Chapitre 49 Ludovic
Je conduis le pick up sur les traces de celui de l’ONG, parti depuis un quart d’heure. C’est difficile de penser que je suis arrivé avec Evie et qu’elle s’en est allée sans même un dernier regard pour moi. Elle a fait irruption dans ma vie il y a tout juste trois semaines, et je me suis entiché d’elle plus que je ne veux me l’avouer. Il y a bien plus important à songer pour le moment, aussi je la chasse de mon esprit en me concentrant pour négocier les virages en épingle, dont la glace est en train de fondre sous le soleil de midi. Je suis en route pour l’auberge du Bon Accueil, car les propriétaires sont également les parents de deux adolescents scolarisés au lycée de Maestia. J’espère qu’ils accepteront de témoigner de ce qu’ils connaissent. Je suis presque sûr que tout se sait entre les jeunes des villages alentour. C’est difficile d’échapper aux regards des autres quand on est aussi isolé du monde que les habitants du Haut-Svanéti. Cela peut même faire violence d’avoir le sentiment que vos faits et gestes sont épiés constamment par vos voisins. Il n’y a pas encore la 4G et encore moins la 5G, ici. Il n’y a pas internet tout court, sauf filaire, chez quelques personnalités locales, dont ceux qui accueillent les touristes en temps habituel. Les lignes couvrent surtout les villes, et les plaines, mais quasiment pas le Haut-Svanéti. Autant dire qu’à part la télé, il n’y a pas beaucoup de distraction liée aux réseaux sociaux.
Le Bon Accueil est une auberge en pierres de trois étages, une ancienne ferme rénovée. Avec ses volets en bois peint rouge et son enseigne, elle est un des lieux où les habitants aiment venir et se réunir pour discuter des contrats commerciaux concernant les échanges de nourriture, de bestiaux et de fourrures d’animaux. Si la pandémie mondiale a fait reculer fortement le tourisme en Géorgie, et à fortiori encore plus dans le Caucase isolé, je n’en suis pas moins surpris de voir que la salle de restaurant comporte quelques clients, dont Roman, assis avec un inconnu en treillis militaire. Au fond, les deux hommes sont positionnés de façon à surveiller l’entrée et la pièce. Il y a une dizaine de tables en tout, agrémentées de nappes aux tons orangés. Roman m’aperçoit et me fait signe de le rejoindre. Je ne reconnais pas l’uniforme porté par le second type, ce qui m’indique qu’il ne fait partie ni de l’armée géorgienne ni de l’OTAN. D’ailleurs, aucun insigne ne décore ce soldat. J’ai la certitude que c’est un combattant en raison de son regard, qui me détaille en une seconde avant de se remettre à balayer la salle. Roman a-t-il un ou plusieurs mercenaires à sa solde ?
Un des deux fils de l’aubergiste fait le service. Le gamin me repère et vient s’enquérir de ce que je souhaite, manger ou boire un verre. J’indique au garçon que je rejoins la table de mon oncle, je suis décidé à savoir ce qu’il fait ici. Je le croise beaucoup trop depuis son arrivée, il n’est pas là pour négocier simplement un contrat marchand avec n’importe quel quidam. Je m’approche de lui.
Le compagnon de Roman est un brun à la carrure nerveuse et musclée, aux traits caucasiens également. Son air de dur me rend immédiatement méfiant à son égard.
— Bonjour mon neveu, m’accueille Roman. Comment vas-tu ?
— C’est presque un rituel, Roman : qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Voici Vladimir, mon homme de main, reprend Roman sans s’offusquer. Il parle russe.
Roman s’adresse à Vladimir, mais je ne comprends pas le russe, ce que je regrette instantanément. La tête de ce type ne me revient pas.
— Nous en sommes à l’apéritif, explique Roman en désignant leurs verres, si tu veux te joindre à nous pour le repas.
Je n’ai pas oublié son accointance avec les djihadistes. Mon oncle est un homme fourbe, riche et dangereux. Me voilà en sous-effectif par rapport à lui. Je n’avais pas prévu cela.
— J’ai une faim de loup, je vais vous accompagner, je réponds.
Et je vais bien sûr essayer de comprendre pourquoi ces deux hommes sont réunis ici, ce qui ne met pas longtemps, car mon oncle dévoile son plan sans plus attendre.
— Le serveur qui arrive, c’est un des amis des filles kidnappées. Je veux l’interroger. Je le questionnerais après le café.
C’est lui qui mène la danse. Ce n’est pas comme si j’avais eu la main, à un moment donné, depuis que cette tragédie a commencé. Je me sens obligé de suivre et de laisser-aller pour voir ce qui va en sortir. Je réprime un soupir de découragement et remballe mon amertume de m’être fait doubler par mon oncle sur cet interrogatoire.
Roman avale une gorgée du thé qu’il sirote en attendant le repas. Je note qu’aucun des deux hommes ne boit d’alcool. C’est surprenant. Et déstabilisant. Les Russes, tout comme les Géorgiens, consomment énormément de breuvages alcoolisés. J’ai l’impression que ces deux-là préfèrent demeurer sobres pour passer à l’action, ça ne me dit rien qui vaille.
Quant à mon oncle, il est un peu trop dans mes pattes à mon goût. Cette investigation n’est pas la sienne.
— Pourquoi tu t’occupes de ces enlèvements ? je lui demande.
— Je désire t’aider dans cette enquête, répond-il hypocritement.
À côté de lui, son mystérieux invité reste impassible, il se contente de regarder autour de lui. Peut-être n’était-il jamais venu dans le Haut-Svanéti avant ?
Je décide de ne pas y aller par quatre chemins avec Roman. Je n’ai pas voulu inquiéter Evie ni le père d’Alexandrina hier après-midi, mais je sais depuis hier matin que Roman est lié aux djihadistes de Daesh.
— De quelle façon es-tu mêlé à tout ça ? je lâche froidement. Tu as viré de l’argent à Baktou en 2017, pendant que tu étais en voyage à la frontière irakienne. Tu as monnayé des pièces archéologiques à prix d’or à des Russes. Alors, explique-moi clairement ce que tu fiches ici. J’aimerais comprendre si tu joues avec moi, ou contre moi.
— C’est bien Baktou qui m’a revendu des antiquités volées en Irak. Il est parti rejoindre le djihad entre 2015 et 2017, cet imbécile. Quand j’ai appris ça, je l’ai contacté afin de faire du commerce. Tu connais l’adage, les affaires avant tout !
— Tu l’as assassiné ? C’était un témoin gênant ?
— J’ai pas eu le temps de le buter, répond tranquillement le vieux mafieux, sans que je sache s’il essaie de me mener en bateau ou s’il est honnête. Il était déjà froid.
— Tu venais l’éliminer, sérieusement ?
— Non, crache mon oncle. Quand j’ai appris qu’une grenade a explosé à Ouchgouli, j’ai immédiatement pensé à Baktou, revenu du djihad. Je suis arrivé, il fallait que j’appréhende s’il était responsable ou pas de cette horreur. Si tu crois que je vais laisser les fanatiques faire ce qu’ils manigancent chez moi !
— Donc c’est parce que tu envisages d’arrêter les terroristes que tu souhaites interroger les fils de l’auberge ?
— C’est ça, t’as compris. Je veux trouver pourquoi des lycéens semblent être impliqués dans ce bordel.
Le jeune serveur approche, nous lui passons commande.
— Nous avons quelques questions à te poser, lui apprend Roman. Viens boire le café avec nous, tout à l’heure. Je te paierais les renseignements que tu me donneras.
Vu comme ça, peut-être que mon oncle obtiendra des informations plus facilement. Les plats nous parviennent, nous dévorons en silence, observant la salle qui se remplit peu à peu d’une clientèle locale. Des paysans viennent manger, boire un verre, échanger sur les commérages en cours. La disparition des gamines est dans toutes les conversations, ça ne me surprend pas vraiment.
Lorsque le serveur arrive à la fin du repas, il nous demande de le suivre. Il ne semble pas super à l’aise, mais qui le serait, à sa place ? Se faire convier à parler d’un sujet aussi grave par deux hommes en treillis militaire et un vieux mafieux notoire n’est pas censé être rassurant. J’imagine qu’il veut nous répondre en ayant son géniteur à ses côtés. En effet, il nous accompagne dans un salon attenant, où attendent son père et son jeune frère, en tenue de cuisinier.
Nos hôtes nous invitent à nous installer et la mère sert du café à chacun d’entre nous. Le père sort une bouteille de vodka, mais Roman et son sbire déclinent, et moi de même. Nous vexons l’hôtelier, refuser un cadeau est impensable chez les Svanes. Tant pis.
— Je sais que vous avez déjà été interrogé par un de mes hommes, et par les gras d’Adishi. Mais nous sommes là aussi pour essayer de retrouver vos amies, dis-je en m’adressant aux gosses.
— On nous a expliqué qu’elles ont prévenu leurs familles qu’elles venaient à l’auberge, raconte l’aîné. Mais elle nous avaient rien dit, on les a pas vues.
— Vous avez pas une petite idée de ce qu’elles fichaient chez Baktou, questionne Roman. C’est un djihadiste, mort assassiné alors que les gamines étaient chez lui. Vous avez vraiment rien à déclarer ? s’énerve mon oncle.
Les ados baissent la tête avec un air coupable. Que se passe-t-il à Maestia ?
L’aîné se redresse et affronte le regard de son père.
— Y’a un Imam, à Maestia. C’est celui qui a formé Djalil. On a tous été lui rendre visite. On l’a tous écouté parler.
— Djalil et Chanoune, c’est eux qui nous ont dit de venir, explique son frère.
— Où habite-t-il ? questionne Roman.
— Qu’est-ce que vous fichiez chez un Imam ? s’étonne le père.
— Il est de l’autre côté de Maestia, rue du coq qui chante, se justifie le cadet.
— Il nous a raconté l’histoire de l’Empire ottoman, qui a fait suite à l’empire mongol. C’était chouette, défend le grand frère.
— Vous êtes convertis aussi ? je m’étrangle. Comme Chanoune ?
— Non, répond l’aîné. Mais Nino et Alexandrina l’ont fait.
Chacun digère cette information. Quel lien y a-t-il entre cet imam et les djihadistes qui terrorisent la région ? Y a-t-il seulement un rapport ?
— Savez-vous comment Djalil l’a rencontré ? je demande.
— Oh oui, s’exclame le plus jeune des deux. Djalil a fait sa connaissance au marché, alors qu’il allait acheter un cadeau pour son père. Ils ont bavardé, et l’imam lui a dit qu’il donnait des cours sur le Coran.
— Qu’est-ce qui vous a donné envie d’entendre ce type ? je questionne.
— Il est venu à la sortie du lycée, il a commencé à nous parler du prophète. Comme ses histoires étaient incroyables, on a tous voulu l’écouter encore.
— Et il vous a invité chez lui, demande Roman.
— Des fois on passait chez lui, mais on a aussi été chez un autre homme, un commerçant qui s’installe à Ouchgouli l’hiver.
— Vous êtes allés souvent chez ces inconnus, s’informe le père avec inquiétude.
L’aîné se gratte la joue, mal à l’aise. Le plus jeune baisse la tête. Ils n’ont pas l’air futés, mais ils sont en train de comprendre qu’ils ont joué à un jeu dangereux.
Annotations
Versions