Chapitre 71 Evie

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Il ne reste plus que des braises du feu qu’Azir a allumé il y a plusieurs heures, et la dernière chandelle s’est consumée, ce qui nous a plongé dans la pénombre. Je distingue la silhouette d’Azir, qui n’a pas bougé depuis que son frère est mort. Comme il s’est tu après m’avoir expliqué la raison de son engagement avec Daesh, je n’ose plus l’interroger. Son air résolu et dur m’effraie, je crains qu’il ne cogite quelque chose de terrible.

Un coup de feu claque au-dehors. Puis un autre lui répond. Les filles et moi échangeons des regards que nous distinguons à peine. Nos doigts se trouvent, nos mains se pressent pour se communiquer de la force. Je ressens du soulagement de savoir que quelqu’un vient à notre secours. J’ai l’espoir d’être bientôt libre, tout en ayant peur que quelque chose ne rate au dernier moment. Ces émotions s’entremêlent dans mon esprit angoissé, tout en devinant que c’est pareil pour mes codétenues.

Des salves de tirs s’enchaînent. J’apprends vite à discerner ceux qui partent de la bâtisse, de ceux qui en proviennent. Nous nous tassons les unes contre les autres pour nous rassurer.

Les échanges de coups de feu semblent interminables, mais Azir n’a pas bougé d’un poil. S’est-il endormi ? Pourtant je distingue toujours sa main posée sur la crosse de la kalachnikov, prêt à l’emploi. Qu’attend-il ? Pourquoi ne va-t-il pas aider ses camarades à l’étage ? Veut-il nous utiliser comme boucliers humains ? Ou en tant que monnaie, en échange de sa fuite ?

Enfin, le calme revient. Ce silence soudain est épouvantable, car nous ignorons ce qu’il se passe. Mon rythme cardiaque accélère, tandis que nos doigts entremêlés se serrent plus fort.

Le son de pas dans l’escalier nous parvient.

Il y a au moins deux personnes, qui descendent prudemment marche après marche. C’est difficile de deviner qui va arriver, ma terreur augmente encore d’un cran, si c’est possible.

Soudain, la porte s’ouvre en grand, une lumière forte nous aveugle. Du coin de l’œil, je remarque qu’Azir est en position de tir, le canon braqué sur l’entrée de la pièce. Je comprends alors ce qu’il va faire. Je me mets à hurler.

— NON !

Trop tard. Un homme qui ressemble à un robocop cuirassé de noir et cagoulé fait feu. Azir glisse lentement du mur contre lequel il était adossé.

De nouveau, je suis assourdie par le bruit de la détonation qui déchire mes tympans.

— Vous êtes sauvées, murmure un des cagoulés à mon oreille, en me pressant doucement dans ses bras.

Un autre force spéciale s’adresse aux filles dans leur langue.

Une deuxième lampe torche s’allume.

L’homme qui m’a entouré de ses bras lève sa cagoule. Je reconnais Ludovic. Je comprends que plus rien de mal ne pourra m’arriver.

Je me mets à pleurer. Son visage grave est tendu par la peur. Je devine qu’il craint que je sois blessée.

— Je vais bien, lui dis-je, pour le rassurer.

— Evie… Tu es vivante ! murmure mon héros en armure. Je t’aime, ma chérie !

— Mmmh, je soupire en me collant à lui, malgré l’inconfort de ses protections de combat.

Il me serre contre lui aussi fort qu’il peut se le permettre sans me faire mal. Son gilet pare-balle s’imprime contre ma poitrine, je sens la boucle de sa ceinture s’enfoncer dans mon ventre. Cette réalité physique me bouleverse. Je suis vivante !

— Je vais te quitter un instant. Le temps de sécuriser votre sortie à toutes les quatre. Je reviens vite, promet-il en posant un baiser sur mon front.

L’angoisse me saisit à l’idée qu’il disparaisse. Cela doit transparaitre sur moi, car il me rassure aussitôt.

— Marko reste avec vous. Ne t’inquiète pas, je n’en ai que pour quelques minutes. Tu ne voudrais pas que les filles aperçoivent les dégâts des combats ?

Je secoue la tête en signe de dénégation et accepte de le relâcher à contrecœur.

Le temps qui s’écoule à attendre le retour de Ludovic me parait très long. Peut-être un quart d’heure, pendant lequel Marko s’adresse aux gamines sur un ton calme et posé. Il les interroge, puis me pose les mêmes questions dans ma langue.

Je le rassure. Aucune d’entre nous n’a subi de blessure physique. Pour ce qui est de l’esprit, les jours qui viennent nous apprendront ce qu’il en est.

Ludovic revient. Nous pouvons enfin quitter la crypte. Je regarde une dernière fois la silhouette du jeune djihadiste étendu au pied du mur. Il a deviné que la situation était perdue pour lui, et a préféré provoquer sa mort dans un ultime combat. Confusément, je me dis que c’est un gâchis, qu’il aurait dû mettre ses talents aux services de causes non violentes. Sans doute est-ce le choc émotionnel qui m’occasionne cette amertume.

J’espère ne pas avoir le syndrome de Stockholm. Cet attachement que certains otages ressentent pour leurs bourreaux.

Ludovic me précède et m’aide à trouver mon chemin. Je franchis la porte de la crypte et remonte les marches en tenant la main de Chanoune. Nino et Aleksandrina font de même, comme si nous hésitions à retrouver notre liberté, comme si c’était devenu difficile d’appréhender la réalité après avoir eu si peur. Lorsque nous émergeons au rez-de-chaussée, j’évite du regard autant que possible les formes allongées dissimulées sous des tissus sombres, les corps des djihadistes.

L’air frais nous accueille lorsque nous franchissons l’entrée de notre prison. Le son d’un hélicoptère nous parvient crescendo. La nuit se teinte de gris, émaillée de flocons épars qui fondent sur nos visages. Dès que les pâles de l’aéronef arrêtent de tourner, Ludovic et Marko nous entraînent pour embarquer. Nous empruntons un circuit tracé entre des cercles de peinture fluorescente, qui marquent l’emplacement d’engins explosifs improvisés, nous explique Ludovic. Des soldats sont disséminés dans la cour, occupés à débusquer les pièges mis en place par les djihadistes. Leurs silhouettes armées m’impressionnent terriblement. C’est la première fois de ma vie que j’assiste à une scène de guerre en vrai. Celle-ci s’imprime à tout jamais dans mes rétines.

Dès que nous sommes à bord, nous décollons.

— Où va-t-on ? je demande.

— Direction Ouchgouli, au dispensaire, m’indique Ludovic.

Le trajet se perd dans le brouillard mental de mon esprit. Les hommes nous proposent des gourdes. J’accepte de boire une gorgée glacée, qui me fait prendre conscience de la contraction qui grippe ma trachée-artère. Heureusement, le vol ne dure que quelques minutes. L’hélico amorce sa descente. La clarté de l’aube naissante se teinte de gris sombre, mais cela suffit pour révéler les traits fatigués et tendus de nos visages. Nul jaillissement de joie chez nous. Je crois que chacune de nous se sent responsable de notre mésaventure. Nous sommes à la fois impressionnées par les soldats et les moyens déployés pour nous, et encore piégées mentalement dans la prison du monastère.

L’hélico atterrit à côté du dispensaire. L’équipe au grand complet se presse pour nous accueillir.

Suite de ce chapitre :

Le visage de Chanoune se métamorphose dès qu’elle aperçoit Chamil dans les bras de Charlotte. Ludovic ouvre la porte de l’hélico et aide l’adolescente à descendre. Elle se précipite vers son bébé, que lui tend mon amie, pour le presser contre son cœur, puis elle fond en larmes. Charlotte la réconforte du mieux qu’elle peut, en lui caressant les cheveux.

Alexandrina quitte lentement l’appareil, sa main serre celle de Nino. Les filles découvrent l’équipe médicale au complet pour la première fois. Les adolescentes ont le regard hagard. Elles ne réalisent peut-être pas encore qu’elles sont de nouveau libres. Charlotte se précipite à leur rencontre pour les prendre tour à tour dans ses bras et leur déposer un baiser sur les joues. Lorsque je quitte l’habitacle, Ludovic attrape mes doigts et me maintient un instant sur place pour me glisser à l’oreille :

— Relaxe-toi mon ange, je viendrais te chercher ce soir, me promet-il, avant de remonter dans l’appareil.

— Tu ne restes pas ?

Au moment où je prononce ces mots, je réalise qu’il a probablement autre chose à faire, comme peut-être s’occuper de la milice Wagner. Cette pensée ne me réconforte pas pour autant. Je redoute l’accueil que va me réserver l’équipe, après m’être mise en danger une fois de plus.

— Je ne peux pas, crie Ludo alors que le moteur de l’aéronef rugit crescendo. Je dois retrouver Djalil.

Oui, bien sûr. Quelle égoïste je fais ! je me sermonne.

Je fourre mon visage dans son cou pour sentir sa joue râpeuse, avant de capituler.

Je rejoins Alan, Charlotte, Randy et les gamines.

Alan me gratifie d’une accolade, à ma grande surprise. Randy s’approche et me serre fort contre lui aussi. Je suis si émue que mes larmes coulent soudainement, sans que je les maitrise. Charlotte vient à son tour m’embrasser, puis elle me tire par le poignet pour m’entraîner à l’intérieur. L’appareil de l’armée redécolle, avec à son bord Ludovic et Marko, que je n’ai pas eu le temps de remercier.

Mon équipe nous installe dans la cuisine, autour de la table. Du café et du chocolat nous attendent, ainsi que des biscuits présentés dans des assiettes. Certes, j’ai faim, mais j’ai aussi diablement envie de me laver sous une douche très chaude, pour chasser de mon corps toute réminiscence de cette nuit affreuse.

J’explique à mes collègues que nous pouvons communiquer en anglais avec les adolescentes, ce qui remplit les deux toubibs de satisfaction. Charlotte leur indique les toilettes et la salle de bain, que nous allons utiliser chacune notre tour. Nino se lance la première à l’assaut de la crasse, tandis qu’Alexandrina et Chanoune m’imitent en se servant du chocolat assorti de biscuits. C’est une fois le ventre calé et la peau récurée que les filles passent tour à tour à l’infirmerie, pour leur prendre le pouls et les peser. Alan et Charlotte ont prévenu Nina du retour des gamines, Elisso va les ramener.

Je rejoins mes collègues dans le bureau dès que Randy m’a auscultée. Alan et Charlotte patientent, Randy me suit de près. Je m’attends à recevoir un sermon de la part d’Alan, sans m’en rendre compte, je crispe les épaules.

— Détends-toi, me rassure Charlotte. Tu es en sécurité, à présent.

Elle se méprend sur mon attitude, elle croit que je suis angoissée par ce que je viens de vivre. Pourtant ce n’est pas le cas. C’était certes terrible et affreux, mais je vais m’en sortir. Je le sais avec certitude. Je comprends que les situations de crise me font peur, mais ne me paralysent pas. C’est une bonne chose en ce qui me concerne.

— Bravo, Evie, me félicite Alan. Tu as ramené ces gamines saines et sauves. Je n’ai pas de médaille à te remettre, mais je tenais à te dire à quel point je suis heureux que tu sois vivante.

— Tu nous raconteras tout cela dès que tu auras pu te reposer, renchérit Randy, qui me serre de nouveau contre lui.

Le soulagement l’emporte sur mon stress de me faire virer de l’équipe.

— Vous ne m’en voulez pas ? je murmure, incertaine.

— Non, affirme Alan d’un ton clair. J’ai eu le temps de réfléchir, alors qu’il a fallu que je garde ce bébé dans mes bras toute la journée d’hier. Sans ton courage et ta ténacité, Randy ne serait plus là, et les gamines ne seraient peut-être plus vivantes non plus.

Je souris franchement. Je ne reconnais plus le médecin un peu froid et hautain.

— C’est vrai, tu n’es pas fâché ?

— Non, affirme le médecin-chef en me regardant droit dans les yeux pour me prouver sa bonne foi. J’ai compris que tu es faite ainsi. Tu fonces dès que tu penses que tu peux sauver quelqu’un, sans t’occuper du danger. Je ne t’en veux pas, parce que je te connais, et que je n’aurais jamais dû te laisser partir à la suite de Chanoune. Si je n’étais pas content, je n’avais qu’à y aller moi-même, comme vous dites en France.

Un poids s’enlève de mon cœur. Je souris encore, et malgré moi, une fois de plus de grosses larmes roulent sur mes joues, probablement dues aux émotions de ces dernières vingt-quatre heures.

Les toubibs repartent s’occuper des filles dans la cuisine, tandis que Charlotte m’accompagne jusqu’à mon lit.

— Ne t’en fais pas, Elisso, Nina et Lamilia sont arrivés, ils vont les ramener dans leurs familles avec le pick-up, me rassure mon amie.

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