Chapitre V
La voiture est chargée. J’ai embrassé les filles en leurs laissant l’appartement. Caroline m’a fait un énorme câlin encore plus appuyé que d’habitude, comme si elle avait quelque chose à se faire pardonner. Mais je sais. Enfin non, je suppose. Disons que je me laisse le temps parce que j’ai besoin de me préparer à digérer ce qui ne m’était jamais venu à l’esprit auparavant et s’impose maintenant comme une évidence.
- Bonne route et ne roule pas comme un dingue. Tu as tout ton temps.
- C’est fou, je crois entendre ta mère.
- C’est que je te connais. Rappelle moi combien il te reste de points sur le permis ?
- Presque autant que toi ma chérie. Mais ne t’inquiète pas, je t’appelle dès que je suis à Nice.
- Je t’aime papa. Fais bien attention à toi. On se retrouve à la châtaigneraie la semaine prochaine.
- Super ! Et pas de bêtises toutes les deux.
- Ben ! Pourquoi veux-tu qu’on fasse des bêtises. On s’entend trop bien Léa et moi et puis si on a un soucis, maman est toujours là.
- Bon allez je vous laisse. J’ai encore de la route à faire.
J’ai abandonné Léa et Caroline sur le bord du trottoir et dans le rétroviseur de ma Mercedes, avant que leurs silhouettes ne disparaissent derrière le premier virage, j’ai vu les filles reprendre le chemin de l’appartement, la main dans la main, heureuses j’en suis certain, de se retrouver seules dans l’intimité de leur couple.
- °° -
Compliqué pour un père de se rendre à l’évidence. Caroline n’est pas comme les autres. Enfin comme la majorité des autres. Léa n’est pas non plus comme les autres et outre sa beauté remarquable, il y a ce petit quelque chose qui fait qu’elle est différente. Mais en quoi sont-elles si différentes ? Je ne sais pas dire et c'est dérangeant, probablement la preuve que je fais fausse route. Tout est brouillé dans mon esprit. Je ne sais pas si c’est bien. Je ne sais pas si c’est mal et si c’est le cas, en quoi serait-ce mal ? Je suis noyé dans mes incertitudes, conscient que mes convictions sont en train de prendre l’eau.
Elles sont sympathiques, joueuses, rêveuses, admirables toutes les deux et pourtant je comprends que dans leur schéma, il n’y aura aucune place pour la gente masculine. Je vois d’ici la déception d’Eléna qui aimerait, je suis sûr, être grand-mère à un âge où elle pourrait encore établir une complicité avec ses petits enfants et là, je crois que c’est plutôt mal parti. Et puis, il y a le regard des autres, de la famille qui ne vont pas comprendre, des amis qui moins concernés, seront plus indulgents.
Je fouille dans ma mémoire à la recherche de moments où j’aurais pu inciter, provoquer mais je ne trouve rien. Aucun indice aussi du côté d’Eléna. Nous avons tous les deux élevé Caroline en notre âme et conscience, pour qu’elle puisse, armée de notre expérience, porter seule le flambeau de sa vie, selon ses propres concepts. Et maintenant qu’on est au pied du mur, qu’elle a choisi ce qui lui semble être le mieux pour elle, pourrait-on être capable de la blâmer ? Non, c’est stupide. Totalement stupide.
Je comprends que le voyage va être long, très long, engoncé dans mes pensées divergentes et opposées qui me tiraillent de toutes parts ; tous ces dilemmes qui me sautent à la figure. Je sais que je ne trouverai pas la solution parce qu’elle est déjà devant mes yeux et qu’il me faut juste l’accepter.
Je veux penser à autre chose, éviter de me prendre la tête pendant les douze heures du trajet qu’il me reste à parcourir. Mais lorsqu'un sujet taraude l'esprit, compliqué de l'évacuer aussi simplement.
- °° -
Depuis dix minutes, il s’est mis à pleuvoir, une pluie fine qui transperce tout. Derrière mes essuies glaces, sur le bord de la route, collée aux hautes herbes, la silhouette d’une jeune femme se dessine, le pouce levé en l’air, un bout de tissu jeté sur les cheveux pour se protéger la tête. J’hésite. Je freine. Je n’ai pas pour habitude de prendre des auto-stoppeurs même si dans mon jeune temps, j’ai souvent utilisé ce moyen de transport économique et parfois bien sympathique. Je m’arrête à sa hauteur, baisse la vitre et je vois sa frimousse toute mouillée qui se penche à la portière.
- Vous allez où ?
- Euh ! Paris c’est possible ?
- Oui, c’est sur ma route.
- Porte de la Chapelle ou porte d’Orléans. Je ne fais pas de détour. Ça vous convient ?
- Très bien, ça ira parfaitement.
- Vous mettez votre sac dans le coffre, je vous l'ouvre.
- Non merci, à l’arrière, je préfère.
- Comme vous voudrez.
Elle prend place sur le siège passager après avoir retiré le plastic qui lui servait d’imperméable, accroche la ceinture de sécurité et nous nous dévisageons l’espace d’un instant, avant de redémarrer.
C’est fou comment en une poignée de secondes on arrive à se faire une idée de la personne qui est en face de nous. J’ai lu dans son regard, des yeux marron foncés presque noirs, qu’elle me prenait pour un PDG ou quelque chose du genre. J’ai tout qui va bien ; la Mercedes, les sièges en cuir, ma tenue vestimentaire cool mais de bonne facture, ma coiffure et mon style. Elle a vu à mon coup d’œil que je l’ai positionnée parmi les marginales car elle a tout qui correspond ; des chaussures lourdes montantes, des cheveux d’un rouge acide, un maquillage sombre, des tatouages sur les bras et les avant bras, une tenue propre qui l’habille sans la mettre en valeur ; pantalon noir, polo noir.
- Déçu, me demande-t-elle ?
- Non. J’avais envie de me changer les idées et vous tombez bien.
- Je préfère vous le dire de suite, je n’ai pas envie de baiser si d’aventure…
- Ah ! Parce que pour vous, se changer les idées c’est baiser ?
- Pour ceux qui ont du fric, c’est souvent le cas et vous semblez être à l’aise de ce côté, donc j’anticipe pour que les choses soient bien claires.
- Et si je pensais comme eux ?
- Alors, je préfère que vous me débarquiez, quitte à affronter à nouveau la pluie, plutôt que de partir sur un malentendu. Vous comprenez ?
- OK. Maintenant que vous êtes là, confortablement installée, je préfère vous épargner la pluie sans vous baiser. Ça vous va ?
- Je ne sais pas pourquoi mais j’ai envie de vous faire confiance.
- Merci pour le compliment. Vous vous appelez comment ? Moi c’est Patrick.
- Mon prénom, c’est Harmonie mais je déteste. Je préfère qu’on m’appelle Nini.
- Pourquoi ? Harmonie, c’est peu courant et c’est très joli.
- Peut-être mais je trouve que ça ne me correspond pas et puis ce n’est pas moi qui a choisi.
- Oui effectivement, vu sous cet angle.
- Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit. Ça ne vous dérange pas si je m’assoupis un peu ?
Harmonie cale ses jambes contre le tableau de bord, le corps enfoncé dans le siège demi-baquet, les bras croisés sur la poitrine, la tête posée sur une épaule. Je la regarde. Je m’habitue doucement à son physique, un peu punk, possible un peu gore ou peut-être gothique vu les dessins qu’elle porte sur la peau. Sa respiration est douce et régulière maintenant. Je suppose qu’elle s’est endormie. La trentaine passée, elle sourit dans son sommeil et son visage paraît de suite moins dur, plus féminin, probablement plus mignon qu’il n’y paraît dans un contexte un peu plus socialisé.
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