Ligne D

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  Ses intra-auriculaires dispensent un son riche et puissant en guise d'armure contre les passagers. La rythmique syncopée alliée aux basses profondes de la vacuum-tech de Carbon Systema colle aux vibrations du monorail suspendu. La musique explose dans son bas-ventre, remonte le long de sa colonne vertébrale puis accélère son pouls pour fleurir sur ses lèvres bleues sous la forme d'un sourire sardonique. Son pied droit martèle le plancher en suivant le kick, tandis que ses mains tambourinent à contre-temps sur ses cuisses. L'entrain du morceau coïncide avec la confiance chimique inébranlable que dispense les Triangles. Les cachets triangulaires bleus de méta-amphétamine lui servent de petit-déjeuner chaque matin. Ses voisins lui jettent des regards en coin.

Rien à foutre !

 Que Drifter fasse une seule connerie et leurs petites vies pouvaient se disperser dans la somme infinitésimale de la balance du Vide. L'Orbite déchiquetée ; le spatiobar construit dans les vestiges de la décompression qui avait failli détruire le cylindre numéro deux leur rappelait en permanence les dangers de la vie à bord d'une station spatiale.

 Le Sciférien à sa gauche manifeste sa désapprobation en sécrétant une odeur corporelle qui communique son humeur aux passagers de la rame. Les voyageurs agacés par son comportement asocial dévisagent Drifter. Sa combinaison de docker chez Omnital® — Les alliages d'un monde qui dure devrait leur faire comprendre son importance dans l'écosystème qu'ils forment. Sans lui, pas de ravitaillement, pas d'espoir de fuite loin de ce monde asservi par un productivisme intensif. Il délaisse les visages noyés dans les hologrammes publicitaires semi-solides ; spectres de pixels que des algorithmes sournois lancent à l'assaut de sa raison, au profit de la feuille écran sur laquelle s'affiche son planning. Le Masse Vectorielle, un de ces antiques modèles de porte-containers qui sillonnent l'Interplan à deux fois et demi la vitesse de la lumière, s'amarre en ce moment même. Il va manipuler une bonne centaine de conteneurs aujourd'hui. Drifter se félicite que son stock de Triangles soit plein.

 L'univers sonore diffusé par ses écouteurs atteint son paroxysme alors que le monorail suspendu serpente au-dessus d'un écrin de verdure. Le parc de forme rectangulaire tapisse un quart de la paroi circulaire du cylindre numéro deux. La rotation de l'ensemble dispense une gravité inférieure à un g. Une attraction suffisante pour permettre aux résidents de Complexe Minier 49 d'habiter les quartiers construits sur les parois de ce tube technologique de vingt kilomètres de long sur six de diamètre. Le serpent cybernétique de la ligne D remonte une falaise de laquelle jailli une cascade contrariée par l'effet de coriolis. L'eau retombe dans une succession de vasques avant de bouillonner entre les parois d'un petit canyon qui la propulse ensuite dans un lit sinueux. La rivière traverse le parc jusqu'à un lac au bout duquel un barrage contribue à alimenter en eau ce circuit fermé. Drifter colle son front à la vitre. Une vague de nostalgie lui serre la gorge. Certains aspects du jardin lui rappelle Junon ; ce monde natal qu'il ne foulera plus jamais.

 Des avertisseurs holographiques multi-langues clignotent dans la rame pour prévenir les passagers du retour en apesanteur. Le train mag-lev suspendu rejoint l'axe central qui coure le long des trois cylindres 0-Zone formant Complexe Minier 49. L'enfant turbulent échappe à la vigilance de ses parents. Drifter se propulse dans la rame. Il saisit une ampoule d'un liquide brûlant qui risque d'éclater au moindre choc pour la rendre à son propriétaire. Entre-temps, la petite fille heurte une paroi avec un bruit sourd. Ses pleurs envahissent le wagon. Répondant aux suppliques de son épouse, le père s'élance vers sa progéniture avec une maladresse prévisible. Drifter le dépasse, attrape la fillette, pivote afin de repartir vers la maman affolée grâce à un appel du pied contre le plafond de la rame. De son côté, le père bouscule des voyageurs bougons avant de heurter une barre de maintien. Il étouffe un juron en se tenant le coude alors qu'il continue à tournoyer, hors de contrôle. Le Junonien l'immobilise avant de le ramener à sa place où il boucle le harnais du touriste imprudent. Le docker regagne sa place en ignorant les regards contrits des passagers.

 Les monorails suspendus convergent dans le sas titanesque qui relie le cylindre numéro deux au numéro un. Les passagers se renouvellent au gré des correspondances offertes par la station d'aiguillage. Des types en combinaisons identiques à celle du Junonien lui adressent des signes de tête auxquels il répond d'un air distrait. Une odeur de polymère usager et de lubrifiant synthétique envahit le wagon. Plus qu'une vingtaine de minutes avant que le train rejoigne les docks. Drifter sourit en respirant le parfum emblématique de la ligne D.

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