Chapitre 2 : Le coup d'état

5 minutes de lecture

Le 24 mars 1976, Buenos Aires s’éveilla sous un ciel lourd, chargé d'une atmosphère étouffante. Quelque chose dans l'air semblait présager l'inévitable, une tension diffuse qui glissait entre les rues et s'insinuaient dans les esprits des habitants comme une ombre rampante. Depuis plusieurs jours, la rumeur d'un bouleversement imminent circulait, se murmurant de bouche à oreille, flottant comme une menace intangible que personne n’osait encore admettre. Des récits vagues de mouvements militaires dans le nord, de défilés de bottes dans les casernes, couraient, mais ces échos restaient distants, comme le grondement d’un orage qui, peut-être, finirait par passer au loin.

Pourtant, ce matin-là, l'orage éclata avec une brutalité imprévue. Sans avertissement, les premières colonnes militaires s’emparèrent des rues de Buenos Aires, imposant leur présence implacable sur l’asphalte. Les tanks, lourds et massifs, progressaient avec une lenteur implacable, leurs coques de métal raclant les pavés des avenues principales dans un grondement sourd qui semblait faire trembler la ville entière. Les passsants, encore engourdis par la torpeur matinale, se figèrent. Des soldats en uniforme, positionnés à chaque coin de rue, le fusil en joue, surveillaient une foule absente. Leur présence s'imposait comme une ombre oppressante, tandis que le silence étrange, inhabituel, retentissait d’autant plus fort, amplifiant le poids de leur avancée métallique.

Les premières rafles débutèrent avant même que la plupart des Argentins n’aient saisi l’ampleur du séisme qui venait de les frapper. Des camions militaires, surgissant sans bruit, s’immobilisèrent devant les maisons des opposants politiques, des syndicalistes, des journalistes et des intellectuels de gauche. Des hommes et des femmes, arrachées à leur sommeil, furent extraits de leurs lits et précipités dans les véhicules, traités avec une brutalité silencieuse, dénuée d’explication. Derrière les fenêtres closes, des voisins, figés dans l’ombre de leurs rideaux tirés, observaient avec des regards fuyants, leur souffle retenu, implorant que la terreur épargne leur foyer.

À la radio, la musique fut brusquement interrompue. Une voix froide et dépourvue d'émotion résonnat, annonçant que l'armée avait pris les rênes du gouvernement, se chargeant de "sauver la nation des griffes des subversifs". La présidente Isabel Perón venait d'être destituée, et une junte militaire, composée des chefs des forces armées, avait imposé son pouvoir. Jorge Rafael Videla, devenu soudain le visage sévère de l’Argentine, promettait d’instaurer l’ordre et la stabilité que, selon ses mots, la démocratie n’était plus en mesure de garantir. Derrière ces déclarations, se cachait la lourde menace d'une purification à venir, une purge méthodique des "ennemis de l’intérieure" qu’il ne nommait qu’à demi-mots.

Les écrans de télévision, inlassables, projetaient en boucle les mêmes images : des hommes en uniforme, rigides dans leurs bottes, campés sur une discipline impitoyable. Mais derrière cette vitrine d'autorité militaire, une répression souterraine, perfide et implacable, se déployait, tapie dans l’ombre. Videla et ses complices évoquaient déjà une "Guerre sale", sans que personne ne puisse encore saisir l'étendue de la souillure qu'elle laisserait derrière elle.

Pour les spectateurs ordinaires de cette époque, l'effroi se répandait dans chaque interstice de la vie quotidienne. Autour des téléviseurs et des postes de radio, les familles se regroupaient, leurs regard incrédule et inquiet cherchant à percer le mystère de ce coup de tonnerre. Buenos Aires, d'ordinaire vibrante et pleine de vie, paraissait désormais enveloppée dans un voile de tension, comme si chaque pas sur les pavés résonnait d’un silence devenu oppressant. Les regards, autrefois anodins, s'alourdissaient de méfiance. Chacun jaugeait l'autre du coin de l'œil, scrutant les gestes, les paroles, se demandant silencieusement lequel d'entre eux pourrait être désigné "subversif". La peur, rampante et vorace, commençait à grignoter les esprits, infiltrant même les conversations les plus banales, qui, désormais, portaient le poids du danger à peine dissimulé.

Les téléphones se mirent à vibrer dans les foyers, leurs sonneries étouffées mais empreintes d'une urgence presque palpable. Des amis, des collègues, cherchaient fébrilement à percer le mystère des disparitions qui s’égrenaient avec une régularité sinistre. Qui, dans cette nuit d’effroi, avait été emporté par la vague d'arrestations ? Qui manquait désormais à l'appel ? Les rumeurs, telles des étincelles, se propageaient à une vitesse effrénée, enfflant d'une maison à l'autre. On chuchotait qu'untel avait été aperçu, saisi par des hommes en uniforme ; un autre s'était volatilisé sans laisser de trace. Dans les ruelles et les corridors, les murmures enfflaient, évoquant l'existence de "centres de détention" clandestins, où l'on emprisonnait, dans l'obscurité, ceux que l'État jugeait indésirables, avant de les effacer du monde.

Tandis que ces rumeurs s’insinuaient dans les esprits, l'état de siège, lui, s'ancrait solidement dans la réalité. Les militaires prirent possession des bâtiments publics, envahissant ministères, mairies et entreprises de presse. Les portes du Congrès se fermèrent d’un claquement sec, marquant la dissolution de toute légitimité démocratique, et les tribunaux passèrent sous l'emprise froide de la junte. En l’espace de quelques heures à peine, l'Argentine bascula dans les profondeurs glacées d’un régime autoritaire, laissant derrière elle l’illusion d’une nation libre, désormais étouffée sous le poids des bottes et des décrets militaires.

Le coup d’État de 1976 se déploya avec une brutalité fulgurante, orchestré avec une précision glaçante par les forces armées. En un instant, le quotidien fut renversé, les écoles et universités sombrèrent dans le silence, les portes verrouillées, tandis que les rues, autrefois animées, s’alourdissaient sous le pas des soldats. Les patrouilles militaires imposèrent leur présence implacable, décrétant un couvre-feu qui, dès la tombée de la nuit, plongeait les villes dans un désert de solitude. Les maisons, telles des forteresses fragiles, se refermaient sur elles-mêmes ; rideaux tirés, fenêtres fermées, comme si l’obscurité pouvait servir de rempart contre les regards scrutateurs.

Le bruit sec des bottes militaires résonnaient désormais dans chaque recoin du pays, leur cadence martelant les pavés avec une régularité oppressante. À chaque carrefour,, sur chaque place, des soldats impassibles montaient la garde, leurs visages figés dans une neutralité implacable, incapables de trahir la moindre compassion. L’ordre devait se maintenir à tout prix, et ceux qui osaient se dresser contre lui disparaissaient sans laisser de trace, engloutis dans le néant d’un pouvoir sans pitié.

Les premiers noms commencèrent à circuler dans les journaux clandestins, chuchotés à voix basse dans les cafés, murmurés sur les marchés. De jeunes militants, évaporés dans l’ombre ; des leaders syndicaux, invisibles depuis des jours, et dont le retour semblait désormais inconcevable. La terreur, bien que souterraine, s’insinuait lentement dans chaque recoin de la vie publique.

Pourtant, en surface, une étrange illusion de normalité persistait. Les magasins rouvraient leurs portes chaque matin, les enfants continuaient de jouer dans les rues sous la lumière du jour, et les travailleurs se rendaient à leurs postes, leurs gestes empreints d'une mécanique routinière. Mais derrière chaque regard, chaque mouvement, la peur omniprésente planait comme une ombre invisible. Une peur sourde, rampante, de l’inconnu qui rôdait, des horreurs cachées derrière les promesses de cette "Guerre sale" que la junte martelait à demi-mot.

Peu, ce premier jour, pouvaient deviner l’ampleur du cauchemar qui prenait forme dans l’ombre. Pourtant, une certitude froide s’infiltrait déjà dans les esprits : rien ne redeviendrait jamais comme avant.

Annotations

Vous aimez lire impulse101 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0