Chapitre 31 Evie
Sur le chemin qui repart de la ferme, je me demande ce qui peut pousser une adolescente à n’avoir pas d’autre projet que celui de se marier et avoir des enfants. Cela me semble d’autant plus surprenant que la mère de la gamine est instruite et moderne, et qu’elle rêve que sa fille soit maîtresse de son destin. Que se passe-t-il dans la tête de cette petite, je m’interroge, en même temps que Nina lance :
— Sa mère a raison, je ne comprends pas ce que cette gamine attend de l’avenir !
— Son futur mari a dû lui garantir qu’elle aurait tout le confort voulu, hasarde Charlotte, qu’elle n’aurait justement pas à se soucier de rien. Qu’en pensez-vous ?
— Quoi qu’il en soit, remarque Nina, il doit lui promettre l’amour éternel. C’est ce dont les adolescentes rêvent toutes en secret, non ?
— Et si cela avait quelque chose à avoir avec sa conversion, je réfléchis à voix haute. Les Occidentales ont la parité avec les hommes, au moins matérielle et juridique, même si les femmes restent tout de même moins rétribuées, à compétences égales. Il n’y a que lorsqu’elle se marie à l’église que la femme doit se soumettre aux décisions de son conjoint.
— Et ici, interroge Charlotte, il me semble que les femmes sont équivalentes aux hommes dans la législation ?
— Oui et non, répond Nina. Notre présidente est une femme. Et puis, nous avons la culture du roi Tamar, que chaque enfant et adolescent étudie durant sa scolarité.
— Le roi Tamar a accomplit quelque chose pour le droit de la gent féminine ? je questionne.
— Le roi Tamar était une femme qui a régné durant quarante ans au Moyen Âge. Elle a fait construire beaucoup d’universités, d’écoles, et de lieux de culte. Elle a pacifié le pays, et nous les Géorgiens, nous l’adorons et la vénérons toujours aujourd’hui.
— Les Géorgiennes sont donc les égales des hommes, demande Charlotte.
— En théorie, oui, répond Nina. Dans les faits, l’équité n’est pas réelle. Si les femmes font des études, elles ont accès à un métier, et peuvent être indépendantes. Mais dans les campagnes, il y a peu d’emploi, et c’est pire avec la crise économique. Alors les époux quittent la Géorgie pour trouver du travail, mais leurs conjointes doivent se conformer à un homme plus âgé dans le village, ou à un frère. Les traditions se perdurent, et nous ne sommes pas autonomes. Notre place est au foyer et à l’éducation des enfants. Pourtant, le Svanéti est différent. Beaucoup de femmes montent leur petite entreprise touristique pour gagner leur indépendance. Elles doivent encore obéir à leurs maris, mais ceux-ci leur laissent une plus grande liberté qu’ailleurs. Cela s’explique parce que nos hommes sont des bergers qui font paître les moutons tous les mois d’été dans les pâturages en montagne, et partent à plusieurs centaines de kilomètres l’hiver. Les conjointes doivent se débrouiller sans leurs compagnons la plupart du temps. La situation est pire chez les minorités ethniques ainsi que dans les camps de déportés. Presque trois cent mille personnes vivent dans des baraquements suite aux guerres des deux régions séparatistes. Les droits des femmes sont très couramment bafoués. Elles sont plus souvent maltraitées encore que les Géorgiennes dans les campagnes. En France, vous avez toutes un travail et êtes émancipées ?
— Il y a des difficultés aussi, répond Charlotte. L’acquisition des droits est assez récente dans l’histoire. Nous avons la possibilité de divorcer, ou d’avoir un compte en banque depuis les années soixante-dix. Il n’empêche que toutes ne sont pas indépendantes non plus, car les coutumes patriarcales ont la vie dure. On parle beaucoup de la musulmane, soumise à son mari, voilée, mais en réalité les mœurs des françaises découlent davantage du niveau socioculturel du couple, quelle que soit son ethnie d’origine. Les plus instruites sont les plus libres, bien que cela ne soit pas toujours vrai.
— Les musulmanes sont obligées de porter le voile, alors que la France est un état laïque ? demande Nina.
— Non, je la rassure. Le hijab est souvent une décision de la femme, et c’est même fréquemment le cas. Elles se couvrent les cheveux pour montrer leur attachement à leur culture et leur soumission à Dieu.
— C’est difficile de savoir si le choix de Chanoune est de nature religieuse, mais j’aurais tendance à croire que oui, conclut Charlotte.
Le silence s’installe dans notre véhicule et chacune s’absorbe dans ses pensées. Marko est devant nous, avec sa motoneige, ouvrant l’œil pour guetter d’éventuels pièges qui se déclencheraient sur notre passage, ou des tireurs embusqués. Heureusement, il ne s’est rien produit jusqu’à présent sur ces trajets quotidiens. Je suppose que les terroristes sont prudents, ou alors ils ont quitté les lieux.
Je repense à la conversion de Chanoune, qui s’est faite à l’insu de sa famille. Je comprends que la jeune fille est en révolte, que cette conversion est une manifestation adolescente de refus de l’autorité parentale. Mais cela n’explique pas qu’elle veuille renoncer à avoir un métier et une indépendance. Je me souviens d’une amie musulmane dans ma classe de 4e au collège. Je l’avais interrogée sur sa vie, car elle était pratiquante et portait le voile en sortant, alors qu’elle faisait preuve d’un humour décapant, et que nous piquions de grosses crises de fou rire qui faisaient hurler nos professeurs. Un jour, elle avait imité son père sur le canapé le dimanche après-midi, pendant qu’il regardait le foot à la télé. Il avait souvent un truc à demander à son épouse, en train de repasser ou de coudre, ou à sa fille. Il souhaitait un thé, ou un gâteau, et requérait qu’on le lui apporte. Parfois, sa femme ne réagissait pas, et c’est mon amie qui s’exécutait. Une fois, elle et sa mère ont toutes les deux fait semblant de ne rien avoir entendu. À son étonnement, son père s’est levé pour aller chercher le périodique qu’il réclamait. Ma camarade a alors découvert qu’il ne lui en voulait pas si elle ne satisfaisait pas ses moindres désirs. Plus tard au dîner, elle en avait reparlé avec lui. Son père lui avait répondu que si la femme doit respecter les décisions de son mari dans le Coran, il ne s’agissait nullement d’être son esclave.
Cette anecdote m’avait intriguée à l’époque, car mon entourage n’est pas pratiquant. Par curiosité, j’avais été voir dans la bible ce qui est prescrit entre époux. À ma grande surprise, c’est sensiblement la même chose : la femme et l’homme sont égaux en droits et en valeurs, mais il revient à l’homme la responsabilité des prises de décisions concernant la gouvernance de la famille. J’avais trouvé cela injuste à l’époque, et le pense encore aujourd’hui. Les femmes ont la même capacité de jugement et s’assument matériellement. Nous sommes donc en mesure de faire plus que donner notre avis.
C’est pourtant dans cette affirmation que se situe mon propre paradoxe, né de ma récente relation avec Ludovic, qui me parle d’obéissance et d’arrêter de prendre des risques, qui menace de me châtier corporellement, ce qui m’effraie tout en me prodiguant des frissons d’excitations ! rhaaa !
Au retour de notre tournée, qui a compris deux autres fermes isolées habitées par des couples âgés, je constate que le marché d’Ouchgouli est toujours ouvert. En apercevant le marchand en kami noir, je m’étonne de nouveau de sa présence, tandis que la route de Maestia à ici est déjà bien trop enneigée pour les véhicules motorisés. Lorsque je pose la question à Nina, celle-ci me répond :
— Il est là chaque année, de Noël au premier janvier, depuis trois ans maintenant. Il n’est pas très aimable, mais a toujours des articles intéressants pour les villageois, des épices, du tissu, mais aussi les objets que nous lui commandons parfois. Et il ramène des nouvelles de l’extérieur, du courrier ou des rumeurs. Il fait les trajets avec un chariot tiré par des bœufs, qui sont très lents, mais qui supportent la neige. Il va bientôt repartir et reviendra au mois de mars.
Les routes sont donc coupées pour les véhicules à moteur, mais quelqu’un de bien déterminé circule en hiver. Je ne sais pas pourquoi j’ai une telle antipathie pour ce marchand, et même si la réponse de Nina explique sa présence ici, cet homme me donne la chair de poule.
Avant de quitter le pick up pour rentrer chez elle, Nina nous prie, Charlotte et moi, de nous joindre à elle ce soir, il va y avoir une sorte de cérémonie à l’auberge, organisée par un petit groupe de femmes d’Ouchgouli en l’honneur de celles qui ont perdu leurs proches. Je comprends qu’il ne s’agit pas d’une célébration officielle ni religieuse, enfin pas dans le sens orthodoxe du terme. Cela m’intrigue, j’accepte l’invitation avec plaisir, sachant que je ne verrais pas Ludovic avant minuit. Charlotte décline, elle préfère rester au dispensaire avec Alan, car les hommes ne sont pas conviés.
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