Chapitre 36 Evie
— Nina, je demande.
Le type hausse les épaules, il ne l’a pas vue. Je reprends ma route. J’arrive devant la dernière ferme du haut du village. Là encore, comme en face de la quasi-totalité des maisons, un brasero confectionné dans un tonneau en métal brûle d’une chaleur réconfortante. Quatre fêtards, que je ne connais pas, discutent en se faisant passer une bouteille de vodka. Je réalise que cela est l'indicateur de la proximité avec la Russie, dont la grande fédération englobe les pays voisins. Son empire s’est étendu sur la Géorgie jusqu’en 2008.
J’ai perdu Nina ainsi que les autres femmes depuis un moment déjà. Je croyais les suivre en m’engageant dans cette dernière ruelle en pente étroite et sinueuse. Je me rends compte que je suis embrumée, mon cerveau est resté accroché à un rêve rivé à la musique lancinante qui a pénétré mon âme un peu plus tôt dans la soirée. Je me questionne encore pour savoir si notre groupe a vraiment communiqué avec les disparus, sans que mon esprit rationnel ne trouve d’explication logique à ce qu’il s’est produit tout à l’heure.
Les hommes tournent leurs regards vers moi, leurs conversations s’interrompent. Deux d’entre eux m’adressent un sourire sympathique. Ils me reconnaissent comme faisant partie du dispensaire, me parlent en géorgien. Je réponds en français, ils rient, m’acceptent dans leur cercle en me faisant signe de me joindre à eux. L’un d’eux me tend la bouteille, que j’attrape machinalement avant de prendre conscience que j’ai déjà trop bu. Par politesse, j’avale tout de même une petite gorgée du liquide, qui m’arrache tripes et boyaux sur son passage. Je tousse. Les gars sourient et récupèrent la gnôle que je leur rends, puis reprennent leurs conversations.
Je m’approche du brasero pour me réchauffer, les hommes s’écartent pour me faire une place. J’allume mon portable pour lire l’heure. Il est presque minuit ! Ludovic risque d’arriver au dispensaire et de ne pas me trouver ! Ma batterie est presque vide, je me suis déjà trop servie de la lampe torche du téléphone pour y voir clair dans les rues tortueuses et étroites du village. Je me rends compte que redescendre les trois kilomètres jusque chez moi va s’avérer périlleux. Je règle de nouveau mon I Phone en veille afin de l’économiser. Puis je songe que Nina doit me chercher aussi, cela m’inquiète. Je le rallume pour la prévenir que je vais bien, et m’aperçois que j’ai oublié d’enlever le mode avion, que j’avais mis pendant la cérémonie funèbre. Je lui envoie un SMS, qui reste sans réponse. Il faut dire que la communication téléphonique est très aléatoire ici. Je vais me réchauffer encore un peu et rassembler mon courage avant de repartir. Je tends mes mains au-dessus des braises. Les voix des personnes qui rient sont agréables à entendre. Elles se détachent dans la nuit paisible et silencieuse. Je me sens enveloppée dans une torpeur béate, due à la gnôle.
Je m’apprête à quitter la chaleur du feu lorsqu’un homme, que je ne vois pas arriver, se plaque dans mon dos. Je sursaute, en proie à la panique. Il m’enserre la taille et son souffle tiède atteint ma joue tandis qu’il me murmure en français.
— Ceci est un cas avéré de prise de risque, Evie.
Je suis immédiatement soulagée de comprendre qu’il s’agit de Ludovic, puis un élan de peur me traverse dès que je prends conscience de ce qu’il vient de me dire. J’ai vraisemblablement franchi la limite dont il me parlait la veille. Je frissonne de nouveau en me tournant, et me love contre sa chaleur. Son corps me protège du vent froid qui souffle en continu, je me blottis dans ses bras rassurants, malgré la menace. Il ne sourit pas du tout en retour au baiser que je pose sur ses lèvres pincées en une ligne dure. Il est vraiment fâché de me trouver ici avec des inconnus, en pleine nuit, alors qu’il me croyait en sécurité au dispensaire. Je décide de faire comme si de rien n’était, car après tout je lui ai déjà signifié que je refuse qu’on dicte ma conduite et qu’on m’infantilise.
— Ludovic, tu m’as fait peur ! je m’écrie avec une voix un peu trop haut perchée.
Les villageois nous observent, avec une expression neutre. N’auraient-ils pas pu m’avertir qu’il arrivait derrière moi, et m’éviter une frousse inutile ? J’ai d’un seul coup le sentiment, qu’au regard de ces hommes, je viens de passer sous le statut de propriété privée. Cela me semble intolérable, et je m’apprête à protester vivement lorsque Ludovic m’enserre à son tour très fort dans ses bras et me dit avec un ton où perce sa colère :
— Pourquoi ton téléphone est éteint ? Cela fait des heures que j’essaie de te joindre.
— Pourrais-tu me raccompagner, s’il te plaît ? je t’expliquerais.
— Oh oui, tu vas t’expliquer. Comment comptais-tu rentrer chez toi, par exemple. Seule, en pleine nuit.
Je comprends pourquoi il s’inquiète, mais encore une fois il se trompe. Je n’ai pas peur du noir et suis capable d’être vigilante dans la descente enneigée, fût-elle dangereuse. Il me regarde intensément, soupire, et m’entraîne vers sa motoneige, garée plus bas sur la route. Je m’étonne de ne pas avoir entendu son moteur. Peut-être étais-je vraiment un peu trop saoule pour y prêter attention. Peut-être a-t-il raison et suis-je coupable de n’avoir pas comptabilisé les verres que je buvais quand on me les servait ?
Il me ramène au dispensaire, je suis accrochée à son dos tandis que l’engin parcourt la piste dans le noir le plus complet. Nul lampadaire ne vient éclairer notre chemin. Je suppose qu’un ou deux hommes de Ludovic sont embusqués dans l’ombre pour guetter les éventuels terroristes. Je suis heureuse qu’il n’y ait pas eu d'attaque ce soir, mais peut-être est-ce grâce à la vigilance de ces militaires que nous évitons de nouveaux désastres. Il nous faut au moins vingt bonnes minutes pour regagner le centre médical, car Ludovic se fraie un passage dans la poudreuse. Quand nous arrivons en vue de chez moi, les lumières sont éteintes. Ludovic gare la motoneige dans la cour et descend de l’engin.
— Te voilà chez toi, Evie. Rentre dormir.
Quoi ? Il ne compte pas rester ? Je suis immédiatement déçue. J’ai peur qu’il me laisse ici et s’en retourne chez lui afin de me punir. Je voudrais qu’il m’emmène dans son chalet, car j’ai envie de faire l’amour avec lui. J’ai envie de sentir sa force en moi et autour de moi, de le crier de toutes mes forces. Je suis dépendante de l’effet qu’il produit sur moi, de l’excitation que cela me procure lorsque je pense à lui.
— Tu ne souhaites pas que nous restions ensemble, je demande, d’une voix mal assurée.
— Non. Je ne te suis pas, car tu sais ce qui t’attend si j’entre ici. Je t’ai prévenue.
Oh ! J’avale bruyamment ma salive.
— J’aimerais en parler avec toi, justement. De ça… Du fait que tu entendes me punir si je dépasse les limites que tu me fixes.
— Je veux également en discuter avec toi, mais pas ce soir. Il est tard, la journée a été longue, et tu as bu. Ce n’est pas le meilleur moment. Sans compter que débattre ne te fera pas échapper à cette fessée.
Il me dit ça d’un ton sans appel, qui encore une fois remue quelque chose au fond de moi, qui a très envie d’essayer ce qu’il désire m’imposer. Néanmoins, je pense pouvoir gérer cet homme, car celui qui me pliera à sa volonté n’est pas encore né.
— C’est important pour moi que nous ayons cette conversation, je lui rétorque fermement. Je ne comprends pas pourquoi tu devrais prescrire des limites à ma liberté, ou je ne sais quelle prétendue règle qui dicterait arbitrairement ma conduite.
Ludovic me regarde en exhalant son souffle.
— OK, je viens. Je t’aurais prévenue, Evie.
Est-il aussi impatient que moi d’éclaircir notre litige ? Ou simplement fatigué de sa journée ? Je ne parviens pas à le décrypter, car il verrouille l’expression de son visage de sorte que je ne le lise pas.
Nous entrons dans la cuisine, tout est éteint partout. Mes équipiers sont déjà couchés, ce qui me surprend à peine. Les derniers jours ont été éprouvants, le risque terroriste, la neige qui tombe presque quotidiennement, nos habitudes de vie perturbées par la situation et par le temps qu’il nous faut pour nous accoutumer à ce pays.
Ludovic attrape deux verres, qu’il remplit d’eau et m’entraîne jusqu’à ma chambre. Va-t-il rester avec moi ? Je sens mon cœur se réjouir, tandis qu’une douce chaleur s’insinue dans mon ventre.
— Bois, m’ordonne-t-il en me tendant le liquide, alors que nous nous asseyons sur la courtepointe de mon lit deux places.
J’obéis et avale l’eau sans protester pour ne pas l’inciter à vraiment perdre patience.
— Alors, me dit-il ? Que faisais-tu si loin, seule dans Ouchgouli ?
Il s’est exprimé d’une voix calme et rassurante. Peut-être n’a-t-il pas l’intention de me punir, après tout. Je me sens immédiatement soulagée, mais je détecte une pointe de regret insidieuse au fond de moi, que j’enterre très vite au plus profond de ma conscience. Je lui explique la soirée avec le groupe de femmes, que j’ai perdu lorsque nous sommes sorties déambuler dans le village. Il m’écoute avant de me poser une question :
— Pourquoi ton téléphone était éteint ?
Je bredouille.
— Je l’avais mis sur mode avion. J’ai oublié de l’enlever quand cela a été fini.
— Tu n’as pas pensé que moi, ou quelqu’un d’autre pouvions essayer de te joindre ? Que quelqu’un pouvait se demander où tu étais passée ?
Je n’avais effectivement pas réfléchi à cela. D’ailleurs, ce n’est ni Charlotte ni Alan qui ont tenté de m’appeler. Ils me connaissent suffisamment pour savoir que je me débrouille sans eux.
— Non, désolée, je réponds. Je n’ai pas l’habitude de rendre de compte à quiconque.
— J’ai voulu te téléphoner ce soir. Charlotte m’a raconté que tu étais avec Nina. Mais quand Nina a alerté un garde parce qu’elle te cherchais, je suis devenu fou d’inquiétude.
— Mais comment as-tu deviné que j’étais dans le haut d’Ouchgouli ?
— L’homme de la tour de guet. Il m’a prévenu que tu étais là-bas.
— Tu vois, c’était un malentendu, je lui explique, emplie d’espoir qu’il comprenne que je n’ai pas besoin d’être punie. Nous nous sommes perdues de vue dans le village, et tu t’es fait du souci mais c’était pour rien. Je n’étais pas vraiment en danger puisque tes soldats montent la garde.
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