CHAPITRE 1 - MARTIN
Il était près de trois heures du matin quand, silencieuse, tu avais ouvert la porte. Dans le couloir, la lumière d'un néon avait agressé tes rétines. Sur un soupir, ton regard s’était tourné une dernière fois vers le lit où se trouvait, étendue, une peau ridée couronnée de cheveux blancs épars. Il t'avait emmené dans cette chambre d'hôtel pour retrouver sa jeunesse, celle du temps des grues qui haranguaient le passant.
Le grincement du sommier était encore ancré dans ta mémoire. Ta peau rougie gardait, incrustée, les marques des ressorts de ce matelas hors d’âge. Aucun hôtel plus pourri n’était inscrit dans tes souvenirs, un établissement qui s'était oublié au milieu du siècle précédent. L’ancêtre, lui, ne t'avais pas négligé. Dans ton sac, ses trois cents euros, don de ta jeunesse, te rappelais sa prévenance, sa gentillesse, celle des personnes d'un autre temps.
Sur un dernier grincement, comme une parenthèse, ta main avait refermé la porte. Dans le couloir, tu avais replié ta robe dans ce sac fourre-tout hors d'âge, mais cher à ton cœur. Avec ton manteau trois-quarts et tes collants noirs, qui aurait pu se douter que ce corps ne portait rien d’autre que sa lingerie. Pourtant, tout en avalant difficilement ta salive, tu appréhendais, et si…
Pour ce rendez-vous, tes vertigineux escarpins grenats chaussaient tes pieds. A cette heure avancée, ils les torturaient, à chaque fois que douze centimètres de talon frappaient le sol. Pourtant, avec un léger sourire, tu pensais à l'exhibitionniste qui aurait fait « coucou » en ouvrant sa gabardine sous les yeux de passantes horrifiées. Cette expression qui se dessinait sur ton visage n’était rien d’autre qu’un rictus, et chaque pas te ramenait dans la réalité.
Comme la voix d’un chanteur trop âgé, ton corps avait la sensation de chevroter. C’était le signal, qu’après un de ces moments, il te fallait remettre chaque pièce à sa place. Tu venais de te rhabiller pour la seconde fois aujourd’hui. En éprouvais-tu une quelconque fierté ? Aucune réponse ne se présentait, perdue dans l’indécision qui était la tienne. La seule option qui s’ouvrait, était de suivre la trame de la moquette qui avait dû être, un jour, de la même teinte que tes chaussures.
Tes yeux avaient été captés par une flèche. Elle clignotait en rythme de tic-tic-tic et t’indiquait l’ascenseur. Dans la crainte d’une quelconque rencontre, tu lui avais préféré les escaliers. Pourtant, ton pas s’était calé sur le tempo de l’indication. Tu savais à quoi tu ressemblais, en traversant le hall à cette heure indue. Le visage grêlé du veilleur de nuit tirait une moue à l'image de la façade interlope de l’établissement. Tes yeux avaient cherché, et trouvé, dans son expression, la confirmation que tu avais attendue. Martin, cet endroit préfabriqué et sa modernité révolue entraient désormais dans ton passé.
Martin !
Il t’avait réservé de vingt à vingt-deux heures. Consciencieuse, deux heures durant dans le froid de ce mois de janvier, tu l’avais attendu. Il s’était excusé pour son retard. Tes zygomatiques, proches de la glaciation, n’avaient pu esquisser qu’un maigre sourire. Il s'excusait encore et encore lorsqu’il t’avait fait entrer dans cet hôtel qui n’en avait plus que le nom. Pour rester dans l’ambiance, il disait t'avoir levé alors que tu faisais le tapin ! Etait-ce un fantasme qui lui appartenait ? Tu te créais des scénarios, tout en accompagnant ton client à la rencontre d’un réceptionniste qui devait ne louer des chambres qu’à l'heure. Il te regardait en demandant, avec des paroles entendues, s’il devait compter un ou deux petit-déjeuner. Tu avais laissé Martin répondre, sans autre envie que de franchir ce cerbère. Dans cet endroit râpé et rapiécé tel un vêtement en fin de vie, tu n’étais là que pour deux heures.
Dans cet antre où la ville t’avait avalée puis recrachée, une extrapolation avait eu le temps de te convertir en péripatéticienne d'une autre époque, usant de tes allées et venues le trottoir de l’hôtel. Martin avait-il à ce point un fantasme des sixties ? Telle était la question alors que tu réalisais qu’il le partageait avec d’autres, au nombre de messieurs qui t'avaient abordé en te demandant «combien». Au premier, offusquée, tu avais répondu «mais pour qui vous me prenez». Au deuxième puis au troisième, énervée, la même réponse était sortie de ta bouche. Le quatrième te disait avoir observé tes stations et aller-retours. Au cinquième, et dernier, prise par la perspective de te réchauffer, ta réponse avait presque été positive.
Ces messieurs étaient restés courtois avec toi, parfois gênés. Ils s’étaient laissés éconduire sans trop de difficulté. Au son du «Storytime» de Nightwish, tu avais pris conscience que tu ressemblais à ce que tu étais, même si une part de toi s’obstinait à le refuser, encore. Toute résistance à l’influence de ta situation était inutile en ce lieu qui voulait se nourrir de ta jeunesse pour combler ses rides en te faisant prononcer la phrase maléfique qu’il instillait en toi, « eh chéri tu montes » …
L'ascenseur te donnait l'impression de descendre au fur et à mesure qu'il s'élevait. Il était le reflet de ce qui se déroulait en toi. La porte de la chambre s’était refermée au goût de cette sensation.
Les billets de dix, froissés, ressemblaient à des économies au fond de ton enveloppe. Tu les avais comptés et rangés, pour trouver un Martin perdu, comme s’il se demandait ce qu'il faisait là. Avec son mètre soixante-quinze, il faisait son âge. Ses cheveux, d’une blancheur presque transparente, couronnaient son crâne à la façon d’un ecclésiastique. Tu t’étais promis de faire le tour de sa tonsure avec tes doigts. Ses yeux étaient d’un marron chocolat au lait, un peu rentrés dans leurs orbites. Il devait pouvoir regarder la cassure de son nez aquilin. Tes yeux dessinaient l’ovale de son visage, souligné d’une fine moustache à l’entretien soigné. Elle surmontait des lèvres si fines qu’elles semblaient faites de deux traits. Tu te posais la question d’une ascendance germanique ?
Sur l’instant, un éclair avait grillé ton cerveau, puis le tonnerre l’avait découpé en de fines lamelles, façon sashimi. Expulsée de ta torpeur, une claque sévère te faisait comprendre que tu allais baiser quelqu’un qui pourrait être ton grand-père. Repoussant cette évidence, tu t’étais donné bonne conscience en te disant être payée pour…
Tout en inspirant profondément, et ainsi oublier cet égarement, tu étais venue à la rencontre de Martin pour lui ôter sa veste de costume, aussi grise que l'ambiance de cette chambre et du dessus de lit orange côtelé. Tu te demandais, comme il y avait une clientèle, si, un jour de déprime profonde, tu pourrais revenir te poser sous l'enseigne extérieure en t'affublant de vêtement d'une époque très passée. Avec sa cravate datée, sa chemise au col élimé, ton chaland avait encore le charme suranné qui avait dû être le sien, à l'époque de la splendeur de cette chambre.
D’une sensualité maladroite, tu avais fait descendre son pantalon en te demandant si tu allais trouver un fixe-chaussette sur chaque mollet... Déçue, il n’y en avait pas ! Ça aurait pu être drôle, pour te détendre, un peu. Tu lui avais donné un baiser pour le détendre, lui. Peu professionnel c’était. Tu l’avais poussé vers la salle d'eau décatie sans refermer totalement la porte, pour prendre la pose en l'accueillant.
Tu avais replié le dessus de lit d’une mode inconnue, t’étonnant du blanc des draps et de leur odeur de propre. T’attendais-tu encore à une couleur improbable ? Ôtant tes escarpins, tu étais descendu d’un étage, posant tes pieds gainés de nylon sur la moquette sombre, te demandant combien de tâches elle pouvait masquer ? Ne pourrait-on jamais les compter ? Tu remarquais cependant qu’elle s'accordait aux motifs psychédéliques sur fond orangé de la tapisserie.
Tu avais pesté d’un « merde » silencieux lorsque la glissière de ta robe avait décidé de se rendre au Paradis des Fermetures Éclairs, alors qu’à côté, l'eau s'arrêtait. Durant ce court répit, tes précieux collants avaient roulé le long de tes jambes, et se trouver maintenant rangés. Un Martin rengorgé se tenait maintenant devant toi. Sa contenance toute retrouvée s’était amenuisée au fur et à mesure que ton soutien-gorge glissait, en toute sensualité, le long de tes bras, pour découvrir ta poitrine plantureuse.
Le feu lui était monté aux joues.
Il aurait sans doute pu te dire que tu étais une entreprenante gourgandine au vu de ta manière de le prendre dans tes bras pour le faire asseoir, puis le détendre. Il voulait te parler, te raconter son histoire. Tu voyais, pour se réconforter, son besoin irrépressible de se justifier de sa présence, et l’avais laissé remonter le film de la lanterne cinématique de sa vie, comme s’il était à l’orée de celle-ci. Tu le cajolais du bout des doigts, ne souhaitant pas qu’il ôte sa main de la manivelle qui rembobinait les semaines, les mois, les années…
Tu avais laissé tes yeux courir sur les motifs de la tapisserie. Ils semblaient vouloir t’hypnotiser et t’emporter dans la conscience de cette chambre. Chaque visiteur y avait laissé son empreinte, qu’il y ait passé une heure, une nuit ou plusieurs jours. Certains l’avaient teinté de la fatigue, de la tristesse ou du désœuvrement, avec ils étaient arrivés et repartis. Pour d’autres, comme Monsieur et Madame Martin, tu percevais l’ajout d’un moment important et précis de leur vie. Peut-être t’aurait-il suffi de prêter l’oreille pour être emportée par autant de récits, d’anecdotes ou de soupirs.
Avec une tendresse renouvelée, tu avais écouté celui de l’homme qui se trouvait à tes côtés. Il avait aimé son épouse dans cet hôtel pour la première fois, dans cette même chambre, Ensuite de son décès il y a quelques mois, il te racontait vouloir retrouver ce moment à jamais resté gravé en lui. Après des semaines de recherches, il avait fini par te trouver, et en toi un pâle reflet de sa dulcinée. Tu l’avais retenu, quand il avait voulu te montrer la photo jaunie qui ne quittait jamais son portefeuille.
Tes doigts couraient sur sa peau parcheminée afin de le détendre, pour rafraîchir plus encore sa mémoire et l’ancrer dans ses souvenirs, ceux de cette femme à qui il appartenait, à qui je pouvais ressembler.
Pour oublier ton corps, tu avais rapidement fermé les yeux, essayant d’écouter le chuchotement des murs te conter le fil du temps d’un endroit où tu n’étais plus. Martin t'utilisait à l’image de sa femme des temps anciens. Tu essayais de lui ressembler, de lui conter les vestiges des mots que tu percevais. Tu lui avais laissé l’initiative, tout en ne parvenant pas à éviter la sensation désagréable et sèche des doigts qui parcouraient ton corps. Aussi, ta conscience s’était aventurée plus profondément dans l’inconnue, Madame Martin, pour jouer plus encore le jeu pour lequel Monsieur t’avait payé.
Tu avais choisi d’être là !
Aussi, tu faisais de ton mieux avec le vieux membre dont l’érection n’affolait pas ton minou, aussi sec que le Sahara. Tu avais oublié, encore, ton lubrifiant au tréfonds de ton sac, et celui du préservatif s’avérait insuffisant. Comme autant de femmes avant toi, tu sentais ton vagin tel s’il avait été plein de sable. La nature ne t’étant pas gré de ses bons offices, tu avais mal, encore une fois, croisant les doigts, tout en priant les esprits, que ce moment prenne fin. Tu n’avais nul endroit où te réfugier, aussi tes yeux s’étaient-ils arrêtés sur Martin. Son regard était fixé sur un endroit de la tête de lit que lui seul connaissait. Il n’avait pas besoin de plus que des va-et-vient, pour parcourir la distance d’un souvenir auquel tu ajoutais une bande son.
Les deux heures étaient terminées depuis longtemps. Tu le laissais pourtant finir de te tringler tout en regardant un plafond à la peinture écornée, y voyant comme un morne temps, dans lequel le matelas serait la houle, et le sommier le grincement des cordages. Ouf, il en avait terminé. Sa queue avait emporté avec elle les hauts le cœur d’un mal de mer. Sous tes doigts, le latex avait glissé du membre flétri. Ensuite, tu avais pris l’homme dans tes bras, tout en le caressant, pour le conduire dans les bras de Morphée, et du rêve qu’il avait poursuivi tout au long de sa journée.
Tu avais certainement vogué un moment avec lui, comme si ton corps s’était mis en panne. Puis enfin, Martin était parti, seul, naviguer dans la literie. Tu avais sifflé entre tes dents alors que tu essayais de débarbouiller rapidement ton entrejambe irrité. Au lieu de prendre une douche et te recomposer un visage, une allure, tu avais préféré conserver les effluves de la concupiscence pour quitter rapidement cet endroit...
Tu avais posé la main sur la poignée de porte, mais à cet instant, un mot s’était imposé à toi : évaluation. Comme sur les sites marchands, tu serais notée et commentée. Une boule s’était formée dans ta gorge. Tu avais appuyé ton front contre le chambranle, pour retrouver ton souffle qui s’était emballé. Ta main avait pu, enfin, actionner la poignée.
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