Chapitre 21 Evie

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Georgio est installé dans son fauteuil près de la cheminée, comme à son habitude. Il nous adresse un sourire de bienvenue crispé, s’interrompt dans sa diatribe, et nous salue. Ludovic et Aleksander se tiennent debout, l’air contrarié, face à Georgio. Il fait sombre à l’intérieur, car Georgio n’a pas allumé la lumière. Dans ces montagnes isolées, les habitants sont économes en prévision des mauvais jours. On ne sait jamais ce que vous réserve l’hiver ici. Peut-être le village va-t-il rester bloqué plusieurs mois en raison des fortes chutes de neige. L’année dernière, les axes ont été coupés pendant plusieurs semaines et il y a eu de telles avalanches qu’il a fallu patienter jusqu’au dégel pour dégager la route. Il arrive que la turbine hydroélèctrique soit en panne par faute d’une maintenance suffisante. Chaque foyer est équipé de lampes à pétrole, comme si le temps n’avait eu aucune prise.

Une ombre traverse le visage de Ludovic, qui ne s’attendait pas à nous revoir si rapidement. Je lui adresse mon plus beau sourire avant de lui passer devant, alors que j’aurais pu contourner la table. Après tout, il n’est pas le seul à avoir un travail important ici. Georgio libère son bras en relevant sa manche, pour que Randy puisse lui prendre le pouls, et lui faire une prise de sang. Nina nous murmure que Georgio, qui a un ton moins véhément, est en train de décrire une faille au sommet d’une crête dans la vallée adjacente. Cette faille fait deux mètres de haut, cinquante centimètres de large au mieux, et jusqu’à un mètre de profondeur. Je comprends que les militaires sont là pour repérer des abris potentiels dont ils n’auraient pas connaissance. Ludovic nous jette un regard de colère pendant qu’Aleksander marque l’endroit au moyen d’un repère sur une carte topographique. Nous sommes arrivés au mauvais moment, je me promets à nouveau d’interroger Nina. Je prends la température du vieux monsieur, puis l’inscris sur le carnet. Tandis que Randy range précieusement le flacon de sang, j’enlève le pansement de Georgio sur son bras. La plaie est suturée, je la désinfecte une dernière fois avant de la laisser à l’air libre. Mon patient me fait un clin d’œil et Nina me traduit ses paroles :

— Je vais pouvoir finir de couper mon bois. Vous êtes une bonne soignante, je suis comme neuf !

Je ris à son compliment, mais fronce les sourcils, car je n’imaginais pas qu’un homme de son âge puisse encore faire cela. Je lui demande :

— Personne ne peut vous aider à fendre vos bûches ?

Un voile fugace passe sur le visage ridé de Georgio.

— Bien sûr que si, jeune doctoresse, mais je m’ennuie et il faut bien que je m’occupe !

Nouveau froncement de sourcil de ma part, car je crains que Georgio ne soit trop affaibli pour scier son bois. Il fait juste chaud dans la pièce, me dis-je, et cela ne me rassure qu’à moitié. Cet homme a-t-il des enfants qui viennent l’aider ? Ou ses voisins ? Je ne me suis pas encore interrogée sur les relations des personnes entre elles, mais je m’aperçois que je méconnais beaucoup de choses à leur sujet. Ces gens âgés perçoivent-ils une retraite comme en France ? Y a-t-il une solidarité intergénérationnelle qui compense l’isolement du village ?

Les soins sont achevés, Randy prend congé et Nina et moi faisons de même. J’ai un tas de questions à poser à Nina pour combler mes lacunes sur les habitants d’Ouchgouli. Une fois Georgio salué, je quitte la maison en n’accordant qu’un bref regard à Ludovic et Aleksander, qui m’ignorent.

De retour dans le véhicule, chacun reprend sa place habituelle. Notre chauffeur, chargé de notre protection, est l’une des personnes avec lesquelle discutait Ludovic lors de la fête à l’auberge. C’est un homme d’une soixantaine d’années, au visage ridé et buriné par les épreuves du temps. Il est habillé de la même tenue que les bergers, un pantalon et un pull de laine sans manche par-dessus une chemise blanche, que recouvre un gilet en peau de mouton, avec un chapeau assorti. De sa veste dépasse un immense poignard qui pend à sa ceinture, et ce détail me rassure, en dépit de son apparence inoffensive. À ses côtés se tient Randy, Nina et moi sommes à l’arrière. Les pistes sont tout juste praticables et le véhicule glisse constamment sur des plaques de verglas recouvertes de neige. Nina est muette à côté de moi, comme absorbée dans ses pensées. Je me décide néanmoins à l’interroger sur ce qu’elle a entendu avant que nous entrions chez Georgio, car notre chauffeur ne comprend pas le français.

— Nina, pourquoi Georgio se disputait-il avec Ludovic ?

J’ai parlé doucement, afin de ne pas perturber l’ambiance endormie qui règne, et Randy ne fait pas mine d’avoir perçu mes paroles.

Nina se tourne vers moi et me dévisage comme si j’étais une étrangère, ce que je suis, bien sûr. Va-t-elle me dire la vérité ?

— Ce n’était rien d’important, de vieilles histoires, élude-t-elle en détournant son regard de moi.

Je décide de changer de propos car je comprends qu’elle ne m’en dira pas plus.

— Est-ce que Georgio a des enfants pour l’aider dans les travaux difficiles, comme couper son bois ?

D’habitude, Nina est volubile et expansive, mais là, mes questions touchent à des sujets intimes et je la sens sur la réserve.

Georgio a eu deux fils. Sa femme est décédée l’hiver dernier d’une mauvaise grippe non soignée. L’hôpital le plus proche est à Maestia, tu le sais, mais comme les routes sont bloquées, elle n’a pas pu l’atteindre à temps. Le fils aîné de Georgio est parti. C’est comme s’il était mort. Son cadet est berger. En été, il fait pâturer le troupeau de moutons dans les estives de haute montagne, sur l’Aïlama, et en hiver il le mène en Arménie, à trois cents kilomètres d’ici. Tu vois, Georgio est seul. Son fils vient à Ouchgouli deux fois par an, pour la vente des bêtes, et donner de l’argent à sa femme et leurs enfants.

Cette explication me laisse songeuse. Georgio n’a-t-il donc personne pour l’aider si c’était nécessaire ? Nina comprend que je suis perplexe et ajoute :

— Tu sais, c’est un homme fort. C’est un ancien berger très respecté dans le village. S’il avait besoin de quelque chose, ses voisins le lui amèneraient.

— Et Liana ? je demande.

Elle est âgée et habite seule. C’est la personne suivante que nous allons visiter sur la tournée à Ouchgouli.

— Liana, c’est la sœur de Georgio. Elle est aussi ma grand-tante du côté maternel. Elle a eu deux filles. L’une est partie vivre à Maestia, et l’autre tient la maison d’hôte qui héberge les touristes à Ouchgouli, l’auberge où a eu lieu la fête.

Nina semble plus à l’aise lorsqu’elle évoque les rapports qui l’unissent à Georgio et Liana. Je découvre enfin les filiations de certains de ces hommes et femmes. Dans un village de haute montagne, tout le monde se connaît, et chacun a plus ou moins des liens familiaux avec une partie des habitants. C’est ainsi à Val Thorens, là d’où je viens, et c’est sûrement encore plus vrai ici, où le temps paraît avoir arrêté sa course.

Comme nous arrivons, je garde mes questions en suspens. Nous descendons du pick up et entrons chez Liana, qui nous attend. La vieille dame nous accueille avec le sourire qu’elle a en permanence sur les lèvres, qui me réchauffe le cœur à chaque fois, et confirme toujours l’amour que j’ai pour mon métier. Elle a plutôt une bonne santé, mais elle a des rhumatismes qui lui occasionnent des inflammations dans le dos. Randy a pu poser un diagnostic et nous lui ramenons des médicaments pour soulager la douleur. Liana explique que maintenant qu’elle connaît l’origine du problème, elle va pouvoir se soigner avec de la phytothérapie. Une rebouteuse officie dans le village, ses remèdes sont très prisés. Randy fait promettre à Liana de lui donner le nom des plantes, afin qu’il puisse vérifier qu’elles soient compatible avec le traitement. Au moment où nous nous apprêtons à quitter la fermette, Nina embrasse sa tante tout en lui murmurant quelques mots. Le visage de Liana s’assombrit. Je comprends que de vieilles histoires remontent, que les habitants d’Ouchgouli sont sur la réserve vis-à-vis des étrangers. Je me rends également compte que je ne connais pas les liens qui unissent Ludovic aux villageois.

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