerces fonctionnaient toujours. Elle évita avec soin de s'exposer à leurs yeux : il ne manquerait plus qu'elle se fasse dépouiller de ses biens.
Plus au sud, une église s'imposait dans une grande ombre austère. De mémoire, Alya ne l'avait jamais vue ouvrir ses portes. La noirceur de ses murs, causée par la pollution urbaine, renforcait son allure sinistre. Devant les escaliers, une barricade de bric et de broc fortifiait sommairement l'entrée. Trois hommes montaient la garde, mais deux autres silhouettes assises un peu plus loin veillaient également. Une croix blanche ornait l'une des planches, tel un talisman.
Quelques rires et une petite musique orientale animaient les lieux.
Alya n'avait aucune envie d'aller vers l'église. Quelques bribes de son rêve hantèrent ses pensées l'espace d'un instant, mais elle s'interdisit toute songerie. Au loin, au fond du pont, une petite foule attira son regard. Derrière cette masse humaine, un manège d'habitude éteint projetait une lumière intriguante dans la nuit fraîche.
Ne prenant aucun risque, Alya s'enfonça aussitôt un peu plus dans la pharmacie heureusement vide. La foule approchait et la survivante débutante eut tout le loisir de l'observer, cachée dans l'ombre.
Les silhouettes se déplaçaient d'un pas irrégulier, sautant ou carambolant sans raison apparente. Ces hommes et ces femmes arboraient tous des signes distinctifs de couleur rouge : des foulards, des masques, des écharpes. Alya aurait juré aperçevoir un maquillage facial chez plusieurs de ces zonards.
La foule ne passait pas inaperçue : dans son sillage, les coups de pieds, les bruits métalliques, les explosions de pétards ou de cocktails molotov annonçaient son arrivée. La musique orientale s'éloigna et l'air se chargea de tension. Plusieurs personnes venaient de renforcer la sécurité derrière la barricade, comme en témoigna un cri dans la nuit.
- Ils arrivent, préparez-vous !
Des cris et des beuglements d'animaux résonnèrent sur la petite place. Quelques insultes fusèrent. Des avertissements, des menaces, aussitôt masqués par un clairon de fortune composé d'une trompette et d'un imbroglio de sons malaisants de vuvuzelas héritées de la dernière coupe du monde de football.
Des affrontements éclatèrent et Alya fut rassurée de ne pouvoir compter que sur ses seules oreilles pour évaluer la fureur du combat. Il ne s'agissait pas d'échaufourrées à la sortie d'un stade, il se déroulait à quelques dizaines de mètres d'elle une vraie scène de guerre. Les cris de souffrance et les hurlement de rage lui glaçèrent le sang.
Elle s'assit dans sa cachette, se mariant aux ombres, repoussant avec difficulté le visage de son propre agresseur qui revînt charger son mental d'une soudaine culpabilité. Elle pleura dans le brouhaha, tremblant et sursautant une dernière fois en entendant une déflagration, puis une série de coups de feu. Il ne suffit que de quelques minutes pour que cette escarmouche urbaine ne trouve un dénouement apparent.
Quelques bruits de pas frolèrent l'entrée de l'officine. Alya posa un genou à terre, lance dressée devant elle, priant que personne ne rentre. C'est en se tenant une nouvelle fois immobile, prête à frapper, une arme suintant le crime en main qu'elle éprouva un vif malaise. Son esprit n'avait pas encore saisi toute l'ampleur des dégâts sur sa conscience.
Quelques jappements n'ayant plus rien d'humains accompagnèrent l'éloignement de deux personnes, appartenant à l'étrange meute sauvage qui venait d'attaquer l'église.
Une phrase intelligible au loin rendit un peu d'humanité à cette scène surréaliste.
- Mes frères, mes soeurs, emmenez les morts et les blessés à l'intérieur !
Un calme relatif s'installa de nouveau. Des personnes s'activaient près de l'église. Alya s'aventura dehors, balayant la rue d'un regard vif. Quelques fuyards terminaient de disparaître dans les quartiers. Et elle contempla le champ de bataille.
Un haut-le-coeur la prit en voyant une bonne vingtaine de dépouilles joncher les rues. Et son estomac passa par dessus bord quand elle découvrit à quelques centimètres d'elle les restes d'un homme adossé contre un mur, la cervelle éparpillée dans un patchwork cauchemardesque.
Alya détestait vomir. Mais elle se surprit à abhorrer encore plus serrer la machoire pour retenir son dernier repas, afin de ne pas trahir sa présence. Les larmes cascadaient sur ses joues. Elle s'essuya la bouche et s'accorda une longue dizaine de minutes pour sangloter.
Maigre exutoire. Elle avait craqué. Ce ne serait sans doute pas la dernière fois.
Alertée par un étrange bruit dans la rue, elle décida enfin de se risquer de nouveau à observer les alentours. Des badauds semblaient fouiller les corps. Enfin, ce qu'il en restait.
Alya devait changer de cachette, sans tarder.
Après une longue hésitation, elle initia une traversée des deux voies la séparant du pont pour trouver un nouveau refuge derrière un arbre. Dans son dos, l'autre rive lui ouvrait les bras. Devant elle, les gens de l'église semblaient bien trop occupés à tirer des corps à l'intérieur de l'édifice pour remarquer sa présence. Elle quitta les lieux sans demander son reste : la voie était libre.
Le vent souffla dans ses cheveux, portant les effluves salutaires du fleuve. La traversée s'acheva plus vite que prévue. Elle progressait le dos penché pour ne pas être aperçue depuis la rive, pressant le pas malgré le poids du sac.
La terrasse d'un bar désert lui offrit un couvert une fois arrivée. Une petite mélopée enfantine pouvait maintenant attirer toute son attention.
Le vieux manège tournait, toutes lumières allumées. Mais aucun enfant n'était cette fois-ci assis sur les chevaux. En lieu et place, des corps sans vie étaient attachés tels des cavaliers cadavériques, montant et descendant pour servir dans l'éternité. Sur eux, on avait disposé moultes possessions futiles : des vêtements, des sacs à mains, des télévisions, des guirlandes de smartphones, des chaussures tant masculines que féminines. Peu importe qui les portait dans la mort, hommes ou femmes. Dieu sait quels autres objets terminaient de constituer ce vide-grenier morbide.
Au centre du manège une entrée se dessinait dans un petit mètre de rangement maladroit. Un homme sans âge s'y tenait, avachi dans un fauteur richement décoré, les cheveux frisés aussi bien apprétés que son fatra. Il fixait le paysage défilant au rythme du caroussel. Sur son visage, un large sourire tracé d'un trait de maquillage. A moins que la peinture ne soit plus...naturelle.
Alya ressentit une peur presque surnaturelle la saisir à la vue de cet homme. Pour rien au monde elle n'aurait voulu s'approcher de ce roi aliéné, dans son royaume de possessions vaines et de folie certaine.
Mais si son coeur battait déjà la chamade au rythme de la musique sinistrement innocente, il manqua de bondir hors de sa poitrine quand une main se plaqua soudain sur sa bouche. Son cri s'étouffa dans la paume de l'inconnu. Et toute lutte s'arrêta nette lorsqu'elle sentit le canon glacé d'une arme à feu caresser sa tempe...
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