Chapitre 55 Ludovic
J’ouvre l’ordinateur qui trône sur mon bureau, au milieu des cartes de la région, à l’auberge. Et relève mon nez immédiatement, des pensées sombres plein la tête. Evie a disparu depuis vingt-quatre heures, à la barbe de mon second, Aleksander. Je regrette de m’être disputé avec elle, non pas parce que je crois que j’avais tort, mais surtout parce que je ne peux pas imaginer qu’il lui arrive quelque chose. Je me suis rendu au dispensaire hier, après avoir fait le point avec Marko. Alan et Charlotte m’ont avoué qu’ils hébergent la gamine, Chanoune, et son bébé. Je ne leur tiens pas rigueur de l’entêtement d’Evie à me désobéir. Au moins, cette môme est à l’abri. En cela, je suppose qu’Evie a eu raison. Mais elle a entraîné Nina dans l’un de ses plans impulsifs. Elles ont été voir les grands-parents de Djalil, puis Evie s’est envolée en parapente. Vers où ? Mystère. Nina ne veut rien dire. Il semblerait que ma petite mutine soit sur la piste de Djalil. J’espère que cela ne l’a pas emmenée tout droit dans un piège des djihadistes. Car pour l’instant, nous sommes sans nouvelle de cette tête de mule. Si je la retrouve… Je lui mettrais bien une telle fessée qu’elle apprendrait enfin à faire ce qu’on lui dit.
Mais cette délicieuse pensée ne fait pas le poids face à mon inquiétude de l’avoir perdue. Je suis rongé par de l’acide pur qui court dans mes tripes. Si jamais elle est morte, cela sera de ma faute. Une fois de plus je suis incapable de protéger les personnes qui me sont chères. Je songe à arrêter l’armée dès que cette opération sera terminée. Je réalise enfin la place qu’Evie a prise dans ma vie, en quelques semaines. Sa disparition me fait l’effet que le monde s’est écroulé autour de moi. Il ne me reste plus rien. Si je perds cette femme, plus rien n’aura d’importance. Il n’est pas question de renoncer. Je dois me ressaisir et faire ce que je sais faire.
J’ai envoyé Gregory interroger les habitants d’Ouchgouli pour localiser le marchand de Maestia. Gregory revient et me communique une information intéressante, mais inutile pour l’instant. Le commerçant a loué une chambre chez un des hommes qui s’est enrôlé dans la garde. Cependant il a disparu depuis trois jours, en même temps que les filles d’Adishi. Le logeur, c’est le gros qui peinait lors de la première recherche en ski de randonnée. Il est à présent en cellule, malgré qu’il affirme qu’il ne sait rien. Est-ce la vérité ? La détention et un régime alimentaire frugal le feront peut-être réfléchir. Je songe qu’Evie n’apprécierait pas cette méthode, mais elle croit que le monde entier n’a besoin que de gentillesse et d’attentions délicates. Que personne n’est vraiment mal intentionné, que ce n’est qu’une question de communication. C’est une idéaliste. Une rêveuse. Voilà que je me remets à penser à elle. Merde !
J’ouvre ma boite mail et découvre enfin les résultats des analyses de sang et d’ADN prélevées sur les terroristes de l’auberge. Le rapport me révèle que les hommes morts lors de l’attaque sont un Irakien, un Tchétchène et un Turc. Ils ont pour points communs d’être jeunes, environ trente ans, et d’être engagés auprès de l’État islamique. Cela corrobore mes soupçons, les fanatiques sont des fuyards de Daesh, venus reconstruire leur gouvernement, ou tout au moins rallier la population à leur cause. Nous sommes à la limite de la Fédération russe, qui comporte plusieurs pays musulmans. Cependant, la Russie lutte contre les extrémistes religieux avec des moyens colossaux, ce qui démotive les terroristes à se fixer dans ses frontières. Pourquoi ces hommes ne se sont-ils pas arrêtés en Turquie, où les Frères musulmans sont parfois proches de ces radicalisés ? Probablement parce que le gouvernement turc est trop fort, trop difficile à renverser. Ils auraient pu s’installer en Arménie ou en Azerbaïdjan, mais ces deux pays sont plus ou moins en guerre, et sous surveillance internationale, notamment de la Russie qui arme ce dernier. La Géorgie paraît être un point de chute optimal pour rebâtir leur rêve. D’ailleurs, ce n’est pas l’unique essai de ces terroristes, puisque certains d’entre eux sont partis au Yémen, d’autres en Afghanistan, et d’autres encore au Mali. C’est une diaspora de fuyards, qui tentent coûte que coûte de reconstruire leur idéal de l’État islamique.
Mon téléphone sonne, me tire de mes réflexions. Il s’agit d’Alan, je décroche.
— Ludovic Staveski, j’écoute.
— Bonjour Ludovic. Evie est revenue, avec Djalil. Ils sont atterris en parapente il y a dix minutes.
— J’arrive tout de suite.
Le soulagement me libère d’une angoisse mortifère. Je respire de nouveau ! Un quart d’heure plus tard, j’arrête le moteur du pick up devant le dispensaire, à deux pas de la tour de guet remise en état par Evie. Tour de guet qui sert dorénavant à sa fonctionnalité d’origine, d’où Aleksander me fait un signe lors de ma descente du véhicule. Alan m’attend à la porte, il me conduit dans le salon. Charlotte, Elisso, Randy et un jeune garçon sont installés dans les fauteuils. Le gamin, Djalil, est vêtu d’un kami noir.
— Je m’appelle Ludovic Staveski, dis-je en entrant dans la pièce, à destination de l’adolescent. Je suis officier de l’armée de l’OTAN, en mission contre le terrorisme djihadiste qui sévit dans la région. Tu es Djalil Baktou, n’est-ce pas ?
— Oui, souffle Djalil en opinant de la tête. C’est moi.
À son air malheureux, je suppose qu’au chagrin de la perte de son père s’ajoute la crainte d’être pris pour un extrémiste. Même si je suis censé faire abstraction de cela, car je représente la loi, je ne peux m’empêcher de penser à Evie, si sensible qu’elle est prête à pardonner le pire s’il est commis par un adolescent. D’ailleurs, où est-elle ? Ma petite mutine, défenseur de la veuve et de l’orphelin, aurait-elle été mise à l’écart par Alan, punie comme une enfant gâtée ? J’essaie d’adoucir ma voix pour donner confiance au môme :
— Djalil, je viens te voir pour comprendre pourquoi ton père est mort, mais aussi et surtout pour savoir si tu détiens des renseignements qui permettraient de retrouver Alexandrina et Nino.
— Mon père a succombé car il a été tué par les djihadistes, répond Djalil sombrement. En défendant les filles.
Cela confirme ce que je pensais. Je prends place dans le fauteuil que me désigne Charlotte. Alan la rejoint dans le canapé.
— J’ai été informé que ton père est parti faire le Djihad auprès de l’État islamique entre 2014 et 2016. Était-il lié aux terroristes qui sévissent aujourd’hui ?
— C’est ce que j’ai déjà dit à la Française, Evie. Les fanatiques qui se sont installés dans la région font partie de ceux qui se sont enfuis peu de temps avant la défaite de l’EI en Syrie, en 2019. Ils sont passés par la Turquie, aidés par quelques Frères musulmans, et sont arrivés ici.
— Que viennent-ils faire à Ouchgouli ? s’étonne Elisso, qui s’est contenté de traduire du géorgien au français jusqu’à présent.
Djalil pâlit et avale sa salive avant de répondre.
— Ils sont là pour appeler les musulmans au combat. Même s’il y a peu d’islamistes en Géorgie, les terroristes savent que le Caucase est de plus en plus extrême, en réaction à l’autorité russe. Des guerriers tchétchènes sont partis accomplir le djihad en Syrie, tout comme des Ouzbeks, des Daghestanais, des Ossétiens, des Ingouches, et plein d’autres. Tous ceux qui veulent une nation plus juste fondée sur la foi en Allah. Ils font pareil en Afghanistan, au Yémen, au Mali, et je ne sais où encore.
— L’État islamique a été battu en 2017, s’étonne Charlotte. Leur chef est mort dans une opération en Syrie en 2019. Je croyais que tous ses hommes avaient été faits prisonniers !
Si seulement c’était vrai, je soupire intérieurement, avant d’expliquer.
— Il y a eu beaucoup de captifs, mais quand l’EI a commencé à perdre la lutte en Irak, puis en Syrie, des groupes ont été envoyés partout dans le monde, afin de reconstituer les forces vives du Djihad.
— Avec quels moyens ? questionne Alan. Les infrastructures pétrolières ont été reprises, n’est-ce pas ?
— L’EI a engrangé d’énormes ressources pendant la guerre en Irak et en Syrie. En revendant du pétrole volé, en pillant les richesses des territoires conquis, en rackettant la population. Cet argent a été placé dans des paradis fiscaux, dans des sociétés-écrans. Désormais il est impossible de le tracer.
— Je ne comprends pas comment ces hommes ont pu aller aussi loin, éructe Alan.
— Les fondateurs de l’EI sont d’anciens membres du parti baasiste de Sadam Hussein, explique Djalil. C’est pour cela que l’EI s’est positionné comme un État, et non juste comme un rassemblement de tribus en guerre.
— Il a raison, j’interviens. L’EI avait toutes les bases pour gouverner un pays. Une idéologie salafiste djihadiste, des ministres pour orchestrer le logement, l’éducation et l’armée, des trésoriers, des techniciens informatiques pointus pour organiser la propagande sur internet, et des soutiens puissants parmi des personnalités de différentes nations.
— Donc l’EI veut se reformer ici, si j’ai bien compris, résume Charlotte.
— Mon père a fait partie des théoriciens, murmure Djalil, la tête basse. Mais il s’est rendu compte que beaucoup de chefs irakiens étaient corrompus, qu’ils ne suivaient pas eux-mêmes la charia, la loi coranique. Il a été déçu, il a quitté le mouvement et s’est enfui. Mais un fondateur l’a recontacté l’été dernier, en lui promettant que cette fois ce ne serait pas pareil, que la doctrine serait respectée. Mais ce n’était pas vrai, encore une fois. Mon père a accepté de faire ce que l’homme exigeait, acheter des provisions, et des moyens de transport pour que ces hommes puissent survivre l’hiver dans le Caucase. Quand les djihadistes ont voulu s’emparer d’Alexandrina et de Nino pour en faire des épouses contre leur gré, je me suis opposé à eux, et mon père m’a défendu. Il en a payé le prix.
— Qui est la relation de ton père ici ? je demande d’un ton sévère.
— C’est un commerçant. Il vient à Ouchgouli pour fournir des épices et des peaux de bêtes pour les habitants. Pour ceux qui sont intéressés, il vend des livres islamistes.
— J’ai entendu parler de cet homme, je réponds. Où est-ce qu’il se trouve ? Il doit savoir où vivent les djihadistes.
— J’ignore où il est, mais je peux le contacter, car j’ai son numéro de téléphone portable.
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