Broutilles pour moi-même.
de Christophe Hulé
Le journal du matin, on regarde d’abord toutes les pages pour le plaisir. Même si, au fond, rien n’a changé, on croit encore aux matins tout neufs. On croit toujours ce que l’on veut, et c’est heureux. La rosée mouille un peu les pages, mais ça fait rien, c’est au jardin qu’il faut le lire.
La une sur le Président, il a un beau costume, ça m’étonnerait qu’il fasse mieux que les précédents, mais on s’habitue.
Voyons le temps, ouais, pas terrible.
Je passe la rubrique « faits divers », c’est pas trop mon truc.
La chronique sport me gonfle.
La culture c’est pas ça, on confond culture et divertissement à cause d’un Ministre branché que je ne nommerai pas.
Quoi d’autre ? Les mots croisés, la Bourse, les pipeuls, les recettes ? Bon les pages sont trempées et, en fait, ça m’arrange. Autant prendre un bon bouquin ou bricoler un peu. Je vais sans doute résilier l’abonnement. Ce qui se passe dans le monde ou chez le voisin m’intéresse peu à vrai dire.
Je devrais sans doute me passionner pour une cause, être utile à quelque chose, protéger la veuve et l’orphelin, avoir la foi, enfin tout ce que font les héros du quotidien. Je suis nul dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres.
Pour l‘instant, je finis mon café et je pars au boulot. Y a rien de mieux à l’affiche, mais on est des millions à penser pareil.
Je vais retrouver mes chers collègues, j’en salive d’avance. Putain encore 3 mois avant les vacances !
Voyons les petites annonces « à vendre canapé presque neuf, prix à débattre », « femme seule cherche une épaule, tocards s’abstenir », « homme marié, sans plus, cherche à s’encanailler en toute discrétion », « casting d’enfer pour super film, on vous attend les filles, aucune expérience exigée. » .
Bon, quand il faut y aller, une heure minimum si ça bouchonne pas trop.
Je devrais prendre un chat, un chien, une perruche ou peut-être un reptile. Histoire de me dire que quelque chose de vivant attend mon retour après le boulot.
Bon, marre de ces pensées oiseuses, je prépare le sac à dos, sandwich, thermos et bouteille d’eau. Heureusement que je peux me réfugier dans la voiture, pour la clope et le café. J’essaie de ne pas y aller toutes les heures, enfin ça dépend des jours.
Le boulot est peinard, après tout j’ai connu pire, mais franchement j’me fais chier la plupart du temps. Là encore, on doit être des millions dans ce cas.
Allez je reprends un café, j’vais être en retard mais je m’en fous. Vu la façon dont on nous traite, qu’on soit zélé ou fainéant. Le tort c’est de s’imaginer qu’on pense à nous là-haut. C’est comme avec le Bon Dieu, on nous prend pour des cons, dans l’ensemble on ne l’a pas volé, n’empêche que c’est un peu dur parfois.
Je passe la journée en apnée en attendant 17 heures, bon j’inclue le trajet jusqu’au parking, ça réduit un peu les horaires.
Une fois j’ai voulu faire marrer mon Supérieur hiérarchique sublime, celui qui est au dessus de mon supérieur hiérarchique direct.
Moi j’ai j’ai la conscience professionnelle.
- Comme nous tous. (ça commençait mal).
- Je ne pars jamais après l’heure.
Non seulement ça l’a pas fait rire, mais il a bredouillé un truc dans sa barbe. Pour faire rigoler les chefs, faut avoir les galons qui vont avec.
Allez encore 2 heures à tuer, putain, c’est long. Je pourrais faire la causette à un collègue (il faudrait mettre les tirets inclusifs pour le féminin, encore un truc des féministes intégristes. Je connais un syndicat qui s’y emploie à chaque phrase, le message est peut-être intéressant, mais au bout de 2 phrases on laisse tomber).
« Ils-elles sont outré-e-s par ces mesures » .
Bon, bref, mais j’vois pas trop à qui j’pourrais parler.
Dire que le masculin l’emporte, ça simplifie les choses. Ça et la pseudo simplification de l’orthographe, de quoi déprimer les gosses de maternelle.
Bon j’vais p’t’être aller balayer la salle d’archives, histoire de passer l’temps, c’est ça ou retourner dans la bagnole pour fumer la Nième clope.
Ce soir j’pars un quart d’heure avant, rien à secouer. Bon, j’fais pareil tous les soirs. Ce sont les petits chefs qui fliquent à tout bout d’champ. Les bons chefs préparent les réunions avec les notables du coin et se fichent pas mal des horaires du petit personnel.
Super, un tour aux toilettes, 5 minutes à peu près, et c’est parti.
Arrivé à l’appart, je retire la pince à linge et j’hurle un bon coup.
Mieux vaut compter en semaines et cocher jusqu’aux vacances, comme les prisonniers. Si on compte en années c’est la déprime assurée. Ceci dit, si elle est sévère, c’est l’arrêt de maladie, faut pas en abuser mais c’est toujours ça d’gagné.
Voyons l’programme à la télé, des trucs cuculs ou des programmes culturels assommants Le foot évidemment, ils inventent toujours un championnat ou un tournoi machin truc, faut dire que ça rapporte, le foot c’est comme le sapin, il reste vert à toutes les saisons. Sinon y a les séries guimauve ou les navets, on peut pas dire que les menus soient variés. Les reportages de voyeurs avec les voix off à la con et l’intonation en conserve qui donne des envies de meurtres. Je zappe et je reviens aux débats, toujours les mêmes journaleux spécialistes de ceci ou de cela, chefs de tel ou tel domaine. Ils ont un avis sur tout, et quelque soit le pouvoir en place, ils pérorent à l’infini sur l’incurie des gouvernants.
Direction la terrasse avec casque et musique, jazz ou rock psychédélique, entre autres, ça évite au moins d’entendre les voisins s’engueuler.
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