Chapitre 9 Evie
Lundi matin, mon humeur s’est améliorée. J’ai avalé mon café assorti de tartines, lorsqu’Elisso arrive, et que Charlotte, Alan et Randy s’installent pour leur petit-déjeuner.
— Salut tout le monde, je lance à voix feutrée, pour les laisser se réveiller en douceur.
— Salut Evie, me répond Charlotte, distraitement.
Je devine à son air béat et à ses joues rosies qu’elle a passé un très bon moment avec Alan, ce qui me fait sourire. Si Alan peut être caustique, il est aussi très tendre avec elle, ce qui fait de lui un super mari. Elisso se sert un café pendant que je vais chercher mon nécessaire de soins pour l’installer dans le pick-up. Il a allumé le moteur, afin de le chauffer.
Je profite de cet instant de paix et de silence, admire les maisons de pierres de deux étages dans le hameau, comme si l’immensité alentour avait incité les hommes et les femmes de ce pays magnifique à se regrouper. À côté de ces bâtisses se dressent des tours crénelées, vestiges du moyen-âge. Au nord, le sommet du Chkhara domine du haut de ses cinq mille cent quatre-vingt-treize mètres, monstre imposant aux pics acérés et mortels.
Je fais les visites extérieures en solo en ce début de semaine, car Alan briefe Randy sur les dossiers en cours. En gros, ils font de la paperasse ! Du coup, Charlotte a deux fois plus de travail, pour faire les soins les plus simples, mais aussi pour la tenue du secrétariat et de l’accueil. Ricky est reparti en direction de Tbilissi, afin de rejoindre la France, puis les États-Unis. Si notre administration n’a pas l’intention de le licencier, il va cependant être entendu pour ne pas avoir dévié sa route vers Koutaïssi quand la météo est devenue mauvaise.
La direction de Terre et Humanité comprend que l’explosion du moteur est une chose possible lorsqu’on frôle de trop près la limite russe sans autorisation. Et en hélicoptère, la distance d’Ouchgouli à la frontière est franchie en deux minutes. La dérive infime de l’appareil a été sanctionnée par un tir de missile. Je trouve cela terriblement injuste, mais je sais aussi que mon point de vue européen n’est pas forcément partagé dans le reste du monde. C’est ce que m’ont appris les cours pour devenir infirmière humanitaire, et je viens d’en apercevoir une démonstration très claire.
Dès qu’Elisso est prêt, nous nous mettons en route. Il conduit, ce qui me va très bien. Il fredonne doucement en négociant les six cents mètres qui nous séparent du premier patient. C’est un homme âgé de quatre-vingts ans, Georgio, qui vit seul dans sa ferme en pierre. Il a autant besoin que je lui refasse son pansement au coude, que de parler un moment. Assis dans son fauteuil près de la cheminée, il nous offre de prendre un thé en sa compagnie, que nous acceptons.
Les Géorgiens sont très accueillants. L’hospitalité est particulièrement développée à Ouchgouli. Lorsque j’aurais fini ma tournée ce midi, tous m’auront proposé une boisson ou un petit pain, un gâteau ou un fruit. Et bien sûr, pas question de refuser, sous peine de les blesser.
Grâce à Elisso, nous pouvons communiquer, ce qui facilite nos échanges.
— Alors, ça vous plaît de vivre ici ? m’interroge Georgio.
— C’est très beau. Je suis ravie de travailler parmi vous !
— C’est bien que la neige ne vous fasse pas peur, parce que l’hiver va être long, m’avertit Georgio.
— Comment vous êtes-vous blessé ? je demande.
Georgio grimace, puis prend un air penaud avant de me répondre.
— Je suis tombé. C’est à cause de cette vieille bique de Liana. Elle est venue avec son âne l’autre jour, pour charger du bois. Sa bestiole a fait ses besoins dans ma cour. Mais comme il a neigé la nuit suivante, je n’ai pas vu la crotte le lendemain, et j’ai glissé dessus !
Je ris de bon cœur au récit de Georgio, sans deviner s’il se paie ma tête ou pas.
— À demain, je lui dis, alors que nous partons vers la prochaine patiente.
La population vit en haute altitude, dans des conditions extrêmement rudes, isolée du reste du monde presque six mois par an, en raison des routes impraticables à la mauvaise saison.
Alan a décidé que notre équipe se déplacerait pour les personnes de plus de soixante ans, et ceux qui ne peuvent pas. C’est pourquoi nous visitons d’abord les anciens à Ouchgouli, avant de grimper les pentes raides qui mènent aux hameaux.
Quelques minutes plus tard, nous arrivons au domicile de Liana, qui a soixante-dix ans. Je viens pour prendre sa tension, elle a le cœur fragile. De plus, elle souffre un peu du dos. Alan pense qu’elle a de l’arthrose, ce qui n’est pas incompatible avec son âge. Liana est ravie de nous voir, elle s’empresse de nous accueillir à l’intérieur de sa maisonnette. La petite pièce est propre, aménagée simplement, avec quelques meubles en bois. Liana est bavarde, tant mieux, parce que nos échanges me permettent de mieux comprendre les habitants.
— Il va y avoir un beau marché toute la semaine, m’apprend-elle. Il se tiendra le matin, et la foire aux bestiaux l’après-midi. Les gens viennent faire leurs courses de Noël. Il y aura même une fête à l’auberge, le dernier soir.
— Je ne voudrais surtout pas rater cette occasion de rencontrer les villageois !
Elle sourit, ma réponse lui fait plaisir.
— Il va y avoir des chants, des musiciens joueront nos airs traditionnels, ajoute-t-elle.
— Je serais ravie de découvrir cela !
Je la remercie chaleureusement pour le petit pain qu’elle nous offre.
Je prends conscience que Noël est dans quelques jours. Je mesure enfin comme ma famille me parait loin. À vrai dire, cela ne me dérange pas tant que cela. J’aime ma mère et mes frères, mais j’ai besoin de cet éloignement pour comprendre qui je suis réellement. Je veux vivre pleinement mon indépendance et expérimenter ma passion des sports extrêmes.
Dans le courant de la matinée, nous rejoignions plusieurs bâtisses isolées, et nous rendons jusqu’au lieu-dit d’Adishi, à une heure de route du dispensaire. Nous organisons chaque jour une rotation entre les nombreuses fermes et les quelques hameaux perdus ici et là, que nous visitons régulièrement, afin de savoir si tout va bien pour leurs habitants. Tous n’ont pas besoin de soin, mais comme l’ONG débute sa mission, il s’agit de faire connaître notre présence et de démarrer une relation de confiance avec la population. Parfois, nous laissons le pick-up pour parvenir à pied jusqu’à certains domaines. J’ai découvert avec surprise à mon arrivée que les gens circulent à cheval ou en carriole, à cause de la neige abondante à cette époque. Les essieux des chariots sont munis de patins pour pouvoir glisser. Les paysans élèvent du bétail pour se nourrir. La saison agricole est très courte, ici il faut être solidaire pour survivre.
À notre retour, je demande à Elisso de m’arrêter sur la place du marché, afin de regarder les étals. Je vais pouvoir acheter des cadeaux à ma famille. Je choisis du Tchatcha pour mon père, de la vodka géorgienne, m’affirme le vendeur en souriant. Elisso m’explique que cela ressemble plutôt à la Grappa italienne, mais qu’autrefois, la Géorgie a produit d’importantes quantités d’alcool pour la Russie, et que la qualité n’y était pas toujours. La dénomination de vodka géorgienne est restée, c’est une plaisanterie ici. Puis je déniche du sel fait d’un mélange d’épices, que je destine à ma mère, car elle ne craint jamais d’essayer de nouveaux goûts. Enfin, j’avise une peau de vache, que je réserve pour mon grand frère, puis une de mouton pour mon petit frère. Je les ai souvent traités de « peau de vache » et de « mouton », l’un parce qu’il a toujours aimé me jouer des tours et l’autre étant donné qu’il m’imitait tout le temps. Ça va leur donner l’occasion de s’en souvenir ! En réalité, je les adore.
Ensuite, nous rentrons au dispensaire, après être passés chercher le repas que nous a concocté la mère d’Elisso. Dès que ces merveilleux plats sont engloutis, j’aide Alan à tout ranger et à laver la vaisselle.
— Quelqu’un souhaite faire une partie de poker ? demande Randy en brandissant des cartes.
Le visage d’Elisso s’illumine.
— Je veux bien, annonce-t-il.
— Oui, répond Charlotte. Alan, tu joues ?
— Mmh. Je vais vous battre, je suis en veine, frime le médecin-chef.
Je ris. J’hésite. J’irais bien me promener à l’extérieur, mais cela peut attendre. Faire connaissance avec l’équipe me parait plus intéressant.
— OK, j’en suis, je confirme, alors que tous les regards se tournent vers moi.
Randy distribue une carte à chacun.
— Le perdant devra répondre à une demande du gagnant, déclare Alan, tout en sortant un portefeuille plein de lari, les pièces de monnaies locales, qu’il répartit équitablement.
— C’est une excellente idée, abonde Randy.
— Pas de bizarrerie, j’impose.
J’observe Charlotte, qui sourit. Bon, elle a l’air confiante, donc je ne proteste pas. J’espère juste que les questions ne seront pas trop intrusives. Mais à vrai dire, cela peut être une façon de faire connaissance.
C’est celui qui a la figure la plus forte qui donne. Cela tombe sur Charlotte.
Elle distribue à chacun une carte, puis une seconde.
C’est donc moi, à la gauche de Charlotte, de miser la petite blinde d’un lari, et à Elisso de poser la grosse blinde, de deux lari. Randy relance de deux pièces, Alan et Charlotte aussi.
Charlotte dévoile les trois cartes communes du préflop, un dix de cœur, un valet de pique et un as de cœur.
Mon as de carreau et mon valet de pique me permettent de faire une double paire. Ce n’est pas la configuration la plus élevée, mais j’ai tout de même une chance de remporter le pot. Cependant, si les autres ont également reparié une somme d’argent, c’est qu’ils ont peut-être de bonnes combinaisons. J’ai envie de flamber, je redémarre au tour d’après. Elisso s’abstient, tandis que Randy réclame un check. Il ne mise pas, mais il reste dans le jeu pour voir ce qui sort. Alan relance, et augmente de trois lari. Charlotte abandonne. La distribution du flop apporte un cinq de carreau. Je me couche. Randy jette trois lari, Alan aussi. Le pot se monte désormais à dix-huit pièces. La dernière carte commune est placée sur le board. C’est un trois de trèfle. Alan a gagné, avec un brelan de dix.
— Ah, s’écrit-il d’un ton triomphal. Je vous avais bien dit que je sentais ma bonne fortune. Bien, montrez vos jeux, que je pose la première question.
C’est Elisso qui a la configuration la moins élevée.
— Voici ma demande, annonce Alan. Elisso, es-tu natif d’Ouchgouli ?
— Oui, répond l’intéressé. Tout comme ma mère et ma sœur.
— Et ton père ? je veux savoir.
— Une seule interrogation, me taquine Charlotte.
— Il venait de Maestia, précise Elisso.
La partie recommence, je distribue. Chacun a deux cartes qu’il peut voir. Trois sont déposées au milieu pour que chacun puisse les arranger avec son jeu et en tirer la combinaison la plus forte. Le meilleur remporte le pot.
Au tour suivant, c’est Randy qui gagne, et Charlotte qui perd.
— Je voudrais que tu nous expliques comment tu es devenue amie avec Evie, demande Randy.
Charlotte me regarde, perplexe. L’histoire de notre complicité provient d’un incident qui a failli être très fâcheux, mais qui se termine bien. Nous avons eu de la chance.
Je lui fais un signe d’encouragement.
— Eh bien, nous nous connaissions de vue, commence Charlotte. Nous étions inscrites à l’école d’infirmière, mais chacune dans une promotion différente, comme vous le savez. Toutes les deux, nous allions également au même cours de self défense, deux fois par semaine.
— L’une des deux séances se tenait assez tard le soir, je précise, pour aider mon amie.
— Les cours avaient lieu dans un bâtiment assez vaste, de deux étages, complète charlotte.
Alan fronce les sourcils. Il connaît déjà ce récit, mais supporte mal d’envisager que sa femme aurait pu être blessée.
— C’était l’hiver, poursuit Charlotte. Je sortais du cours de vingt et une heures et me changeais dans les vestiaires. Comme j’avais discuté avec le prof un long moment, j’étais seule ce soir-là.
Randy commence à comprendre que ce qu’il s’apprête à entendre ne va peut-être pas lui plaire.
— Tu t’es fait agresser ? demande-t-il, incrédule et horrifié à la fois.
Charlotte marque une hésitation.
Je prends le relais sur cet épisode désagréable, tandis qu’Alan entoure sa femme de ses bras.
— Un type a essayé d’attaquer Charlotte, je grogne. Il se croyait seul avec elle dans le bâtiment. Il sortait de la salle de musculation d’à côté. Quand je suis entrée, il avait bloqué Charlotte dans un coin du vestiaire, et il était trop près d’elle.
Charlotte sourit et finit de raconter l’histoire.
— C’est à ce moment-là qu’Evie est arrivée. Elle a poussé un cri de guerre terrifiant, et a couru pour bondir sur le dos du type. Puis, elle lui a fracassé son poing sur la tête. Le gars a titubé, il était sonné. Dès qu’il a repris ses esprits, il a filé comme un lapin.
C’est à mon tour de sourire à l’évocation de ce moment. Je n’ai pas supporté ce que je voyais, alors tout à coup, je me suis glissée dans la peau d’une amazone, le temps de voler au secours de Charlotte.
— Merde alors, souffle Randy. C’était un violeur à la recherche d’une proie ! J’espère que ce salaud a été arrêté !
— Oui, par la suite, la police l’a attrapé. Mais le pire, c’est que je me suis retrouvée paralysée face à l’agresseur. J’étais si surprise qu’il débarque dans ce vestiaire, que je ne savais pas comment réagir. Sans Evie, j’ignore ce qui se serait produit…
— Nous avons été porter plainte, puis nous sommes allées boire un verre. Par la suite, nous nous sommes entrainées ensemble.
— Quelle histoire ! commente Randy, brassé par notre récit.
C’est au tour d’Elisso de distribuer les cartes. Cette fois, ma main comporte un quatre et un cinq de trèfle. J’annonce un check, pour voir la suivante sans miser, alors que mes co-équipiers relancent. Elisso pose les trois figures communes sur la table. J’observe mes adversaires. Randy a les yeux qui pétillent, tandis qu’Alan cligne à plusieurs reprises des paupières. Elisso conserve un air impassible, et Charlotte semble nerveuse, pourtant, elle renchérit de nouveau, tout comme Elisso. Randy se couche. La quatrième carte est un roi. Il n’y a plus que Charlotte et Alan qui rajoutent au pot avec chacun trois lari.
C’est Charlotte qui remporte la manche. Elle affiche un sourire espiègle lorsque c’est Alan qui se révèle être le perdant.
— C’est à toi de nous expliquer comment Randy et toi êtes devenus amis, lance-t-elle.
C’est au tour d’Alan d’être embarrassé, tandis que Randy rit franchement.
— Ne voudrais-tu pas poser une autre question ? essaie Alan.
— Je sens que je passerais à côté d’une réponse captivante, rétorque-t-elle malicieusement.
Alan se racle la gorge, il semble chercher ses mots.
— Hmm. Tout a commencé parce que Randy était nul en statistiques.
L’intéressé sourit plus largement, pas du tout offensé.
— Nous étions en deuxième année de médecine, à l’université du Montana. J’avais demandé à Randy de me donner des cours de base-ball en échange de leçons de math.
Randy s’esclaffe à ce souvenir.
Charlotte, Elisso et moi pressentons la gaffe, aussi nous sommes concentrés sur la suite.
— Alan voulait s’entrainer à mieux frapper la balle que lui envoie le lanceur. Il espérait s’attirer les regards d’une pom-pom girl très mignonne, ajoute-t-il, goguenard.
Alan parait franchement gêné, ce qui amuse beaucoup Charlotte.
— Mon chéri, je ne peux pas être jalouse de ta vie avant de m’avoir connue, le rassure-t-elle.
— C’est très gentil, mais tu vas peut-être regretter ta curiosité, la taquine-t-il.
— Allez Alan, un peu de courage, plaisante mon amie.
Randy est secoué d’un rire irrépressible et communicatif, tandis qu’Alan s’empourpre un peu plus.
— Randy m’envoyait les balles, je tenais fermement ma batte pour les frapper. Au bout de la troisième…
— Il l’a renvoyé de toutes ses forces ! l’interrompt Randy, hilare. En plein dans le mille !
— La pom-pom girl que j’admirais venait d’arriver sur le terrain avec ses amies, reprend Alan.
— Tu lui as tiré dessus, demande Charlotte ? incrédule.
— Pas du tout, hurle de rire Randy. Il a envoyé au tapis celle d’à côté, une jeune fille un peu ronde.
— Et alors ? je questionne.
— La nana est tombée par terre, sous la force du coup. Nous avons accouru tous les deux, bien sûr.
— Et là, complète Alan, celle avec qui je voulais sortir m’a balancé une gifle phénoménale !
Randy rit tellement que des larmes perlent à ses yeux.
— La troisième réclamait qu’Alan effectue du bouche-à-bouche à son amie, explique-t-il.
À vrai dire, imaginer cette scène est si cocasse, que Charlotte, Elisso et moi rigolons aussi.
— Et ce n’est pas tout ! s’exclame Randy. Quand la pom-pom girl s’est relevée, elle a exigé d’Alan qu’il l’emmène au restaurant pour se faire pardonner !
— Comment ça s’est fini ? je demande.
— J’ai offert le diner à la jeune fille, bien sûr.
— Mais il n’a plus jamais accepté de suivre un cours de base-ball, termine Randy, rieur.
Tandis que l’ambiance se calme, je regarde l’heure. L’après-midi est déjà bien avancée. Si nous voulons bénéficier d’un peu de soleil, il faut interrompre la partie.
— Et si nous allions nous promener ? je lance. Ça nous changerait les idées.
— La météo est belle, profitons-en, opine Charlotte.
Randy, Charlotte et moi sortons faire un tour au bord du torrent de l’Inguri en direction du sud, tandis qu’Alan retourne à ses statistiques et qu’Elisso rentre chez lui.
Le soir venu, je consulte la carte topographique des environs pour préparer ma prochaine randonnée. J’attends aussi la fête de l’auberge avec impatience, ne serait-ce que parce que, bien malgré moi, j’espère que l’irascible romancier sera présent.
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