Reflets
Tapi dans les ombres les plus opaques du grenier, il attendait son heure. Le propriétaire précédent avait jeté sur lui un voile discret mais il veillait toujours. La colère le maintenait en vie et le brouhaha qui lui parvenait de l'étage inférieur promettait des lendemains plaisants.
Elle avait l'aspect typique de la maison pleine de secrets et elle n'avait pas changé depuis le départ d'Elijah, enfant. Seuls manquaient à l'appel le sapin bleu à l'entrée de la cour et la haie d'actinidias. Peut-être en replanterait-il au printemps.
Emma vint contre lui :
" Alors, voilà la maison où tu as grandi. Ça te fait quel effet d'être là ?
- Drôle. Il était temps pour moi de revenir pour exorciser ce qu'il reste.
- Je suis fière de toi, Eli. Les filles vont adorer vivre ici.
- Merci, mon amour. J'installerai mon atelier dans l'ancienne grange. Une fois que les travaux y seront terminés.
- Et en attendant ?
- Le grenier. Il est spacieux. "
Ce ne fut que le dimanche qu'Elijah trouva le temps d'y monter. Il redécouvrit l'unique lucarne sur le toit de la maison et les deux petites fenêtres sales. Un endroit où la poussière et les toiles d'araignée vivaient amoureusement depuis fort longtemps. Il passa une bonne partie de la journée à bricoler, à mettre en ordre ses notes et ses manuscrits.
Le vent soufflait fort, une tempête se concentrait sur Wilderness Pass avant de s'abattre sur la vallée. Il commençait enfin à voir le bout des papiers à trier quand Rosalind, son aînée, monta les marches grinçantes.
" C'est là que tu vas travailler, papa ?
- Oui, ma puce.
- Je peux jeter un œil ?
- Bien sûr mais ne touche à rien. Il reste des choses qui ne sont pas à nous.
- Est-ce qu'il y a des échardes ?
- Ouais, des énormes. "
Elle roula des yeux puis explosa de rire. Elle prit une démarche de crabe en s'enfonçant dans l'obscurité de la pièce.
" Il y a un courant d'air ici, papa.
- Des tuiles ont peut-être bougé. Je regarderai ça à l'occasion. Tu trouves des trucs intéressants ?
- Des caisses de livres et... Papa, y a un fantôme ! Viens voir ! Vite !
- Qu'est-ce que tu racontes, Rosa ? "
Sous les bardeaux nus du toit, un filet d'air lui caressait la barbe comme l'effleurement d'une main glaciale. Dans le coin de la pièce, une forme blanche dansait tout doucement. Un drap sur un cadre rectangulaire. Quand il posa la main sur le tissu, une tégénaire surgit. Elijah sursauta en arrière en poussant un juron. Rosalind rigola encore plus fort.
Le drap cachait un vieux miroir. Des arabesques dorées pour le cadre. Le tain avait perdu de son éclat sur de fines lignes comme si le verre était fendu ou qu'une araignée y avait tissé sa toile. Il était étrange de voir la lumière s'y refléter ; elle semblait mouvante, liquide. Rosa déclara :
" Il est bizarre, ce miroir. Je ne l'aime pas du tout. Tu peux remettre le drap, s'il te plait, papa ? "
Elijah se sentait lui aussi troublé et il s'empressa de jeter le drap par-dessus. Il eut soudain envie de quitter le grenier. Il ne revint que deux jours plus tard, quand il eut à peu près oublié le malaise.
Les filles parties à l'école, Emma au magasin d'ameublement, Elijah écrivit toute la matinée. Gustav Holst accompagnait le bruit de la pluie sur la lucarne du toit. La lumière changeait au rythme des rafales, il alluma sa lampe de bureau.
Il avançait bien son manuscrit mais une impression d'être observé ne le quittait pas. Une bourrasque plus forte entra dans le grenier et il entendit le claquement d'un tissu dans son dos.
Il s'agenouilla devant le spectre du miroir et arracha le drap. Cette fois, pas d'araignée velue cachée dans les plis de coton. Il s'attarda d'abord sur les dorures du miroir. Des dessins religieux étaient gravés mais quelque chose dans leur représentation dérangeait Elijah. Il comprit quand il remarqua une croix chrétienne inversée. Des symboles sataniques. Les créatures ailées taillées n'étaient pas des angelots mais des démons.
" Quel esprit malade a pu dessiner de telles obscénités ? murmura-t-il.
Sous ses yeux, la surface de verre ondoyait lentement. Comme si elle s'adaptait à ce qu'elle voulait montrer. Elijah mit ça sur le compte des ombres qui couraient dans le grenier. Puis l'image se stabilisa, il se decouvrit tel qu'il était.
Ou presque.
Avait-il autant de cheveux blancs ? Il paraissait plus vieux, il ressemblait de plus en plus à son père. Le même air sombre habitait les mêmes yeux marrons. Elijah resta un moment à regarder ce reflet entre deux personnes, deux mondes, deux époques.
Un rai de soleil entra soudain par le velux et fit briller un objet dans le dos d'Elijah.
Une hache suspendue à la poutre. La hache. Celle du Noël qui avait tout précipité. Elijah se leva d'un bond et s'enfuit du grenier.
Emma le retrouva des heures plus tard devant la cave. La pluie se réduisait à une bruine. Sa première pensée fut de se dire qu'il avait replongé dans un de ces épisodes de dépression qui l'accablait parfois. Elle eut peur de la hache avec laquelle il fendait des bûches pour la chaudière. Elle n'aimait pas les reflets argentés de l'arme. "Non, l'outil.", se corrigea-t-elle.
Elle hésita à prononcer son prénom mais il souriait quand il se retourna. Son regard n'avait rien de hanté. Ce que lui avait raconté Elijah à propos de son père lui revint immédiatement en tête. L'épisode tragique de Noël sur les routes enneigées pour trouver refuge chez des amis. Son père vociférant, complètement ivre, détruisant avec méthode chaque cadeau sous le sapin. La thérapie pour dévoiler l'occultation mémorielle, le reflet du traumatisme pour un enfant.
" Tu devrais t'abriter, mon amour.
- Tu as raison. Et j'ai fendu assez de bois pour aujourd'hui. Je range et je te rejoins. Tu as trouvé ce que tu voulais au magasin ?
- Oui. Je te prépare un thé ?
- Volontiers. "
Comme la pluie passe son chemin, la crainte d'Emma s'évanouit.
Quand elle interrogea Elijah sur le bruit qu'elle entendait au grenier, il répondit qu'il déplaçait juste son bureau pour trouver la meilleure lumière. Une note dans sa voix l'alerta, il ne disait pas la vérité.
Novembre passa, il écrivit beaucoup ; son projet de roman avançait bien. Les jours diminuaient et pesaient sur son moral, il devenait taciturne, les ombres du passé habitaient son regard.
Décembre arriva. Un soir, Polly, la cadette, grimpa jusqu'au grenier :
" Papa, c'est l'heure de manger. Tu viens ?
- Bon sang ! Est-ce qu'il est possible de travailler un moment en paix dans cette maison ? explosa-t-il.
Les yeux de la fillette se mouillèrent. Elijah sentit un dardillon mauvais lui piquer la poitrine. Un éclat de haine lui vrilla le cœur, il eut envie de pousser pour qu'elle pleure. Il se contint avec difficulté mais son ton restait froid :
" Dis à Maman que je descendrai dans un petit moment. Je dois finir un passage d'abord. OK ? "
Polly fila. Quand ils se couchèrent, les yeux d'Emma brillaient de colère.
" Tu as fait peur à Polly.
- Je sais, je suis désolé. Je me rattraperai demain.
- Emmène-les à l'école. Et, s'il te plaît Eli, essaie d'être plus présent pour les filles. Noël approche et je voudrais que tu évites de t'isoler.
- Tu as raison, ma chérie.
- Si c'est trop pesant, on peut toujours aller passer les fêtes chez ma mère.
- Non, ça ira. Je ne suis pas mon père, Emma, je surmonterai ça.
- Je le sais, j'ai confiance en toi. "
Pendant les trois semaines avant le réveillon, Elijah se montra affable et souriant mais il sentait une force irrépressible aux crochets chaque jour plus étroits.
L'image de ce père devenu fou un soir de Noël obsédait Elijah. Il ne possédait pas de souvenirs précis du moment où Paul Greaves déchaîna sa fureur sur les cadeaux sous le sapin. La fuite sous la neige cinglante avec sa mère, sa sœur et ses frères jusque chez son ami Wendell.
Les obsèques sous le vent glacial après que son père se fut pendu dans le grenier. La maison fermée, le départ au loin, l'oubli. Une image du père altérée par le ressentiment de la famille, l'incompréhension d'Elijah.
Aujourd'hui, il se demandait qui était vraiment Paul Greaves. Devant lui, le miroir vibrait comme jamais comme s'il jubilait.
Et si le verre bouillonnant était un passage, un reflet d'une autre dimension ? Le genre de voyage qu'on peut faire uniquement seul, sans attache familiale.
Dans son dos, la lame de la hache brillait d'une lueur mauvaise.
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