Chapitre 15 Ludovic

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Furieux contre Evelyne Riviera, je m’aperçois un peu tard que Marko n’est plus à son poste quand elle rentre dans l’église. Je fais le tour du bâtiment et constate que Marko est à l’opposé, une radio à la main, et une paire de jumelles dans l’autre.

— Que se passe-t-il ? je questionne à voix basse, car le son porte loin dans la vallée.

— Aleksander a engagé d’un à plusieurs suspects.

— Tu comptais me prévenir quand ? j’aboie, irrité de n’avoir rien remarqué.

Puis j’ajoute : combien de soldats a-t-il avec lui ?

— Les trois. Gregory, et les deux gars.

Marko continue de guetter les bois du côté du versant ouest, tandis que je sors ma propre paire de jumelles. Au moment où Marko me répond, j’aperçois mes hommes avancer vers la forêt, qui se trouve à quelques centaines de mètres.

— Ça vient de se produire. Pendant que t’étais avec Riviera, commente-t-il, laconique. Aleksander a vu un signal lumineux là-haut. C’était sans doute la réflexion d’une visée. Il m’a alerté.

Je fulmine encore plus. Evelyne faisait une cible magnifique ainsi exposée. Elle a eu de la chance de sortir du bon côté. En effet, je ne doute pas une seconde que cet éclat brillant ne soit lié à nos ennemis. Il semblerait qu’ils aient un coup d’avance sur nous encore une fois. Aujourd’hui les gars devraient pouvoir pister l’adversaire, car il va laisser ses empreintes dans la neige. Après l’attentat, nous avons aussi tenté de remonter leurs traces, mais cela n’a rien donné. C’était trop compliqué en raison de la foule venue pour le marché aux bestiaux et la fête. À présent, nous avons une chance de les attraper. Je me félicite d’avoir mis trois hommes ici, au lieu de garder leurs postes dans les vallées, où ils sont en position depuis le début de la mission. Nous devons former les civils qui rejoignent la garde du village afin de renforcer notre escouade.

Aleksander et les soldats disparaissent à ma vue dans la forêt. Subitement, j’ai un doute. Et si c’était un guet-apens ? Dans le désert du Mali, la tactique des rebelles consiste à harceler les troupes de l’armée. Les terroristes se déplacent constamment et interceptent des véhicules pour tuer ses occupants, ils piègent la zone avant que nous engagions leur poursuite. Les dégâts commis par cette guerre asymétrique portent sur le moral des combattants. Les djihadistes sont partout et nulle part à la fois. Mon expérience me conduit à penser que le même schéma va se produire ici.

— Marko, va chercher le groupe de civils. Aleksander est peut-être en train de foncer dans un traquenard. Je vais leur dire de vous attendre.

Marko acquiesce et obéit. Je préviens le lieutenant par radio, tandis que mon bras droit revient avec une dizaine de gars bien costauds, engagés temporairement à nos côtés. Il leur explique la situation, cinq d’entre eux se lancent sur les traces de l’équipe précédente, avec Marko à leur tête. Je demeure sur place pour informer le chef du village et ordonne aux autres de se déployer alentour et d’être vigilants. Ils sont de tout âge, deux ont une trentaine d’années, un la quarantaine et le plus vieux a cinquante-deux ans. Leurs mines soucieuses expriment leur angoisse. Ils savent que les habitants peuvent être attaqués, tandis que plus de la moitié des hommes pourraient courir après un leurre. Ils ne sont pas formés à la guerre, mais ont une lignée d’ancêtres rompus aux combats. De plus, la vie rude des montagnards a créé des types solides, sur qui je peux compter. Tous armés par les soins d’Aleksander, ils manquent de l’entraînement nécessaire au tir, mais ont compris comment on retire la sûreté des flingues dont il les a munis et peuvent remplir le chargeur.

Quelques minutes plus tard, la porte de l’église s’ouvre et les villageois sortent, Evie et l’équipe de l’ONG sont parmi eux. J’aperçois le chef qui rejoint Alan et Charlotte. Je me dirige vers eux et capte involontairement le regard déçu d’Evie en train de se pelotonner dans les bras du toubib numéro deux. Je lui renvoie toute ma fureur dans une œillade assassine. Elle fait sûrement exprès de se blottir contre son collègue pour me déstabiliser. Mais j’ai d’autres chats à fouetter. Je retrouve M. Bjalava et le prends à part pour lui expliquer la situation. Il intègre rapidement qu’il y a danger.

Nous organisons le retour de la population par petits groupes. Les hommes armés encadrent dix à douze villageois pour parcourir le trajet jusqu’à Ouchgouli. Se réunir sur cette butte était bien la dernière chose à faire, car nous sommes vulnérables en étant exhibés à trois cent soixante degrés.

Cependant mes craintes ne sont pas fondées, chacun rentre chez soi sain et sauf. J’appelle Aleksander pour savoir où il en est.

— Ici Alpha un, à vous, dis-je en pressant le bouton d’émission de la radio.

— Ici Alpha trois, répond Aleksander. Piste perdue au sommet du versant nord, à trois kilomètres du point d’origine. Deux suspects envolés. À vous.

— Ici Alpha deux, déclare Marko. Je confirme. Aucune trace des suspects. À vous.

— Bien reçu. Suspects en parapente ? j’avance. À vous.

— Affirmatif, réplique Marko. C’est possible. L’arête est abrupte et pas de sapin de l’autre côté de la ligne de crête.

— Dans ce cas, rentrez au PC, j’ordonne.

— Bien reçu, terminé, me confirment-ils.

— Bien reçu. Terminé, dis-je en coupant la communication.

Le PC, ou poste de commandement, est la salle de l’auberge, où nous avons établi un QG central pour nous et la garde civile.

J’enrage, mais je garde la tête froide. Cela fait deux fois que nos ennemis nous approchent de très près. Ils connaissent nos mouvements, ils ont peut-être des complices dans le village, ou des hommes affectés à notre surveillance. C’est la seule explication que j’entrevois. C’est grâce à la vigilance de mes lieutenants qu’il n’y a pas d’autres victimes à déplorer ce matin. L’OTAN n’aurait peut-être pas envoyé huit militaires pour quinze vaches disparues et dix pèlerins si la Russie n’avait pas franchi à plusieurs reprises les frontières de l’Ukraine depuis 2014 ainsi que celles de la Biélorussie. À moins que la DGSE ne dispose d’informations qui lui font craindre une attaque, qu’elle soit russe, djihadiste, ou turque. Dans tous les conflits impliquant des armes, il faut considérer les bénéfices de chaque partie pour comprendre ce qui motive les belligérants.

Je rejoins la salle de l’auberge après avoir posté trois gars à la garde du village et au dispensaire. J’envoie les autres se reposer, ils prendront la relève cette nuit.

Je sors les cartes de la région à ma disposition et tente d’évaluer le périmètre dans lequel nos ennemis ont trouvé refuge.

La vallée de l’Ingouri est zébrée de crêtes taillées en arêtes et de combes, dans toutes les directions. La région est un labyrinthe pour qui ne la connaît pas. C’est ce qui m’inquiète le plus. Il n’est pas difficile de se cacher, mais circuler implique une bonne maîtrise des lieux. Chaque vallée comporte plusieurs résidences ou au moins une chapelle. Un groupe d’hommes conséquent est difficile à dissimuler, parce qu’il faut se ravitailler et se chauffer en hiver. Le vol de bétail indique qu’ils vivent à l’écart des autochtones, et qu’ils n’ont pas, ou peu, de ravitaillement. Ils sont cependant renseignés sur le mode de vie des habitants de la région, puisque l’attaque a eu lieu un jour de fête. Une hypothèse possible est qu’ils ont un appui logistique sur place.

Je colle des marqueurs sur les lieux où du bétail a été enlevé, et indique l’emplacement des bâtiments abandonnés d’une couleur différente. Puis je recense encore les grottes et les ravins susceptibles d’abriter des humains ou une cache d’armes, ainsi que les endroits approximatifs où des étrangers ont été vus à pied sur les contreforts du Chkhara. Cela représente environ une dizaine de personnes.

Les vols de bétail ont eu lieu à quatre reprises. En tout, une quinzaine de vaches et dix moutons se sont volatilisés des alpages dans lesquels ils pâturaient, au nord, à moins de quatre heures de marche d’ici, au début de l’automne. Habituellement, le nombre de bestiaux qui tombent dans un ravin ou emportés par les loups représente le tiers de ce qui a disparu. Cela n’est pas suffisant pour être le fait de voleurs, et bien trop pour les loups. La seule hypothèse restante est que le bétail a servi de nourriture.

Quand Marko et Aleksander rentrent, je commence le débriefing, qui consiste à faire le point de ce que nous savons. La piste s’est perdue au nord-est. J’ajoute un marqueur et expose mes remarques. C’est comme si Ouchgouli était cerné par l’ennemi, qui prend soin de brouiller les traces de son campement.

Je dessine un grand cercle autour du village, puis un deuxième plus large. Chaque périmètre matérialise deux heures et quatre heures de marche pour parvenir jusqu’ici. Cela fait énormément de terrain à passer au crible. Je divise ensuite les cercles en plusieurs rayons, en forme de camembert, afin de segmenter la tâche. Je demande à tous les hommes d’identifier et noter les ruines, les grottes et les ravins susceptibles d’abriter des terroristes dans cet espace. Puis j’envoie deux gars poser la même question au chef du village, pour comparer les données. Marko et moi connaissons la région, mais il se peut que quelques endroits nous échappent. Dans une situation de guerre, aucune piste ne doit être négligée.

Avant de lancer les missions de reconnaissance, j’organise une équipe que je forme aux communications radiotéléphoniques, puis un autre aux tactiques de combat des djihadistes. En effet, ce sont deux points très importants. Il faut pouvoir transmettre des informations en sorte qu’il n’y ait aucun doute sur le message. Cela implique l’usage d’un vocabulaire particulier avec des méthodes d’entrée et de sortie de contact.

Dans une guerre asymétrique, c’est-à-dire un État contre un groupe de personnes n’ayant pas les mêmes moyens à disposition, il y a quelques éléments à connaître. Du matériel courant est utilisé pour composer des bombes. Les engins explosifs improvisés (EEI) sont faciles à faire. Leur structure comporte souvent la signature de l’organisation qui les fabrique, comme le peroxyde d’acétone (TATP) pour DAESH. La poudre blanche à l’odeur d’ammoniaque, mélangée à du plastifiant, est une charge presque équivalente au TNT.

Pour Marko et moi, pratiquer la survie en territoire hostile et traquer les terroristes sont les actions offensives qui constituent le cœur de notre métier. Nous avons tous deux lutté au Mali. Nous savons que les djihadistes multiplient les planques, y compris sous terre, dans des trous de combats creusés par leurs soins si nécessaire. Quand ils se sentent acculés, ils se cachent jusqu’à ce que nous soyons au contact avec eux pour nous tirer dessus. Ils n’ont plus rien à perdre et représentent un danger mortel. C’est impossible d’envoyer les gens du village se battre sans les préparer, ce serait un carnage. J’ai une pensée amère pour mon unité de combat, hélas disparue. Les djihadistes ont tendu un piège dans lequel plusieurs de mes hommes ont péri au Mali. J’ai eu du mal à me remettre de cette terrible expérience, et Marko aussi. C’est pourquoi j’ai quitté les GCM pour intégrer la DGSE, et Marko a intégré les CTLO. Aujourd’hui, son service est rattaché à l’OTAN, en tant que Force d’Opérations spéciales au sein de la Force de Réaction de l’OTAN, la NRF.

Pourtant il semblerait que j’ai entraîné Marko dans une galère bien pire, puisque les autochtones ne sont pas préparés à combattre des djihadistes prêts à mourir pour leur cause. Plus je réfléchis, plus il est vraisemblable que nos ennemis soient bien des djihadistes. Cet attentat a été perpétré afin de terroriser la population, comme ils le font au Moyen-Orient et en Afrique.

Aujourd’hui, les villageois étaient surveillés, et peut-être y aurait-il eu un massacre si mes hommes ne les avaient pas repérés. Il se pourrait bien que leurs actions s’intensifient dans les jours à venir. Ils ont dû comprendre qu’il n’y a qu’une poignée de soldats pour surveiller la région. Marko et moi sommes les seuls à appréhender leur manière de penser, la défense des habitants dépend de nous. Si ces bâtards parviennent à s’emparer de ce territoire, qui sait ce qu’il va se produire ?

Après avoir dicté mes ordres et lancé l’entraînement des premiers gardes, je prends mon tour de veille à proximité du dispensaire pour le soir de Noël. Je rumine toutes ces pensées sombres.

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