Chapitre 27 Ludovic

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C’est samedi soir, je suis tranquillement installé dans ma cabane de chasse, devant un vieux poste radio dont les pièces sont étalées sur la table. Je me sens en sécurité, car personne ne peut approcher du chalet à mon insu. Un réseau de fils de pêche est attaché à certaines branches d’arbres, relié chez moi par un assemblage de boites de conserve vides. Le déplacement d’un câble provoque le mouvement des boites, ce qui m’alerte sur la présence d’un intrus. Bien sûr, un animal assez lourd peut déclencher l’alarme, et en cas de vent, je suis moins enclin à entendre le tintement. J’aurais pu monter un système électronique, mais j’ai choisi cette astuce rudimentaire, car il est plus difficile à repérer dans la nature. Un fil de pêche est transparent, ce qui le rend invisible en toute saison.

C’est mon grand-père qui m’a appris cette combine. En effet, nous venions passer les grandes vacances ici lorsque j’étais adolescent, et comme le cabanon est très isolé, il est arrivé que nous ayons la visite de bêtes sauvages. Les loups, les ours et les lynx sont de dangereux prédateurs. Si un ours veut entrer dans une cabane de chasse parce qu’il a faim, il faut pouvoir se barricader à l’intérieur. C’est pourquoi la porte et les deux petites fenêtres se ferment à l’aide de barres d’acier qui s’encastrent dans les murs. Les ouvrants sont en bois, doublés de plaques également, qui résistent aux coups de griffes d’un animal furieux, mais aussi aux balles, car je les ai fait poser en sachant que je revenais déclarer la guerre.

Depuis mon retour ici, et plus encore depuis que les attaques se produisent, je suis en alerte constante. Même si le souvenir d’Evie et de son petit corps nu a tendance à s’imposer à mon esprit plus souvent que je ne le voudrais, je dirige mon attention sur les pièces de cette radio qui date de la Seconde Guerre mondiale. Je la démonte parce que je suppose qu’un fil a dû se déconnecter d’une diode, et qu’il manque juste un point ou deux de soudure pour qu’elle puisse fonctionner. Ce travail ne me demande que peu de concentration, ma pensée dérive inévitablement sur les événements des dernières semaines.

Chaque jour, un groupe d’hommes part fouiller les environs d’Ouchgouli, dans un rayon de six kilomètres. C’est à la fois peu, et beaucoup. Il reste une ultime portion à explorer, au sud-ouest du village. Je ne m’attends pas à trouver les terroristes dans une grotte, mais au moins une piste, une trace de leur passage. Il est impossible que plusieurs personnes se planquent chez les habitants, ni même parmi les ruines. Les Svanes sont solidaires entre eux, aucun n’abriterait des assassins. Il faut donc chercher plus loin. Les cavernes peuvent servir de caches d’armes, mais je dois aussi penser aux cahutes des bergers en haute montagne, abandonnées pour l’hiver.

Mon coup de fil à mon grand-père n’a rien donné pour l’instant. Il me dit qu’il n’a plus jamais eu de contact avec mon oncle. Que Georgio connaît chaque cavité dans un rayon de trente kilomètres autour du village, et que je dois me contenter de cela. Les Vory ne pourront pas m’aider. Quoiqu’il en soit, des étrangers ne peuvent survivre sans chauffage et sans nourriture. Ils ont probablement des complices qui assurent le ravitaillement, et la logistique. Ces hommes, qu’ils soient issus de la mouvance Daesh en fuite depuis l’éradication de l’État islamique, où qu’ils proviennent d’une résurgence du Rassemblement des Peuples de la montagne, préparent une action militaire d’envergure.

Le Rassemblement des Peuples de la montagne a été détruit en 2006 par la Russie dans la vallée du Pankissi, à moins de cent kilomètres à vol d’oiseau d’Ouchgouli, lors de la deuxième guerre de Tchétchénie. Mais je ne peux m’empêcher de penser que les Tchétchènes n’ont pas renoncé à se débarrasser du géant russe. Peut-être les deux mouvances islamistes sont réunies, comme cela a déjà été le cas avec le commandant en chef Chamil Bassaïev. Que préparent-ils ? Une insurrection abkhaze contre la Russie ? Le rassemblement des peuples pratiquant l’Islam dans le Caucase ? Un nouvel état islamique, sur le modèle de Daesh ? Mais pourquoi ici, dans le Haut Svanéti ?

Soudain, j’entrevois un début d’explication. La vallée du Pankissi, au nord-est de la Géorgie, vallée où les séparatistes tchétchènes et les djihadistes d’Al-Qaïda ont œuvré, est sous haute surveillance de la Géorgie. À l’ouest, l’Abkhazie voisine est sous supervision russe. Au nord, les peuples d’Ossétie, d’Ingouchie, de Tchétchénie et du Daguestan sont sous domination russe aussi. La Turquie au sud abrite également une organisation terroriste puissante, la confrérie des Frères musulmans. Il semblerait que l’étau islamiste radical se resserre autour de la Géorgie. Que le petit village d’Ouchgouli intéresse ces forces armées diverses comme étant le berceau possible d’une renaissance d’un état islamique. En effet, certains Svanes se sont déjà engagés aux côtés des Tchétchènes et des Abkhazes contre la Russie. Il paraîtrait que l’Histoire se répète.

Quand les boites de conserve se mettent à tinter, cela éveille immédiatement mon attention.

Je prends l’alerte très au sérieux, un animal ou un être humain est en approche, par l’un des deux sentiers qui mènent à la cabane. Je décide de laisser les barres de force en place et me rends vers l’armoire vide à côté du lit, dont le fond est une trappe qui débouche sur un minuscule appentis à l’extérieur. Je n’essaie pas d’enfiler une veste, je ne dois pas perdre de temps si je veux surprendre mon adversaire, que je suppose être une personne, car je dois m’attendre au pire. Mon Glock est glissé dans son holster, je saisis une lampe torche puissante avant de me faufiler dehors.

Le jeu de boites de conserve qui a sonné m’indique que l’intrus approche par le sentier piéton, celui qui mène directement de l’itinéraire du col à chez moi, à travers une forêt de sapins très dense. Ce sentier est étroit, à peine une piste par laquelle une motoneige peut circuler, mais pour l’instant je n’entends aucun bruit de moteur. Un véhicule à quatre roues arriverait par le chemin plus large, qui va pareillement de la route à mon hangar, situé à une centaine de mètres de mon habitation. La trappe par laquelle je passe débouche sur l’arrière de la cabane, car elle est conçue comme une sortie de secours en cas d’attaque. Je m’engage dans les sapins pour contourner la clairière, et ne pas être à découvert. Je dispose de peu de temps pour surprendre l’intrus. Je me glisse en planque derrière un tronc volumineux afin de guetter celui qui vient sans prévenir.

Malgré qu’il fasse nuit, je distingue bientôt une silhouette menue qui avance en s’éclairant au moyen d’un minuscule faisceau lumineux. Je reconnais immédiatement Evie, mais par précaution, je ne dévoile pas ma position. Je n’attends personne ce soir, elle ne devrait pas être là. J’avais dit à Evie que je passerais la prendre chez elle, mais je n’ai pas pu me résoudre à le faire. Il y a trop de pensées qui s’emmêlent dans mon esprit, trop d’émotions contradictoires, et je dois faire le tri dans tout cela. Mon vécu avec les femmes a mal commencé, tôt dans ma vie, en raison d’une mère à la fois tyrannique et abandonnique. Quant à mes expériences amoureuses, c’est un véritable désastre aussi. J’ai rencontré des garces sans scrupules qui voient en moi un moyen d’obtenir une situation financière stable, ou des filles faciles, avec qui j’obtiens du sexe sans lendemain. Je préfère la deuxième catégorie, moins coûteuse émotionnellement pour moi. Il m’arrive très souvent de m’offrir une prostituée, l’argent validant un accord mutuel de désintérêt. De plus, mes goûts en matière de sexe sont particuliers, et je n’imagine pas une jeune femme douce et jolie accepter ce que je pourrais lui faire. J’aime posséder et dominer ma partenaire, lui donner du plaisir afin de mieux l’asservir, mais je suis aussi capable de la contraindre et de l’entraver, de la fesser pour la punir.

Or la petite silhouette qui s’avance prudemment sur le chemin ressemble trop à Evie pour que ce soit une coïncidence. Sa présence ici constitue une intrusion, presque plus dangereuse que celle d’un djihadiste, car je pressens qu’Evie est apte à me dévaster autant que si un cyclone s’abattait sur moi. Je suis à la fois furieux qu’elle ose se pointer sans demander ma permission, mais aussi secrètement ravi qu’elle vienne se jeter dans les griffes du prédateur que je suis.

J’attends qu’elle passe à ma portée pour m’emparer d’elle par-derrière, elle mérite une leçon. Cette fille est trop naïve, cela risque de lui jouer de mauvais tours. Les jeunes et jolies femmes ne doivent pas s’aventurer seules dans la forêt en pleine nuit, elle devrait le savoir. Nous sommes en guerre, comment peut-elle être aussi stupide ?! Je n’ai pas été la chercher, car j’ai besoin de temps pour réfléchir, et même cela elle ne peut pas le respecter. Elle débarque sans m’avertir, en faisant confiance au capitaine de commando qu’elle croit connaître, sans se douter que je ne suis pas celui qu’elle pense. Je vais lui faire découvrir qui je suis, la prendre et la baiser toute la nuit, jusqu’à ce qu’elle crie grâce et réalise que je ne suis pas un homme prévenant et romantique.

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