Mélodies oubliées
Quand l'incendie éclata dans la maison du vieil Ichabod, Gabriel Greyfield eut pour premier réflexe de se tourner vers la forêt où les Autres vivaient. Les flammes montaient si haut dans la nuit qu'elles éclairaient toute la vallée comme un phare.
Le maire l'appela avec Thomas et Jonathan, leur donna des fusils et les envoya à la tour de guet du portail. Avec ordre de tirer sur tout ce qui approcherait par les bois.
Depuis la guérite, les trois jeunes hommes scrutèrent les profondeurs de Chapman's Wood. L'unique route pour le village disparaissait rapidement dans l'obscurité. Peut-être à cause des lueurs du brasier ou de la nervosité des jeunes hommes, les ombres semblaient ce soir bien plus mouvantes dans le couvert de hêtres jaunissants.
" Ne mettez pas vos fusils en joue sur le vide. Père dit que c'est la solution la plus simple pour gaspiller des munitions.
- Et s'Ils surgissent et nous attaquent, Gabriel ?
- Jonathan, ils ne peuvent pas nous atteindre à cette hauteur.
- Que le Seigneur t'entende, mon ami. "
Dans le village, la communauté combattait le feu. Les femmes formèrent un cordon de sécurité autour des hommes pour empêcher les enfants d'approcher. Une chaîne depuis l'étang se constitua et on se passa les seaux d'eau jusqu'à la cabane du Gardien.
La bataille fit rage mais le brasier l'emporta. Dans l'aube hésitante, il ne restait qu'une ruine noire et fumante. On extirpa une masse informe des décombres, vaguement humaine. Le vieil Ichabod. Dans la lumière tremblotante des flammes mourantes, l'image du cadavre brûlé vint se graver dans la mémoire de Gabriel. Des fantômes noirs dansaient dans les heures grises de l'aube. Il repensa aux ombres chinoises que sa mère dessinaient de ses mains sur les murs de la chambre quand il était enfant.
Quand le Soleil se leva au-dessus des collines de Virginie occidentale, tous, même exténués, s'agenouillèrent devant le Père Moresby et prièrent. La haute figure patriarcale dominait ses ouailles de son imposante stature à la fois physique et charismatique de l'homme de religion, ce qui mit Gabriel mal à l'aise.
Dans la matinée, le shériff Longstaff envoya relever les trois garçons et on les pria de faire leur rapport au maire. Bien des ombres avaient louvoyé autour du village cette nuit mais rien n'avait franchi le cercle lumineux des lanternes, racontèrent-ils.
" Le Malin n'entrera pas dans notre demeure. Je vous félicite, mes enfants.
- Monsieur, je tiens à signaler le comportement inadéquat de Gabriel Greyfield. avertit Jonathan.
- Tiens donc, qu'est-ce que j'entends là ? Pouvez-vous vous expliquer, Monsieur Garfield ?
- Je...
- Gabriel a paru plus intéressé par l'incendie que par la surveillance du périmètre extérieur.
- Voilà qui est fort décevant mais guère surprenant. Nous mettons la vie de toute la communauté entre vos mains, nous vous accordons la confiance et vous la bafouez pour un spectacle funeste. Shériff Longstaff, veuillez escorter Monsieur Garfield en cellule. Nous déciderons de son sort plus tard. "
Quelque soit la saison, la geôle du village n'avait rien d'accueillant. Glaciale l'hiver, étouffante l'été, humide au printemps et à l'automne. Avec pour seule compagnie une Bible en latin, Gabriel savait qu'il resterait là selon le bon vouloir du maire Jackson ou plutôt du père Moresby. Il faisait nuit quand il entendit :
" Psst. Gabriel. "
Il se hissa jusqu'aux barreaux. Miranda se tenait là. À la lueur lointaine des lampes-tempête, sa beauté avait quelque chose de la porcelaine. Ses yeux brillaient dans la pénombre :
" Les nouvelles sont mauvaises, mon amour.
- Que se passe-t-il, ma douce ?
- Il se murmure qu'Ichabod a été assassiné. Et tout a brûlé. Même les mélodies de protection contre les Autres ont péri dans les flammes.
- Assassiné, dis-tu. Ça veut dire que nous abritons un meurtrier.
- Quelqu'un en veut à notre communauté. Les gens pointent ton comportement, Gabriel.
- Ce sont des sottises, Miranda. J'ai travaillé aux champs avec mon père toute la journée.
- Certains pensent que tu fais un bon suspect.
- Je t'en conjure, Miranda, ne deviens pas influençable comme eux. Je suis innocent !
- Je dois y aller, Gabriel. Il paraît qu'une mission pour que tu puisses prouver ta bonne foi te sera confié. Je prierai pour toi, Gabriel.
- Merci infiniment, Miranda. Je prierai pour ton repos en retour. "
Une clameur résonna dans la nuit. Le père de Miranda appelait sa fille depuis le porche de sa maison. Elle s'éloigna, spectrale.
Le vieil Ichabod, le maître des mélodies, assassiné. Quelle nouvelle retentissante. Le loup était dans la bergerie. Gabriel ne pria ni lut la Bible cette nuit-là car il n'y trouverait aucun salut. Il avait du mal à éprouver autre chose que de la colère envers ce Dieu cruel et aveugle depuis la mort de sa mère. Il en vint à s'interroger sur la raison d'être de la communauté. Le choix de vivre en autarcie dans cette vallée reculée valait-il encore la peine ? Est-ce que la discipline trop stricte imposée par le Père Moresby n'éreintait pas les hommes au lieu de leur apporter réconfort ?
Telle était sa réflexion quand le shériff Longstaff vint le chercher à l'aube :
" Le maire Jackson et le père Moresby veulent te voir. Jonathan White est là aussi. "
Du noir le plus strict, les figures d'autorité du village imposaient un respect écrasant. Debout devant le bureau où siégeait le maire, les mains croisées devant lui, tête baissée, Jonathan n'en menait pas large. Enfants, Gabriel et lui avaient été amis. Aujourd'hui, ils avaient pris des chemins différents. Leurs fois divergentes marquaient leurs différences.
Le Père posa son regard éternellement courroucé sur Gabriel :
" Mon garçon, votre comportement de la nuit de l'incendie est impardonnable. Heureusement pour vous, il ne m'appartient pas de vous juger. Vous allez devoir regagner votre place parmi nous. Une mission de la plus haute importance vous attend. Vous allez traverser Chapman's Wood et vous rendre dans la paroisse de Jacob Abernathy pour récupérer les mélodies oubliées d'Ichabod. C'est bien compris, mon garçon ?
- Oui, mon Père.
- Quant à vous, Jonathan White. Vous accompagnerez Gabriel Greyfield sur la route car votre manque de courage affaiblit la communauté. Pour survivre en ce monde, il faut vous endurcir et la route à travers les bois maudits vous montrera la voie de la détermination. C'est bien compris, mon garçon ?
- Oui, mon Père.
- Bien. Si vous revenez, vous obtiendrez le Pardon du Tout-Puissant. Qu'Il vous protège sur les chemins escarpés. Prenez garde car le Malin vous observera. Amen. "
Derrière lui, le maire et le shériff se signèrent. Le couperet était tombé, la sentence prononcée.
On leur donna une mule, une Bible et un fusil chacun, des vivres et des manteaux aux couleurs de l'automne pour se fondre dans la forêt. Ainsi qu'une lettre de créance pour le père Abernathy.
Miranda pleurait comme la femme de Jonathan. Le père de Gabriel cachait sa peine derrière sa barbe noire et son regard dur. Il avait peur de perdre son fils unique.
Le portail de bois résonna d'un bruit mat quand il se referma. Ils étaient livrés à eux-mêmes maintenant.
Tard dans l'après-midi, Gabriel sentit une présence avancer dans le couvert épais des arbres. On les suivait. L'un des Autres ? Le meurtrier, le félon de la cause de Chapman's Brook ?
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