Chapitre 38 Ludovic
Je quitte miss Riviera en la laissant visiblement dépitée et frustrée. Elle aurait volontiers accepté une séance de sexe torride, et cela ne m’aurait pas déplu non plus. Cependant, il n’est pas question qu’elle me mène par le bout du nez. Je démarre la motoneige et rentre à la cabane.
Cette semaine à galoper derrière ces foutus djihadistes fantômes et l’arrivée de mon oncle mafieux a achevé de m’exploser les nerfs. J’ai passé l’après-midi à ski de rando à explorer le secteur sud-est sans rien trouver, ainsi que la soirée à surveiller Ouchgouli, en vain. Il n’y a aucune trace de ces salopards en dehors de la cache d’armes découverte avant-hier, et deux traquenards supplémentaires. Hormis la poursuite que nous avons menée lors du rassemblement à l’église, il n’y a plus aucun signe d’eux. Cela veut dire qu’ils préparent quelque chose qui ne va pas nous plaire. Mais quoi, bon sang ? Combien peuvent-ils être ? Étant donné les pièges déjoués, et la logistique engagée, avec les vols de bestiaux qui ont eu lieu cet automne, ils sont au moins dix à quinze djihadistes, terrés quelque part. Ils peuvent s’abriter parmi la population, ou avoir investi des bâtiments abandonnés. Les grottes ne sont que des planques, j’en suis sûr. Comment des hommes pourraient-ils survivre autrement en plein hiver ?
J’arrive au chaud, je mets de côté tout cela. Jusqu’à ce que je trouve le rapport codé envoyé par mon contact à l’OTAN suite à ma demande de renseignements sur mon oncle. Le vieux téléscripteur est le seul équipement qui me sert à transmettre mes comptes rendus écrits, ou à recevoir des messages. En effet, la cabane n’étant pas reliée au réseau électrique, il n’y a ni téléphone fixe ni internet.
Dès que le poêle est ranimé, je pose dessus un bol de soupe à chauffer, et avale une tranche de pain et de jambon en attendant. Je suis épuisé et fourbu. Je lirais ces informations demain. Je me couche à même la peau d’ours, en percevant encore l’odeur d’Evie imprégnée. Cet effluve me rassure, comme une senteur familière peut réconforter un enfant. Cela me perturbe plus que je ne voudrais l’admettre. J’admire cette femme, elle a du cran. Elle fait bouger mes lignes. Mes points de vue se ramollissent quand je suis en sa présence.
Le lendemain matin, je me réveille à l’aube. Le thermomètre extérieur indique qu’il y a -20 °C. Les étoiles s’étalent dans un ciel d’une noirceur d’encre qui pâlit vaguement à l’est. J’exécute des pompes et des tractions dès que j’ai échauffé mes articulations. Je projette d’aller chez Evie pour l’emmener faire un tour vers les sommets, sitôt que je me serais assuré que tout est tranquille dans les hameaux, via des appels radio aux gars. Je vais l’accompagner en ski de rando sur les contreforts de la pointe qui domine le village, avant de redescendre en parapente. Je suis sûr qu’elle va adorer cette idée. J’ai conscience qu’elle et moi avons soif de repos, mais je crois surtout que nous avons besoin de lâcher prise. Je préférerais utiliser ce temps libre à l’éveil de nos sens, mais j’ai compris que si je veux obtenir quelque chose d’elle, il faut que je l’épuise. L’emmener au bout de ses limites me paraît être la solution à sa conduite dangereuse. Si je m’abstiens de m’occuper de son cas, elle va faire des bêtises, comme depuis que je la connais. Si mes sentiments à son égard restent encore confus, je n’ai pas non plus envie qu’elle laisse sa peau ici.
Avant de rejoindre Evie, je lis les quelques lignes du rapport qui concernent Roman.
Roman Staveski, fils de Gurgen Staveski, né le 18 décembre 1962 à Ouchgouli ;
Vis actuellement à Tbilissi depuis 1982 ;
Actionnaire d’Uranium Enterprise ;
Actionnaire et PDG de la Banque transnationale russe ;
Propriétaire de la Bijouterie du Val d’Or ;
Propriétaire d’un magasin d’antiquité L’Échoppe Antiquité ;
A fait de nombreux voyages en Russie et en Syrie de 2012 à 2017 ;
A vendu des armes et acheté des antiquités volées en Irak par ISIS à Mehrab Baktou, né à Ouchgouli le 2 mai 1970 ;
Mehrab Baktou. Je ne connais pas cet homme. De toute évidence, il s’est retrouvé à négocier des antiquités pour le compte de l’État islamique. Et mon oncle les a acquis. Ce salaud n’a vraiment aucune morale. Il est pourri jusqu’à la moelle pour procurer des objets précieux à des Occidentaux tout aussi malhonnêtes. Les saccages commis par ISIS sont répugnants.
Ce rapport le met en lien direct avec les terroristes de Daesh !
Quand j’arrive au dispensaire, Evie m’accueille froidement, encore endormie, une tasse de café à la main. Elle paraît m’en vouloir de ma défection hier soir, et je souris intérieurement de constater son air renfrogné. La voir de mauvaise humeur parce qu’elle est en manque de sexe et de sommeil me réjouit malgré moi. Je suis impitoyable.
Tu vas bientôt me supplier de te fesser, ma chérie.
— Qu’attends-tu de moi, Staveski ? grogne-t-elle, pas aimable au réveil.
— Je te propose de grimper le versant nord à ski et de le redescendre en parapente. Tu viens ?
— C’est une mission d’exploration ?
— Non. Je l’ai fait hier. C’est juste pour se détendre.
— J’arrive.
Evie me sert un café avant d’aller chercher ses affaires de ski. Elle accueille mon idée favorablement uniquement parce qu’elle la considère comme un défi que je lui pose. Nous allons monter sur le versant sud du contrefort d’Ouchgouli. C’est une rando moyennement difficile qui nous prendra la matinée et nous permettra de repartir en parapente jusque chez elle.
Le soleil commence à poindre lorsque nous descendons l’Ingouri au sud de Mourkmeli pendant vingt minutes. L’air vif brûle presque nos poumons quand on respire. Ça réveille. J’adore ça. J’ai demandé à un de mes gars de sécuriser ce kilomètre de vallée, pour ne faire courir aucun risque à Evie. Le reste du ravin a déjà été fouillé hier et ne devrait pas poser de problème. Il est peu probable que des terroristes soient en planque dans cet endroit encaissé. Cette balade doit être la plus tranquille possible, nous laisser du temps pour nous changer les idées, loin de la peur de mourir qui nous étreint depuis dix jours. Nous marchons de front, précédés par de petits nuages de vapeur que nous exhalons, dans un silence absolu. Ni oiseau, ni chien, ni homme ne viennent troubler ce début de matinée où le froid perçant nous enveloppe et nous transperce. Je vois qu’Evie peine à se réchauffer et rajuste ses moufles et son écharpe. Seuls ses yeux noisette ressortent de son passe-montagne crème, l’intensité de son regard exprime toute sa détermination. Je souris intérieurement. Son caractère compétitif l’a empêché de dire non, elle le regrette un peu, mais avance bravement. Nous bifurquons ensuite dans le vallon le plus accessible en direction du pic qui nous domine. Nous sommes dans un ravin taillé en v qui grimpe en pente suffisamment douce pour que nous puissions le gravir. Je repense à notre conversation hier soir. J’ai avoué à Evie que j’ai besoin de la protéger de ces terroristes, mais est-ce réel ou est-ce une façon pour moi d’arriver à mes fins avec elle ?
C’est exact que j’ai incroyablement envie de la revoir dans cette posture de vulnérabilité, allongée nue en travers de mes genoux, ou dans toute autre position où elle serait asservie et soumise à mes appétits voraces. Pourtant je perçois que c’est différent des putes que je paie d’habitude pour jouer les vilaines filles. Plus qu’un simple désir non avouable de punir les femmes au nom de ma mère qui m’a occasionné des souffrances et abandonné. J’ai un vrai instinct de la protéger, plus fort que celui qui m’anime lorsque je fais mon job de commando GCM. J’aime commander, analyser les situations de terrain qui me permettent d’être un vainqueur. Je suis un leader naturel, entraînant des hommes jusqu’à la mort si nécessaire, comme j’en ai eu l’horrible expérience au Mali. Cependant, les choses sont différentes avec Evie. Je voudrais la connaître davantage, comprendre ce qui se cache derrière cette infirmière qui ne mâche pas ses mots et qui est si intrépide. D’autant plus que ce que je ressens en sa présence et lorsqu’elle me touche atteint des cordes sensibles que je ne savais pas exister. Cela serait-il possible de fonder quelque chose de durable avec une femme telle qu’elle ?
Alors que je ressasse mes pensées en silence, Evie me suit sans essayer de parler. Je lui en sais gré. Elle a très vite intégré la base du déplacement, progresser sans se faire repérer. Je me tourne vers elle afin de surveiller son état d’esprit.
— Ça va ?
— mm-mm, opine-t-elle de la tête. J’ai chaud, à présent.
Nous ne pouvons avancer de front, aussi je passe devant pour ouvrir la marche dans le ravin. Nos sacs à dos contiennent les parapentes, ainsi que de quoi boire et manger, du matériel de soin et de survie en cas de nécessité. Ils pèsent une dizaine de kilos, ce qui nous ralentit.
Mes pensées vagabondent de nouveau vers Evie nue. Des images d’elle m’assaillent, je les repousse dans un coin de mon cerveau en me réprimandant d’être un obsédé, ce qui est le cas quand il s’agit d’elle. Elle est courageuse, intelligente et me tient tête. C’est une sportive accomplie. J’admire la résistance au stress dont elle fait preuve depuis que je l’ai rencontrée. Elle a du bon sens et réagit bien dans les situations critiques. Alors pourquoi ai-je envie de lui mettre une fessée ? C’est également la personne la plus agaçante que je connaisse, elle n’hésite pas à me contredire ou à me tacler, ce qui ne m’est pas arrivé depuis une éternité. Est-ce une raison suffisante ? Il ne s’agit pas de céder à une impulsion de destruction, la frapper brutalement pour l’anéantir, comme pourrait le faire un homme violent envers sa femme. Juste d’être celui qui la possède et lui impose un cadre, qu’elle n’a pas acquis en étant petite. Son problème de limites m’étonne. Comment peut-on occuper un poste avec de telles responsabilités et ne pas savoir où et comment s’arrêter en cas de danger ? Cela questionne son recrutement. Alan et Charlotte ont-ils fait une erreur en l’emmenant avec eux ? D’un autre côté, il faut être un peu fou pour faire partie d’une ONG qui va dans des pays en guerre. C’est bien leurs projets à tous d’aller en découdre sur les conflits armés. Cela me ramène à mes propres missions. Je risque ma vie aussi. Ce n’est pas différent. Sauf que je ne pars pas à quatre mille mètres d’altitude en pleine tempête hivernale, sauver les hélicos. Ni m’exposer à des snipers alors qu’on vient de subir un attentat à la grenade. Ni me promener seul en ayant bu en territoire inconnu la nuit. Evie est un phénomène que je dois décrypter avant qu’elle soit rattrapée par ses prises de risque inconsidérées. Je décide de faire une pause à l’abri d’une saillie.
— On s’arrête là pour se réhydrater.
Elle opine de la tête sans rien dire. Son silence me perturbe. Est-elle en train de se demander ce qu’elle fiche ici avec moi ?
— Comment te sens-tu ? j’interroge.
— C’est OK. J’ai trouvé mon souffle, me répond-elle avec un demi-sourire qui me réchauffe le cœur.
Je tasse un peu la neige pour que nous puissions nous asseoir. Nos pantalons imperméables nous protègent du froid et de l’eau. Je sors ma gourde et la lui tends. Elle boit doucement quelques gorgées et me la rend.
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