EPILOGUE
Ludovic gare le pick-up devant l’entrée de la maisonnette louée par le contre-amiral Fayol dans le hameau de Mutsdi. Je me regarde une dernière fois dans la glace du pare-soleil avant de descendre du véhicule, pour vérifier ma coiffure. Je suis invitée par le supérieur de Ludovic afin de compléter certains points concernant les deux djihadistes français. Mon témoignage doit permettre d’éclaircir certaines questions à propos de ces terroristes. Les filles et Djalil vont également être interrogés. Je suis un peu nerveuse à l’idée de rencontrer un haut gradé de l’armée française. Je ne crains pas tant son jugement que de commettre un faux pas en sa présence. Dans mon imaginaire, cet officier a le pouvoir d’interférer sur ma carrière, si l’envie l’en prend. C’est donc avec beaucoup de réticences que je pénètre dans son office, malheureusement sans Ludovic, qui doit m’attendre à l’extérieur.
Le presque amiral me fait face, assis derrière son bureau. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, dont le visage et le regard perçant m’évoquent d’emblée une ressemblance avec un rapace. Ses yeux couleur noisette me fixent comme pour épier la moindre de mes réactions. Je réprime un frisson.
— Bonjour Madame Riviera, m’accueille-t-il sans se lever.
— Bonjour Monsieur, je réponds en omettant son titre, car je ne sais pas si je dois l’employer.
Je m’avance dans la pièce, tandis que son adjoint referme la porte derrière moi, puis s’installe devant un bureau plus petit, placé perpendiculairement à celui de l’amiral. Il tapote sur le clavier de son ordinateur portable. Probablement est-il là pour prendre des notes de cet entretien.
— Je suis le contre-amiral Fayol, du Commandement des opérations spéciales, se présente l’homme qui m’a convoqué. Asseyez-vous, m’ordonne-t-il en me désignant une chaise.
— Merci, dis-je en m’exécutant volontiers, car j’ai les genoux qui flageolent.
— J’ai entendu dire que vous avez côtoyé de près les terroristes, débute l’officier. Pourriez-vous me raconter dans quelles circonstances vous y avez été amenée ?
Je me racle la gorge avant d’entamer mon récit, le temps de composer ma réponse.
— Souhaitez-vous de l’eau ? demande le contre-amiral.
— Oui, s’il vous plaît, j’acquiesce.
L’adjoint se lève pour attraper un verre et me le remplir, puis le dépose à ma portée.
— J’ai accompagné une adolescente, Chanoune, parce qu’elle voulait rejoindre Djalil, son petit-ami, chez les terroristes. Dès que nous avons été en vue du monastère, trois djihadistes ont surgi, armés, et nous ont obligés à les suivre à l’intérieur.
Fayol ne dit rien, il se contente d’écouter en m’observant. Le secrétaire frappe son clavier à toute allure, pour ne pas perdre mes paroles.
— Chanoune et moi avons été fouillées, puis séparées, quand elle a décliné mon identité. Elle a agi ainsi parce qu’elle pensait gagner leur confiance, et pouvoir retrouver son ami. J’ai été emmenée en présence du chef, Brahim. Il m’a demandé d’examiner leur mufti, un homme âgé, atteint d’une pneumonie. J’ai fait ce que j’ai pu pour le sauver, en vain, car il est mort d’une infection quelques heures plus tard. J’ai rencontré Azir, le petit frère de Brahim. Il était chargé de veiller sur le religieux. Il m’a appris que leur groupe venait de Syrie et appartenait à l’État islamique. Qu’ils cherchaient un endroit plus propice à la création d’un nouveau gouvernement, et que lui-même réalisait de la propagande pour DAESH, au moyen de vidéos envoyées sur internet. Azir a empêché son frère de nous exécuter, les filles et moi-même. Je crois qu’il a volontairement mis fin à sa vie lors de l’assaut, en pointant sa mitraillette sur les forces d’intervention. Il n’a pas essayé de tirer, quand ils sont entrés dans le sous-sol où nous nous trouvions.
— Pourquoi a-t-il fait cela, d’après vous ? m’interroge Fayol.
— Je ne saurais pas vous le dire, mais il a eu une réflexion étrange, au cours de la soirée. Il a semblé penser qu’il s’était peut-être trompé de méthode, pour atteindre la création d’un État islamique.
— Certains terroristes éprouvent des regrets, après coup, lorsqu’ils réalisent enfin l’horreur de ce qu’ils ont commis, confirme Fayol. Mais il ne faut pas tomber dans le piège d’avoir de la compassion pour eux. Ce serait priver les familles des victimes de la justice qu’elles méritent.
— Loin de moi de ressentir de la sollicitude, je vous assure. Même si regarder passer quelqu’un de vie à trépas reste bouleversant.
— Vous étiez également présente lors de l’attentat mené à l’auberge, n’est-ce pas ?
— C’était horrible, pire que de voir mourir ce djihadiste !
Je sens l’énervement me gagner. Il me jauge. Il évalue si je semble tenir le coup ou si je vais m’effondrer en pleurs ! Il le fait exprès, ou quoi ? Je respire à fond, afin de cloisonner ces souvenirs en moi. Je ne veux surtout pas qu’on me retire de la mission humanitaire ici !
— Qu’avez-vous ressenti, lorsque vous étiez otage ?
— J’ai eu très peur pour les filles, et pour moi.
Puis le contre-amiral change complètement de sujet, à mon soulagement.
— Les groupes djihadistes comportent tous un schéma hiérarchique semblable. Il y a un chef de guerre et un mufti à leur tête. Puis viennent les hommes de main, avec leurs spécialités. Certaines cellules bénéficient d’un ou deux tireurs d’élite. Chaque unité a une fonction précise, attaque, offensive, contrebande ou recensement des impôts, m’explique Fayol. Votre témoignage permet d’établir ce que voulaient ces djihadistes, ce qu’ils comptaient mettre en place.
— Brahim était historien pour l’organisation, au départ. Il a dû y avoir un responsable de groupe, mais il est mort pendant l’attentat d’Ouchgouli. Azir m’a rapporté que Brahim est devenu chef, lorsque le mufti est tombé malade. Si j’ai bien compris, ces hommes étaient en route pour la Kabardino-Balkarie, dans le Caucase Nord. Ils avaient fui la Syrie avant la prise de Raqqa, avec pour mission d’établir un nouveau camp pour leur projet. C’est l’arrivée de l’hiver et la nécessité de trouver un guide de haute montagne qui les a obligés à se terrer dans le monastère.
— Cela serait vraisemblable s’ils n’avaient pas porté une offensive en commettant un attentat à Ouchgouli, remarque le contre-amiral.
— Azir m’a expliqué que ce type d’attaque a pour fonction de faire paniquer et désorganiser la population. Cela sert aussi à communiquer sur leur présence, et à rallier les soldats intéressés, je suppose.
— Mademoiselle Riviera, votre sang-froid a probablement permis de sauver les vies des adolescentes. Votre intervention a déstabilisé les terroristes. Vous avez soigné l’un des leurs, ce qui a certainement amené le plus jeune des deux frères à vous protéger toutes les quatre. Je souhaite vous faire une proposition d’offre d’emploi. Nous recherchons des personnes comme vous, à la DGSE.
J’ouvre de grands yeux. Le contre-amiral évoque la possibilité d’une embauche au sein du service le plus secret de l’État français ?
Je ne peux pas croire à une telle aubaine !
— Monsieur Fayol, j’interroge. Est-ce bien ce service dans lequel travaille Ludovic Staveski ?
— Affirmatif, mademoiselle. Je vous propose d’intégrer une des unités, car le SA a besoin de vos aptitudes pour une mission très particulière. Vos compétences d’infirmières feraient une couverture parfaite.
— De quoi s’agit-il ? je demande, en réalisant un peu tard qu’il y a peu de chance pour que l’amiral me renseigne.
Effectivement, ce n’est pas le cas.
— Je ne peux pas vous en parler comme cela, Mademoiselle Riviera. Si vous acceptez de venir travailler pour la DGSE, vous devrez subir une formation et un entraînement très complet.
— Puis-je me permettre d’avoir un délai avant de vous donner ma réponse ? J’ai besoin de comprendre les implications que votre offre aurait sur le cours de ma vie.
— Prenez tout le temps qu’il vous faut pour réfléchir. Effectivement, ce n’est pas une décision que l’on adopte à la légère. Mais songez-y sérieusement, car cet emploi vous est acquis, du fait de vos compétences et de votre courage.
— Je vous remercie, monsieur.
L’amiral me serre la main, alors que je prends congé.
À la sortie de son bureau, Ludovic se lève du banc en bois sur lequel il était installé.
— Alors, me demande-t-il ?
— Tu avais raison. Ton supérieur m’offre un poste au service action de la DGSE. C’est donc là que tu travailles ?
— Puisque Fayol t’en a parlé, je peux te le dire. Oui, je suis au service du gouvernement de la façon la plus directe qui soit.
— En quoi cela consiste-t-il ?
Ludovic jette un regard rapide autour de lui. Personne ne fait attention à nous. Des soldats passent des appels radio, ou rédigent des rapports sur des ordinateurs portables.
— Je t’expliquerais mieux tout à l’heure, mais en gros, il y a deux types d’intervention. Le service homo aide à éliminer une menace humaine directe à l’étranger, ou opère pour sauver des otages. L’unité arma procède au sabotage du matériel ennemi. Nous ne sommes pas reconnus comme relevant du gouvernement français, qui ne revendique jamais nos actions.
— Whaaa, je murmure alors que le sens de ses mots provoque une armada d’interrogations dans mon esprit.
— Viens, m’entraîne Ludovic vers la sortie.
Nous nous installons de nouveau dans la chaleur confortable de l’habitacle. Je me tais, pensive. À quel service appartient Ludovic ?
— Homo, Evie, me répond-il sans que je n’aie formulé la question.
— Tu as déjà exécuté quelqu’un sur ordre de tes supérieurs ?
— Non. J’ai participé à des missions de libération d’otages à l’étranger. Le service action renseigne en premier lieu, et ensuite passe à l’action. Je ne devais pas éliminer les terroristes. Juste procéder à leur arrestation.
Je suis soulagée. Je ne suis pas en présence d’un assassin impitoyable à la botte du gouvernement.
— On ne nous impose pas de prendre des vies si ce n’est pas absolument nécessaire, Evie, me rassure Ludovic, qui semble écouter le cheminement de mes pensées.
Le reste du trajet se poursuit dans le silence, jusqu’à la cabane de chasse de Ludovic.
Je suis dévorée de curiosité par le métier classé top secret de Ludovic, et excitée comme une puce par ce nouvel horizon qui s’offre à moi.
— Comment réagirais-tu si j’acceptais de rejoindre ton service ? je demande.
— Je ne le prendrais pas très bien, ma chérie. J’aurais sans cesse peur de te perdre, ce serait terrible de devoir travailler à tes côtés.
— N’as-tu pas confiance en moi ?
Ludovic hésite un instant avant de répondre.
— J’ai foi en toi. Tu as amplement prouvé que tu es intelligente et courageuse. Mais je ne pourrais pas supporter qu’il t’arrive quelque chose.
— Est-ce que cela doit peser dans ma décision ? je questionne, avec un sourire espiègle pour essayer de le dérider.
Ludovic soupire.
— Non. Bien sûr que non. Je t’aime, mais tu es libre.
— Je t’aime aussi, lui dis-je en me jetant à son cou.
La vie promet d’être particulièrement riche en aventures, ce qui me plait incroyablement. Et puis ce sera aux côtés de cet homme brillant. Ce sera fantastique. J’ai hâte de l’annoncer à l’équipe !
FIN
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