Quand je me réveille ce vendredi matin avant l’aube, Evelyne Riviera a disparu. Je m’aperçois très vite que ma motoneige n’est plus là non plus. Cela me met en colère, autant à cause du vol et de sa prise de risque que de mon imprévoyance. Je n’aurais pas dû laisser la clé sur la table. La tempête s’est calmée, il ne neige plus du tout. Il n’empêche que les congères accumulées sur le sentier dissimulent la piste. Je suppose qu’elle s’est servie du GPS qu’elle avait retiré de son Ford hier soir pour repartir, car elle n’a pas pu suivre les traces de mon engin recouvertes par la poudreuse. J’ai très envie de la retrouver pour lui faire passer son indélicatesse. Je suis militaire de carrière, et par conséquent parfaitement entraîné à maîtriser mes émotions. Cependant, elle m’a berné comme un bleu, ça me met hors de moi.

Sa rencontre m’a surpris et déstabilisé. Quand j’ai vu les faisceaux de ses phares trouer les ténèbres, j’ai voulu savoir de qui il s’agissait. Qui pouvait bien se promener par cette nuit si dangereuse à cause de la tempête de neige ? Je suis à la tête d’une unité de forces spéciales, chargée de neutraliser des djihadistes, dont deux français. Mais lorsqu’on travaille au service d’action spécialisée de la DGSE, on est sous couverture. Pour la population lambda, je suis romancier.

Hier soir, je pensais à tout sauf à découvrir une jeune femme déterminée à mener un sauvetage en pleine nuit. Je ne sais pas si cette fille est courageuse ou inconsciente. Mais elle est belle à couper le souffle. Du haut de son mètre soixante, de grands yeux chocolat chaud semblent scruter mon âme, et juger mes actes. Sa chevelure brune retombe en boucles lourdes de chaque côté de son visage au teint mat adorable. Son nez fin est celui d’une princesse orientale. Sa bouche aux lèvres délicatement ourlées me donne des idées indécentes. Sa silhouette menue lui prête un aspect fragile, mais elle a largement prouvé qu’elle ne l’est assurément pas. Elle est incroyablement obstinée et têtue. C’est profondément agaçant, car je dirige une équipe et j’ai l’habitude de me faire obéir.

Avant de me coucher sur la fourrure d’ours qui me tient lieu de tapis, j’ai appelé Marko par radio pour le prévenir de se tenir prêt à l’aurore. C’est mon second. Il appartient au Groupement Commandos de Montagnes, les GCM, et représente le gouvernement français de façon officielle, contrairement à moi. Il est chargé de la surveillance de la vallée de l’Ingouri, le seul axe de passage du Haut Svanéti. L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie sont les deux régions séparatistes autoproclamées indépendantes qui encadrent le Haut Svanéti, encouragées et soutenues par le gouvernement russe. La Russie contrôle le Caucase du Nord, et aimerait en faire autant pour le Sud. La Géorgie est sous tension permanente depuis 2008.

Je contacte de nouveau Marko, puis je sors le Ford F-150 AT44 de son hangar et me lance sur la trace d’Evie alors que l’aurore pointe. Son pick up n’a pas bougé de son stationnement devant la congère. Evie semble avoir récupéré des affaires, puis repris sa route en contournant le tas de neige accumulé sur le chemin. Cette fille a un culot incroyable. Je l’héberge et lui épargne une nuit dehors par moins quinze degrés, et voilà qu’elle me pique ma bécane. Voler un inconnu en plein Caucase peut s’avérer périlleux. Des individus bien pires que moi et mes hommes rodent dans ces vallées. Mais surtout, je redoute qu’elle ait un accident. Conduire la puissante motoneige sur la piste étroite et glissante est un sport dangereux, et elle pourrait bien y laisser sa vie. J’ai très envie de la retrouver pour lui mettre une fessée afin de lui apprendre à être plus prudente. Je parviens à grand peine à doubler le pick up abandonné en mordant sur le talus enneigé. Mes pneus chaînés s’accrochent dans la poudreuse de la congère, je réussis à l’escalader en avançant très doucement.

Marko me rejoint peu après, de l’autre côté du col, en compagnie d’Aleksander, le second membre de mon équipe. Aleksander est instructeur géorgien pour l'OTAN dans l'école militaire de Tbilissi. Nous sommes équipés de tenues discrètes, invisibles à distance. Le soleil darde ses premiers rayons, éclairant d’une lueur timide un paysage d’une blancheur immaculée. Je chausse mes lunettes noires en prévision de l’éblouissement qui ne saurait tarder. Mes hommes abandonnent leurs motoneiges et les dissimulent sur le bas-côté, puis nous entreprenons l’ascension vers le mont Chkhara, en suivant les traces laissées par Evie. Mon Ford F-150 est équipé pour rouler dans la poudreuse, et passer sur les congères ne pose aucune difficulté. Le véhicule dérape à peine.

Si Marko et Aleksander sont surpris par mon récit, ils se gardent prudemment de me le montrer. Ils arborent un visage impassible. Intérieurement ils doivent ricaner qu’une gamine en détresse me cause de tels ennuis, mais ils sont habitués à obéir sans discuter. Seul un froncement de sourcil de Marko témoigne qu’il prend la situation très au sérieux. C’est grâce à cette obéissance sans faille que lui et moi avons opéré au Mali, dans les missions de renseignements et de guidage des frappes aériennes de l’opération Barkhane. Nous faisions alors tous deux partie du Groupement Commando de Montagne, les GCM. Aleksander, lui, est détaché de l’armée géorgienne. Plusieurs autres membres complètent mon équipe, sept en tout, mais ils sont restés à leurs postes pour surveiller les vallées.

En acceptant de participer à ce sauvetage avec Marko, je risque de mettre en danger ma couverture de romancier tranquille. J’en ai bien conscience. En même temps, je ne peux pas laisser Evie et ces hommes sans aide, surtout que je n’ignore pas que l’armée géorgienne ne pourra obtenir l’autorisation de son gouvernement à temps pour les secourir, à supposer qu’ils soient toujours en vie. Il faudra d’abord que la Russie donne son accord, pour de ne pas créer d’incident diplomatique. Je me dis que ce sauvetage me permettra peut-être de me rapprocher de l’ONG d’Evie et de l’utiliser comme couverture pour circuler dans les villages, afin de me justifier cette prise de risque.

Il se passe encore une heure et demie avant que nous atteignions les trois quarts du mont Chkhara et que nous apercevions l’épave de l’hélico, forme noire échouée sur un minuscule gradin, au pied d’un couloir d’avalanche. Au-dessus s’élève un pic gigantesque, tandis qu’un profond ravin dévale en dessous. Nom de Dieu ! Si l’avalanche se déclenche, Evie mourra, emportée dans une chute de plusieurs centaines de mètres, avec ceux qu’elle essaie de sauver, s’ils sont toujours en vie, bien sûr.

Le soleil dépasse les premières cimes et réchauffe doucement l’air à cette très haute altitude de quatre mille mètres. Trois virages plus tard, je distingue une petite silhouette au beau milieu de la plate-forme, à mi-chemin entre la piste et l’hélicoptère. Cette femme est complètement inconsciente, je lâche un juron.