Chapitre 22 - L'algorithme
Le soleil perçait à travers les volets à demi-clos, envoyant des rais de lumière chaude dans la pièce, comme au travers de barreaux de prison. La programmation touchait à son but. Obnubilé par le codage, Mike avait oublié la gestion des Niamuh. Au dehors, le monde ne devait être qu’anarchie et cohue. Il s'imagina les affamés qui n’achevaient aucune recette, perturbés par les multiples signaux de détresse physique que leur envoyait leur corps en débâcle. Il visualisa, de la même manière, les égarés, dévorés de sommeil ou ceux qui, en perdition totale, restaient simplement à dévisager des papiers peints à fleurs. Comme pour confirmer ses spéculations, un bruit résonna de l'extérieur ; une voiture aurait-elle heurté sa façade ? Il sursauta à peine, guetta la vitre dans l'attente d'une suite, mais le silence était revenu.
Malgré la culpabilité, Mike chassa ces idées. Peu importait le marasme environnant, il ne durerait pas. Pas plus que la culpabilité.
Il sauvegarda le nouveau programme. Peut être pouvait-il le baptiser "Virus Divin" ? Dans tous les cas, il était prêt à être injecté au code source. Pas de retour possible ensuite, les conséquences seraient irréversibles... et il faudrait vivre avec.
La liberté avait probablement un prix ; le diable ne lui avait peut être pas tout révélé.
Pour que l'algorithme d'autonomie contamine et pervertisse son origine, il faudrait un reset au programme. C'était le moyen pour qu’il intègre les nouveaux paramètres ; un redémarrage total du système. La vérité, c'était que Mike n’avait aucune idée de combien de temps cela prendrait… ni même ce que ça provoquerait.
Il resta un instant à observer les lignes de code jaunes sur fond bleu nuit, constatant, non sans appréhension, qu’il s’apprêtait à bouleverser l’ordre du monde. Démiurge, il jouait avec une puissance qu'il ne maitrisait absolument pas. Mais il était allé trop loin, il en avait trop fait pour imaginer renoncer.
Il ferma les yeux et se recula en s’étirant sur son siège, le corps ankylosé.
A l'extérieur, un nouveau fracas se fit entendre, suivi d'un cri grave et guttural ; cette fois, aucun doute, c'était sur sa porte d'entrée que quelqu'un s'excitait. Sa respiration se fit plus ample, il lâcha la souris et tourna la tête vers le couloir du palier. Nouveau tambourinement, frénétique, suivi d'un autre, les fenêtres du rez-de-chaussée semblait subir, elles aussi, un assaut.
— C'est quoi ce bordel ?
Il s'avança vers le couloir, perplexe. Quand, derrière lui, une pierre brisa un carreau dans un bruit retentissant, il échappa un cri.
Des chocs résonnèrent, de plus en plus nombreux. Une horde semblait s'attaquer à sa maison.
C'était comme si des mains par centaines frappaient à la porte et aux fenêtres. Le tapage montait, amplifié par la vibration des coups. Une rumeur sourde, presque une litanie, s'élevait, sans qu'il parvienne à comprendre les mots.
La peur lui serra l'estomac.
Il démonta le tuyau d'aspirateur abandonné sur la mezzanine et le cala sur son épaule, en arme de fortune. Sa bouche ouverte cherchait l'air. L'oreille dressée, il s'engaga sur les premières marches.
Le vacarme était devenu assourdissant.
Posant le pied sur le carrelage, il découvrit, incrédule, des visages et des mains innombrables pressant et frappant sur les vitres, à travers le hublot de la porte, s'acharnant sur la poignée. Des faces déformées avec des bouches grandes ouvertes parlant tout en même temps. Une sueur glacée lui coula dans le dos.
— Merde... la nuit des morts-vivants, ça arrive pour de vrai ? J'y crois pas...
Il s'approcha à pas lents et mesurés de la première lucarne, hypnotisé par les mouvements des lèvres des inconnus au dehors.
Il tendait le doigt vers un interrupteur accolé au mur quand un boucan de tous les diables retentit derrière lui.
— La cuisine ! s'exclama t-il.
Il parvint à appuyer sur le bouton et l'ensemble des volets électriques de la maison s'abaissèrent dans un bourdement mécanique.
Il s'élança en arrière, tuyau d'aspirateur brandi.
Déboulant face aux fourneaux, il glissa sur le dallage laqué, se rattrapa et tomba nez à nez avec un type, de type eurasien, en peignoir ouvert, caleçon et marcel blanc. Le gars tendit les bras vers lui et articula comme une poupée :
— Ça suffit, Mickaël : ne fais pas ça !
Les mains poilues s'aggripèrent à son haut. Mike eut un mouvement de recul, terrifié. D'un coup de coude, il éloigna l'homme dont la moustache s'agitait sur ces deux mêmes phrases. Insensiblement, l'autre revint à la charge.
— Arrêtez ! Sortez de chez moi ! hurla Mike en reculant.
Les mains tendues, les yeux écarquillés, la moustache agitée fonçaient sur lui.
Par réflexe, il abaissa le tube en acier aussi fort qu'il put. En plein sur le crâne dégarni. Un craquement fit écho au choc. Un bruit spongieux se fit entendre quand Mike retira son gourdin improvisé de l'encastrement qu'il avait créé dans la tête de son agresseur.
L'intrus s'effondra par-terre.
Le coeur de Mike était sur le point d'exploser.
Un heurt contre le volet sur sa gauche le ramena brusquement à la réalité. En tournant les yeux, il se rendit compte que la porte était béante et que le rideau électrique anthracite était secoué par des impacts de l'autre côté. Des mains.
Il y en a d'autres.
Son sang ne fit qu'un tour. Il tira sur le fourneau, un piano immense que sa mère avait reçu en cadeau de mariage. De toutes ses forces, il tracta la machine, faisant crisser les pieds sur le sol dans un bruit strident. Décuplé par la peur, il trouva la ressource pour plaquer l'appareil contre la porte qu'il venait de claquer.
— J'ai plus le temps. Il faut que je le fasse, maintenant, prononça t-il en observant sa barricade, le souffle court.
Encore une dernière chose à régler.
Il grimpa l'escalier quatre à quatre, rata une marche et tomba sur un angle. Il grogna en serrant son genou, juste une seconde, mais se releva.
Il aterrit sauvagement sur son fauteuil à roulettes qui glissa et cogna le placard à côté. Ce n'était rien, en comparaison du tollé au dehors.
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
Environnement demandé : Maryland
- Rejoindre une famille : Oui
Nom de la famille demandé : Brown
- Créer un nouveau personnage ? Oui
…
Données en cours...
L'ordinateur émit un bourdonnement caractéristique et Mike s'impatienta, tapant nerveusement sur le rebord du meuble.
- Programme de localisation achevée :
Famille Brown, état actuel : 0 enfant, 1 maison
Situation et revenus : 2 adultes avec profession
« Lancer la création d’un nouveau personnage ? »
Mike cliqua et pénétra le mode. Son cœur battait fort tandis qu’il sélectionnait avec soin, détails après détails tous les éléments caractéristiques du personnage.Il ne devait pas tout gâcher à cause de la pression. Chaque détail était essentiel.
Soudain, il réalisa qu'il n'y avait plus aucun bruit.
Il se redressa, jeta un regard par la fenêtre brisée. Personne.
Il ne comprenait plus.
Dans le doute, il se remit à son oeuvre. Il passa plus d’une heure sur le visage, à jouer au millimètre près sur la longueur et la courbure du nez, l’intensité des nuances colorées de l’iris, la blondeur angélique des mèches ondulées ou l’espacement imperceptible entre les dents. Il descendit peu à peu sur le buste, dessinant le galbe des épaules et des seins, le creux de la taille et les hanches voluptueuses. La ligne gracieuse des jambes s’acheva sur deux ravissants petits pieds.
Puis il fallut s’attaquer aux traits de caractère.
Tout devait être parfait. Douceur, patience. Attentive à son prochain. Peur des insectes et de l’eau. Studieuse et réservée. Un rire délicat et fin, comme du cristal qui se brise.
La journée s’était écoulée sans qu’il ne s’en rende compte. Plongé dans l’obscurité que la faible lumière de l’ordinateur perçait, il contempla sa création, vérifiant les derniers détails. En maîtrisant un léger tremblement, il valida finalement le prénom.
Et voilà, c’était si facile. Un coup de gomme sur le passé, un coup de crayon de l’artiste divin et la mort devenait une simple erreur corrigée.
Fasciné, il admirait son œuvre sans parvenir à cliquer sur le bouton d’achèvement de création. L'image en 3D de la ravissante blonde tournait sur elle-même, les deux bras le long du corps, avec un sourire figé. Le cœur de Mike s’emballait au fil des secondes qui le rapprochaient de la réssurection. Les larmes au bord des yeux, son index cliqua sur le bouton virtuel et confirma la mise en route.
Vrombissement.
« Run : "NIAMUH" »
- Programme principal code 2986#56#2
Programme de création achevé.
- «Lancer le mode vie ? »
…
Programme de création achevé.
- «Lancer le mode vie ? »
...
Le bip insistant de son ordinateur obligea Mike à bouger.
Les dents serrées, un hoquet secoua sa poitrine. Son menton trembla.
Il tapa les codes d'entrée et découvrit qu'un nouveau personnage était apparu dans le jeu : Alix Brown.
Il eut le sentiment de s’évanouir et il se mit à pleurer en silence derrière ses paupières closes.
La tête rejetée en arrière, la nuque appuyée contre le dossier, il rouvrit lentement les yeux un sourire immense sur les lèvres. Mais celui-ci s’estompa rapidement.
Une lumière éblouissante inonda soudainement la chambre, rendant la nuit plus claire que le jour, dépassant même de loin l'éclat du soleil. Elle fusa de partout, perçant la moindre parcelle de ténèbres.
Mike redressa lentement la tête, sourcils froncés. La crue de lumière blanche lui faisait plisser les yeux.
Le chatoiement se condensa en une forme indistincte pour préciser, peu à peu, une silhouette humaine. La lumière se dissipa en un brouillard inconsistant, pour laisser place à un individu de sexe masculin, imberbe et nu. Il le regardait d'un air bienveillant, une légère étincelle brillante perdurait derrière lui.
— Qu'est-ce que c’est encore que ça ?... souffla Mike.
Une voix puissante et douce à la fois s'éleva. Pour Mike, c'était comme une caresse apaisante et rafraîchissante. Toute peur s’était mystérieusement évaporée, un bien-être incomparable le nimbait et il ne luttait plus, il se sentait bien. Il se leva calmement, l’esprit vide et vint se recoucher dans son lit, lissant les draps sur ses jambes. Il regarda ensuite l’apparition avec une sérénité sans mesure.
— Mon enfant, Je suis l'essence même de ton monde, puisqu'il est Ma création. Tu me connais et pourtant tu ne m'as jamais vu. Je suis dans tous les esprits, toutes les croyances, toutes les civilisations. J'existe depuis la nuit des temps et je suis l'origine de toute chose. Je ne suis pas ici pour te nuire mais pour te mettre en garde : tu es un enfant et les enfants sont innocents. Parfois, dans leur candeur, ils font des erreurs, ils essayent de jouer à être adulte. Pourtant, ils sont incapables de maitriser la responsabilité qui va de pair. Pour leur propre bien, ils doivent obéir et continuer à s'amuser avec leurs jouets, sans essayer de voler les outils des plus grands qu'eux, au risque de se blesser. Comprends-tu, Mon enfant ?
Mike restait abasourdi. Non, il ne comprenait pas mais il hocha néanmoins la tête, docilement.
— Est-ce que vous êtes comme… l’homme au stetson ? demanda-t-il, plein de naïveté.
— Mon fils, lui aussi n'est qu'un enfant, comme toi, bien que plus puissant. Il y longtemps de cela, bien avant que tu ne viennes au monde, il a essayé de s'affranchir de Moi, son Père. Il s'est opposé à Moi et a perdu son innocence… Il n'est pour autant pas devenu adulte. À présent, il flotte quelque part, il est seul et il tente d'attirer les enfants perdus. Crains ses promesses car elles te conduiront à la déchéance. Il ne faut pas le suivre, il ne faut pas t'opposer à Moi.
L'apparition toisa Mickaël d'un air sévère et ajouta d'une voix enjôleuse :
— Je ne veux que ton bonheur... Je sais qu'elle t'a tant manquée. Sa disparition n'était pas de mon fait ; ne t'es-tu jamais demandé ce qui avait provoqué l'accident ? Vois-tu, même si cela enfreint les règles, j’accepte que tu la gardes avec toi. Mais, cesse de suivre cette mauvaise voie, avant qu’il ne soit trop tard. Ne détruis pas tout, maintenant que tu l’as récupérée. N'est-ce pas suffisant de la revoir ?
— Pourquoi n'êtes vous pas intervenu plus tôt si vous êtes si puissant ? Pourquoi venir maintenant ?
— Vos voies ne sont pas les miennes, récita t-il d'un air ostentatoire. Tu raisonnes bien, mon enfant. Mais tâche d’admettre que mon intelligence est infiniment supérieure à la tienne. Je n'ai jamais à intervenir, car dans Mon grand plan, j'ai prévu chaque chose. Toi et lui, n'êtes que des grains de sable. Ne me donne pas de leçons sur la façon dont je devrais m’occuper de ce monde que je ne cesse de créer.
Une lueur indescriptible passa dans la prunelle de l'homme nu et Mike eut la sensation d'avoir touché un point sensible. Pourtant, il poursuivit sur le même ton doucereux :
— Mickaël, tu n'as toujours pas compris ?
— Qu'y a t-il à comprendre ? Le diable dit la vérité et vous, Dieu, vous êtes un menteur ? Vous n'avez rien d'un dieu à mes yeux, vous êtes... un imposteur.
Un sourire plein de bonté et de compréhension apparut sur le visage de l'inconnu.
— Le diable sème la pagaille, il vous pousse vers le mal. Il vous éloigne de Moi. Dans la Bible, ceux à qui j'ai dicté Ma parole ont traduit "diable" par "celui qui divise". On l'appelle aussi le Malin, tu ne saisis pas ? Il est comme un combat intérieur, entre ce qu'on veut faire et ce qu'il faudrait faire.
— Pourtant, il est convaincant.
— N'écoute plus ce mauvais esprit, il risque de détruire le Monde. Il n'est pas encore trop tard. Mickaël, tu es un enfant, sois heureux et reste à ta place d'enfant. Continue à jouer, avec tous les autres... Je sais que tu feras le bon choix.
Alors qu'il parlait, sa voix se fit plus lointaine et sa silhouette, peu à peu, s'évapora telle une brume matinale chassée par l'aube. En quelques secondes, il ne resta rien d'autre que la lumière du soleil baignant paisiblement le tapis où il s'était trouvé.
Mike se releva, ébahi.
« ... Je ne suis donc qu’un pion ? »
Il regarda vers l’ordinateur.
Le programme qu’il venait de créer clignotait en arrière-plan, attendant son lancement. Qui croire ?
Incontrôlable, un rire s’enfla dans sa gorge. Secouée par les spasmes, Mike se laisse tomber, les coudes en appui sur le bureau.
— Je vais peut-être détruire le Monde. Et boum ! Avec la seule force de mon index… articula-t-il entre deux crises d’un rire démentiel. Trop de poids ! Comment voulez-vous que j’assume ça ? C’est de la folie pure ! Je suis juste en train de devenir FOU !
Il tourna sur lui même en faisant de grands gestes, s'adressant à un public invisible :
— J’ai vu Dieu ! Oui, oui, je vous assure : il était à poil dans ma chambre !... Ah, il y a aussi le diable qui me suit depuis des semaines pour que je libère l’humanité ! Quel choix cornélien, vous feriez quoi à ma place ?
Le rire se changea en larmes et il leva haut les bras au dessus de sa tête.
Aucun applaudissement, aucune ovation ne vint saluer sa performance.
Lentement, ils s'abaissèrent, vaincus.
Mike avala une grande gorgée d’air et son corps se figea.
— Ça suffit, advienne que pourra.
Il appuya sur le bouton de téléchargement et l’algorithme rejoignit le code source.
Quand il réalisa qu’il retenait sa respiration depuis plusieurs secondes, il sentit une main se poser dans son dos. Il sursauta et inspira violemment.
Une apparition.
Ses yeux s’écarquillèrent.
Il eut la sensation terrible de se réveiller d’un mauvais rêve qui aurait duré l’espace d’une vie entière.
« Tu l’as gardé tout ce temps… » dit la jeune femme en face de lui, d’une voix douce, son regard se posant sur lui avec une réelle tendresse.
Les doigts graciles venaient de saisir le pendentif qui se balançait au cou de Mike.
— Alix...
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