Chapitre 15 - Contrecoup

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Son sommeil fut peuplé de jeunes filles blondes armées de couteaux et d’hommes, affublés de chapeaux, avec des bouches profondes comme des abîmes qui cherchaient à l’avaler. Il lutta jusqu’à ce que l’aube se lève et chasse enfin les maudites chimères. Il resta essouflé, les yeux grand ouverts, incapable de quitter son lit. Ce fut sa mère qui la ramena à la réalité, en faisant irruption dans sa chambre sans s'annoncer. Il la regarda d'un air fiévreux.

Un doute l'assaillit : depuis quand l'avait-il sortie de sa phase d'attente ? Aurait-elle perçu la présence des deux filles ? Avait-elle entendu quelque chose ?

Il se souvenait que les deux Sarah avaient été détruites, tard dans la nuit et seul le capharnaüm pourrait la déranger. A moins que...

— Ton ami a déposé ça pour toi. Il m’a dit qu’il viendrait bientôt te voir.

Elle déposa une lettre sur sa table de chevet.

— Tu as mauvaise mine, Mikky... Est-ce que tu prends encore ton traitement ?

Elle lui sourit tendrement, d'un sourire de mère. Puis, elle baissa les yeux et sans attendre de réponse, sortit en silence.

Le jeune homme se redressa avec peine et jeta un coup d'œil vers le réveil. Huit heures. Il s'assit sur le côté de son lit et frotta ses paupières engourdies. Après avoir repoussé ses cheveux en bataille, il attrapa le pli et l’inspecta sur les deux faces.

L’enveloppe était d’un papier satiné d’apparence luxueuse, d’une teinte noir d’ébène. A l’encre rouge brillante était inscrit son nom, d'une écriture soignée comme on en voit peu. Mike décacheta le sceau de cire rouge représentant un triangle bordé de trois cercles concentriques.

« Possède-les, soumets-les et gorge-toi de leur essence.

Va au puits profond et nourris-toi de ce qui fut créé puis abandonné.

Rapporte l'eau bruissante et miroitante,

Le créateur n'avait pas prévu qu'elle coulerait à flots.

S’il vient, dis-lui que notre coupe est pleine et qu'il peut aller en Enfer. »

Une autre phrase était inscrite au verso, toute aussi incompréhensible que ce poème :

« Ce qu’il n'avait pas prévu, c'est que j'entrerais en contact avec toi. »

— Qu'est-ce que ça veut dire ?... murmura Mike. Un ami ? Quel ami ?

Les événements venaient de prendre une tournure étrange.

Ce poème, bien que mystérieux, Mike craignait d'en comprendre le vrai sens. Son cerveau refusa l'évidence qui lui sautait aux yeux. Les vers dégageaient une impression morbide.

Gorge toi de leur essence ?

Sa bouche s'emplit d'un goût de fer et il jeta le papier par terre. 

Il eut une pensée pour Sarah. Cette pauvre fille à qui il avait volé sa vie. Il ressentit le besoin de réparer ce qu'il avait fait.

Hop, un coup de gomme sur l'horreur que je viens de commettre.

Va falloir frotter dur !

Il avait besoin de la renvoyer chez elle, de lui rendre sa vie. Par peur ou par sens moral, peu importait. Mais était-ce encore possible ?

Etait-ce la peur qui avait déclenché cette culpabilité qu’il n’avait su atteindre seul ?

Il y était arrivé. Non à l'issue de ses expériences et à la compréhension de ce machiavélique jeu, mais à attirer l'attention de quelqu'un. Qui d'ailleurs : un administrateur système ?

L'idée ne lui arracha même pas un sourire. Il était blême et une suée froide coulait dans son dos.

Il était venu jusque chez lui. Il avait parlé à sa mère. Il lui avait remis cette foutue lettre !


D'une main tremblante, il entra dans le mode création. Il ne lui fallut que quelques seconde pour faire le nécessaire. Sarah Veratim était de retour chez elle.


Il fallait qu’il fuit l’air vicié de cette chambre. C'était aussi fuir sa culpabilité, sa peur et le souvenir de toutes ses expériences immorales. Il devait se retrouver lui-même. Mike attrapa son manteau et emprunta Detona Street.

Ce n’est pas toi ça. Tu réalises que ça va mal finir ?...

Les paroles de Léo tournaient dans son esprit.

Il se retourna plusieurs fois sur le trajet, persuadé d’être suivi mais les rues se révélèrent résolument vides. Il savait que son objectif véritable, ce qui l'avait poussé à kidnapper cette serveuse et à commettre ces exactions, n'était pas atteint. Tout ça... pour rien, alors ?

Ses pas résonnaient sur l'asphalte. Après le carrefour Denson, il marcha un bon quart d'heure avant de parvenir jusqu'au cimetière Hill Valley. Il n'était pas venu consciemment jusque là, c'est même avec surprise qu'il découvrit la grille en fer forgé devant lui. Elle s'ouvrit dans un grincement quand il la poussa. Il n'était venu qu'une fois et pourtant, son esprit se souvenait parfaitement de chaque tombe, de chaque chemin emprunté, de chaque odeur. Celles-ci ont l’étonnante capacité de raviver des souvenirs profondément enfouis. L'herbe coupée par exemple, dont un tas, entreposé derrière un caveau, macérait, dégageant une senteur suave et piquante. Le plus ancré était celui des fleurs  à l'odeur pâmée qui montait des brins de chèvrefeuille, des corolles des belles-de-nuit et des lys abandonnés sur les marbres tout autour. Il avait mis tant de temps à s'en défaire et il était de nouveau là, ce parfum omniprésen et entêtant.

Les graviers crissaient sous ses pieds et l'ombre, pas encore tout à fait sur les pierres tombales, envahissait déjà le chemin pierreux. Elle l'accompagnait, à chaque pas. Il avait l’impression insistante de voir des silhouettes bouger entre les stèles, des ombres d’anges cornus glisser sur la pierre pour se cacher à sa présence. Un flux d'émotions emmêlées l'innonda. Chaos d’abjection, de colère et de souffrance ignorées pendant trop longtemps qui était en train de le submerger. Il avait pourtant essayé de noyer son trauma sous des doses de médicaments, jusqu'à lui faire oublier qu’il était encore vivant. L'injustice ! Lui vivant. Lui, le coupable. Lui, le meurtrier, le tortionnaire. Vivant !

Chancelant comme un vieillard, sa tristesse prenait corps et lui déchirait les entrailles.

L'emplacement devant lequel il se figea était couvert de fleurs irisées, dont la plupart, fanées, dégageaient une odeur rance diffuse. Une petite photo au cadre rond surmontait la pierre. Alix devait avoir dix-huit ans lorsqu'elle avait été prise. Elle n'avait jamais aimé les photos, il avait dû être dur pour ses parents d'en trouver une si récente. Evidemment, elle ne souriait pas dessus, elle avait toujours trouvé cela ridicule de montrer ses dents quand quelqu’un cherchait à immortaliser son image.

Du bout des doigts, Mike effleura la photographie en noir et blanc.

— Je suis… désolé… articula t-il avec peine. Alix, je vais… je vais tout réparer. On pourra vivre heureux tous les deux, tu verras...

Il déglutit péniblement, luttant contre le nœud qui se formait dans sa gorge, menaçant de briser ses mots.

— On oubliera tout ça… on se mariera… Tout ce cauchemar prendra fin.

Puis, il s’écroula à genoux dans les graviers rudes qui l’écorchèrent, tête baissée, ses mains agrippées avec toute l’intensité de sa détresse au marbre du caveau. Les larmes envahirent ses yeux clos et débordèrent, gouttant sur la pierre. Il pleura ainsi un long moment, perdant pied avec le monde autour de lui, versant les larmes qu’il n’avait jamais offertes à sa défunte petite amie. Jusqu’ici, il avait toujours évité d’affronter la vérité, refoulant ses sentiments. Alors qu’il touchait l’espoir fou de la revoir, le dilemme de devoir y renoncer s'insinuait en lui avec le joug de la culpabilité.

Ce ne sera pas elle. Pas vraiment. Et pourquoi aurais tu droit au bonheur, après tout ce que tu as fait ?

Il s'éloigna, les yeux baignés de larmes.

Alors qu’il errait entre les croix ombragées tel un fantôme, il s’arrêta, captivé par de somptueuses gerbes de lys blancs. La sensation de ne plus être seul fut si violente qu’il frissonna, persuadé de se trouver nez à nez avec l’importun en pivotant sur ses talons. La présence était là, si près qu’il avait l’impression de sentir son souffle dans son cou. Pourtant, elle semblait être partout, et en même temps assez proche pour tendre la main et pouvoir la toucher.

Une boule se forma dans sa gorge.

C'était semblable au vent, diffus et immatériel. Des picotements parcouraient son échine, réveillant son instinct primaire de peur. C'était tout autre chose. Quelque chose de... dangereux.

Alors qu’il s’apprêtait à détaler tel un enfant qui s’échappe d’une cave obscure, il entendit une voix tout près de son oreille... était-ce celle d'un homme ? Elle dit tout à fait distinctement :

— Non, je ne le vois pas à la même lumière.

Mike sursauta et se retourna brusquement.

Des tombes blanches, des ombres, des fleurs. Mais pas âme qui vive.

Il crut entendre un écho pareil à un pas, un pas qui se voudrait délibérément terrifiant. D’une consistance d’abord ténue, cette résonnance se renforça jusqu'à lui faire croire que quelqu'un marchait juste derrière lui. Il trembla de la tête aux pieds et se pétrifia.

D'une seconde à l'autre, ce fut fini. Invraisemblablement, il savait que la présence était partie.


Quand il quitta le cimetière, le soleil était déjà bas dans le ciel. Bien que les rues soient désertes et que ses tripes se soient détendues, la sensation d’être épié ne le quittait plus. Incapable de rentrer chez lui, il décida de s'attarder dans le centre-ville.

Devant un épicier, il capta la conversation d’un couple de personnes âgées :

— Non mais, tu te rends compte ? Cette pauvre fille qui a été enlevée ?

— Oui, j’en ai entendu parler… La police est à sa recherche. Comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Veratim. Je m’en souviens parce que ça sonne bizarrement.

— Ce qui est vraiment bizarre, c’est qu’elle soit réapparue deux fois, pour ensuite disparaitre de nouveau. A mon avis, c’est une fugue !

— Une petite garce qui veut attirer l’attention, les jeunes ne savent plus quoi inventer ! D’autant qu’elle n’avait aucune trace de sévices...

Aucun sévice.

Mike revisualisa les diverses exécutions de Sarah et grimaça. Il pressa le pas, le cœur au bord des lèvres.

Passant devant une boutique d'électronique avec un immense téléviseur d'exposition allumé, il ralentit le pas. Une foule de badauds était réunie devant  le journal de 20h sur CNN. Dans son tailleur orange-cuivré, la présentatrice vedette déclamait :

« ... Mesdames et messieurs, suite aux enlèvement présumés de ces derniers jours, les rumeurs vont bon train. Elles prétendent que des extra-terrestres nous auraient figés pendant plus d’une semaine, pour faire des expériences sur nous. Des stars et des personnalités politiques sont retrouvés dans des endroits insolites, comme s'ils avaient été drogués. PLusieurs cas d'enlèvements ont été signalés. Nous recevons aujourd'hui le professeur Davis, chercheur à l'institut de sciences humaines sur les phénomènes de contrôle des masses. Selon lui, toute théorie complotiste est parfaitement grotesque. Le gouvernement appelle d'ailleurs la population à garder son calme. John Barker, du Bureau fédéral d'Investigation, que nous recevons également, nous garantit que tout est sous contrôle. Monsieur Barker ?

— Oui, madame. J'encourage néanmoins tous les citoyens à rester à demeure, si possible confinés. Les enlèvements signalés dernièrement n’auraient rien à voir avec des extraterrestres, mais plutôt avec du terrorisme. Une enquête est d'ailleurs ouverte.

Qu'en pensez vous, monsieur Davis ?

— Tout à fait exact, Chrysta. Les journalistes cherchent seulement à vendre. Si le gouvernement appelle au calme, il faut s'y conformer. Rien de pire que les foules qui paniquent... »

L'agent du FBI faisait face à un vieux dégarni ratatiné dans son fauteuil en cuir. Il avait tous les traits d’un militaire. Quand ils disparurent dans les coulisses, la journaliste n’hésita pas à remuer les doutes de chacun :

— L'armée nous cacherait-elle quelque chose ? Cela aurait-il un rapport avec les derniers scandales de la Maison Blanche ? Que faisait le président dans un quartier de classe moyenne ? Les enlèvements pourraient-ils avoir un lien ?... »


Les gens amassés devant la vitrine se regardèrent, sceptiques.

— C’est vrai que c’est bizarre… Vous pensez que le gouvernement nous cache quelque chose ?

— Je vous dis, moi, on est sous contrôle depuis des décennies ! Et c’est clairement pas ce guignol qui va nous convaincre du contraire…

Un vieux brandit son parapluie :

— Pourriture communiste ! C'est le phosphore dans l'eau ! Ils ont contaminé nos précieux fluides...

Une femme avec un cabas s'indigna, serrant son châle sur ses épaules :

— Et personne ne réagit, vous vous rendez compte ?


Mickaël sursauta alors qu’un homme lui saisit le bras :

— Et toi, mon gars, t’étais où pendant le bug de l’horloge ? Tu t’souviens de quelque chose ?

— Lâ… lâchez-moi… J’ai rien à voir là-dedans ! bafouilla Mike, en se dégageant nerveusement.

— Moi, j’ai aucun souvenir ! Rien ! J’étais trempé et couvert de fientes d’oiseaux quand j’ai repris connaissance, ça veut dire quoi à votre avis ?! cria une autre personne sur sa droite.

Mike recula et trébucha sur le rebord du trottoir. Se rétablissant maladroitement, il se détourna en panique.

— Foutez-moi la paix ! hurla t-il en fuyant.

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