Chapitre 8 - Cobaye

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A la dérive dans les rues d'une ville qu'il ne reconnaissait plus, il erra des heures durant, fuyant le regard des passants qu'il croisait. Le hasard de sa déambulation le conduisit dans un "hype" café qu'il avait fréquenté quelquefois dans sa première année de fac. Les portes vitrées glissèrent en silence et il se dirigea vers le fond de la salle. Quelques jeunes étaient installés à une table centrale et échangeaient un téléphone en riant. Il les contourna avec un regard méprisant. Il se laissa tomber au creux d'un fauteuil en cuir, ses doigts tapotait nerveusement le revêtement en plastique de la table. Ses yeux étaient rivés sur une lampe accrochée au mur en face de lui. Sa colère était toujours présente, grondant comme un torrent sous une masse rocheuse et le grincement de ses dents la trahissait.

Une serveuse s'approcha, calepin à la main.

Il ne remarqua pas sa présence, tout comme elle ne réalisa pas qu'il ne la voyait pas.

Cette lumière... est-elle réel ? Suis-je réellement en train de l'observer ? D'ailleurs, suis-je réellement là, avec tous ces crétins qui ne réalisent pas ?... Ai-je seulement choisi d’être ici et maintenant ?

Un toussotement gêné le dérangea.

— Monsieur ? Que puis-je vous servir ?

Mike cligna des paupières en entendant les paroles de la jeune fille, comme réveillé brusquement. Il tourna son visage vers elle, sans paraître comprendre ce qu'elle lui disait.

— Monsieur ?... Ça ne va pas ?

Les yeux verts de la serveuse, à présent emplis d'une sincère inquiétude, scrutait Mike. Elle posa une main sur son épaule et répéta sa question.

— Oui... bafouilla-t-il.

En se redressant, Mike s'éclaircit la voix puis continua : « Merci, je vais bien... Un gin, s'il vous plaît. »

Sa réponse sembla enchanter la jeune femme. Elle lui décocha un sourire ravi et retourna près du zinc. Il n'avait aucune idée de l'heure, la lumière hivernale et le temps créant une atmosphère d'aube permanente.

Derrière le comptoir où de rares clients plongeaient le nez dans leur verre, un poste de télévision montrait une speakrine en costume jaune qui présentait les informations locales :

« Nous sommes aujourd’hui en mesure de faire la lumière sur le bug du « temps suspendu », ainsi que l’ont surnommé les personnes interviewées et les divers témoignages recueillis. Le phénomène qui s’est déroulé il y a quelques jours trouve aujourd’hui son explication, faisant taire les théories les plus fantasques. Les scientifiques ont enfin des réponses à nous apporter : Les causes de ce dysfonctionnement mondial résulteraient d’une panne des horloges atomiques embarquées en orbite. On spécule que la cause pourrait bien être le déploiement d’une constellation dans laquelle plusieurs satellites auraient pénétré, générant l’envoi de données perturbées jusqu’aux relais terriens. L'Agence spatiale européenne (ESA) et la NASA œuvrent depuis l’incident à rétablir toutes les connexions… »

Mike ne put contenir un rire méprisant :

— Ouais, ils spéculent mal les scientifiques... et dire qu'ils sont payés pour sortir de pareilles conneries  Le pire, c'est que tout le monde va les croire... bande d'ignorants.

Il s'imagina cette population abasourdie, sortant du freeze qu'il avait provoqué : pourquoi ai-je aussi faim ? Pourquoi mes cheveux sont trempés comme si j'étais resté sous une pluie battante ? Pourquoi ai-je l'impression d'être resté des heures sur cette grande roue ? Pourquoi est ce que tous les réfrigérateurs du monde ont-ils eu cette mystérieuse panne ?... Mais non, Georges, arrête avec tes théories du complot, ils l'ont dit à la télé que c'était un truc scientifique !

Jusqu'ici, il n'avait vu en ce pouvoir qu'une malédiction ; une responsabilité accablante, renforcée par le marteau de sa propre culpabilité. Pourtant, il était tiraillé entre deux aspects de sa conscience : d’une part, ce sentiment d’obligation envers tous ces êtres, ce poids inextinguible qui le drapait comme une seconde peau. D’autre part... ces désirs personnels, sa curiosité malsaine et son plaisir égoïste, pour le moment contenus et mis au placard par sa bonne conscience. Il avait envisagé certaines capacités de ce programme, dès les premiers jours, mais il s'y était refusé. Limite morale ou incrédulité, peur de la désillusion, allez savoir quel était le fondement de cette retenue, mais...

Alix. Etait-il possible que...

Non, Mike. Tu sais très bien ce que ça va impliquer ; il y aura des étapes de vérification préalables, comme dans toute expérience novatrice et celle-ci risquent de...

... qu'elle revive ?

C'est immoral. C'est dégueulasse. Tu peux pas jouer avec la vie comme ça !

Un sanglot lui bloqua la trachée et il frappa de son poing sur la table, ravalant sa souffrance.

Rien à foutre. Si on me l'a mis entre les mains, c'est pour une raison... peut-être pour ça ! Faut que je teste les limites de ce truc.

Après tout, sa manière de gérer ce pouvoir n'avait jusqu'ici pas été concluante, tant pour lui qui se tuait à la tâche que pour les Niamuh...

Il fallait changer l'approche, tenter quelque chose. Il ne pouvait pas se contenter de subir ces événements. Il y avait surement un meilleur moyen d'utiliser cette découverte...

Mais pour cela, il fallait explorer de nouvelles méthodes.

La fin justifie les moyens. La science a toujours du faire des... sacrifices.

— Voilà, monsieur, lança la serveuse en déposant sur la table un verre et l'addition.

— Merci… merci... répondit-il vaporeusement, le regard se plongeant dans le liquide semblable à de l’eau.

Alors qu'elle s'éloignait, Mike, pris d'une soudaine inspiration, la rappela.

Cette fois, il l'observa avec plus d'intérêt. Avec sa petite robe bleue et son tablier blanc, elle dégageait un je-ne-sais-quoi d'excitant, lui évoquant le fantasme de ces femmes qui se costument pour des scènes érotiques. Joli petit pantin aux fils invisibles.

— Monsieur ? questionna-t-elle, arborant toujours ce sourire immense, faussement concupiscent.

Loin d'être conquis par cette attitude travaillée en vue d'attirer la sympathie, Mike s’efforça de lui renvoyer un sourire mais il n'était pas le plus en condition pour ce type d’exercice social. De sa main ouverte, il lui indiqua le fauteuil en face de lui.

Elle l'observa un instant ; malgré ses cernes et son air renfrogné, il était plutôt mignon. Il avait quoi ? La vingtaine ? Comme elle. Elle aimait bien les gars comme lui, le style artiste torturé, un peu barré, toujours à te parler d'amour, même après le sexe...

— Vous auriez une minute à m'accorder ? Je souhaiterais vous poser une question…

Il la dévisageait de ses grands yeux ténébreux. Elle en frisonna. Il n'avait rien à avoir avec Andy, ce connard qui l'avait larguée parce qu'elle n'avait pas d'assez gros seins. Elle était sûre qu'il plairait à ses copines, lui... il avait l'air gentil, un peu perdu...

Elle émit un petit rire, puis vérifia autour d’elle, comme une enfant préparant une bêtise. En s'asseyant en face de lui, ses jambes nues frôlèrent celles de Mike. Elle déploya une carte des glaces pour se cacher.

— Vous savez, je n'ai pas le droit de faire ça logiquement... Si le "boss" me voit, il va me virer… souffla-t-elle.

Pourtant, la situation l’émoustillait, ses joues parsemées de taches de rousseur rougissaient alors qu’elle le dévorait des yeux. C'était exactement ce dont elle avait besoin après ces derniers jours. Un peu d'aventure, un mec charmant qui lui dirait des mots doux.

Il la scrutait en détail. Elle avait une voix fluette, presque nasillarde. La vision de sa langue s'agitant entre ses dents blanches lorsqu'elle parlait était un pur ravissement.

— On pourrait se tutoyer. Ça te dérange pas ? On doit avoir le même âge, non ?

Il devait la mettre en confiance.

Elle se mordit la lèvre en lui lançant une oeillade.

— Oui, d'accord...

Avec une expression étrange, Mike la dévisageait.

— Qu'est ce que tu penses de moi ? demanda-t-il simplement.

— Oh ! rougit-elle de plus belle en se dandinant sur son siège. Tu es super direct, c'est la première fois qu'on m'aborde comme ça ! Enfin... tu es très... je veux dire, plutôt pas mal, mais.... je suis pas ce genre de...

— Non, non, la stoppa-t-il en agitant son index au-dessus de la table. Je ne te demande pas ça. Est-ce que tu me trouves différent ?

Elle fronça les sourcils, la tête penchée sur le côté. Elle n'était pas sûre de comprendre mais une fois de plus, elle se laissa absorber par la profondeur de son regard. Il était déstabilisant. Elle avait l'impression que son coeur allait exploser.

— Et bien… tenta-t-elle, en observant les autres clients du café. Je ne sais pas… oui, sans doute, un peu…? Vous êtes poête, c'est ça ?

Elle se souvint que les types qui écrivaient de la poésie posait souvent de drôles de questions. Pas grave, c'était toujours mieux que les footballeurs qui t'embrassaient avec leurs mains sales, à l'arrière des voitures qui sentaient la transpiration et les chaussettes de sport. Elle le trouvait séduisant, tant pis s'il était bizarre. Elle avait besoin de quelqu'un de différent, c'était sa mère qui le lui avait dit, quand elle était rentrée en pleurs après sa rupture avec Andy.

Il insista, se penchant légèrement vers elle :

— Penses-tu que je sois puissant ? poursuivit-il en ancrant un regard incisif dans le sien. Puissant au point de contrôler ta vie ?

Sa poitrine se souleva sous l'effet d'une plus ample respiration. Elle le regarda avec perplexité, mais il trouva que ce n'était pas une expression qui la saillait avec grâce.

Pour l'encourager, il lui décocha un sourire séducteur et ses doigts rejoignirent la main de la jeune fille. Un frisson lui parcourut le dos quand il la toucha. Il se rapprocha encore et instinctivement, elle l'imita.

— Que penserais tu si tu savais que je peux décider de ta vie et de ta mort ? lui souffla t-il.

Son expression se modifia aussitôt en inquiétude. Insensiblement, elle recula de la table et retira ses mains pour les placer sur ses genoux.

— Quoi ?... bafouilla-t-elle. Je... je ne comprends pas...

Merde, il est plus que bizarre là. Maman n'aimerait pas ça.

Le sourire de Mike se fit enjôleur.

— Tu as l'air d'une fille intelligente, mentit-il. Enfin, tu as l'air... différente des autres.

Il fit un geste évasif en direction du groupe central.

— Laisse tomber, je me suis sans doute trompé.

Il détourna les yeux.

Principe de base de la pêche. Tu lances ton amorce et quand le poisson commence à paniquer, l'hameçon planté dans la joue, tu lâches du mou... sinon la ligne casse.

— Non mais, attends...

— Ça te fait peur ? fit-il en la dévorant des yeux avec un petit sourire.

Elle ne répondit pas, prisonnière de son regard. Elle se contenta de secouer la tête.

— Tu viendrais avec moi, si je te le demandais ?

Elle semblait avoir vraiment peur maintenant, mais demeurait hypnotisée.

Il était résolument trop craquant.

Il éclata de rire en rejetant la tête en arrière. Elle se détendit aussitôt, accompagnant son rire du sien comme si elle venait d'entendre la blague la plus drôle de sa vie. Quand il retrouva le silence, il lui lança avec un sourire encourageant et séducteur :

— J'ai ce pouvoir, ajouta-t-il en se penchant pour lui offrir sa main ouverte. Mais, j'ai besoin de toi... tu viens ?

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