Au volant de sa Jaguar, Isabella Grantham fonçait sur les petites routes en direction d'Hampton Falls. L'éclipse n'attendrait pas.

Elle guettait ce moment depuis soixante-deux ans, celle-ci serait la bonne. Elle avait parcouru le monde depuis ses études en astrophysique pour étudier les éclipses solaires et d'éventuelles retrouvailles.

Malgré ses espoirs aux quatre coins de la planète, elle savait que la boucle ne pourrait se terminer qu'en un seul endroit. Le manoir de son grand-père Ezra, hérité après la mort du patriarche.

Pendant que les érables défilaient à toute allure au-delà de l'habitacle de sa voiture, elle se remémora les évènements autour de la disparition de son frère jumeau.

Elle était la dernière personne à l'avoir vu avant qu'il ne disparaisse dans l'enchevêtrement de haies en bas du manoir Grantham. La culpabilité que sa mère lui avait fait ressentir toute sa vie par des regards froids, des remarques acerbes et une défiance permanente. Son père qui avait sombré dans l'alcoolisme. L'argent dépensé en détectives privés, en médiums après la longue enquête de la police d'État et du FBI. La presse tel un vautour autour de la famille. Les espérances douchées, les désillusions cruelles, l'oubli insidieux et l'indifférence. Tant d'émotions contradictoires vécues par Isabella. Une lutte constante, peu de répit, des décisions lourdes à prendre.

Enfin, elle arriva au manoir. Son équipe était déjà en place, les instruments d'observation et de télémétrie braqués sur le Soleil.

Le rendez-vous approchait. La tension nerveuse d'Isabella grimpait au même rythme. Elle connaissait les récits de disparitions survenues au cours des millénaires pendant les éclipses. Des histoires floues, très mal documentées qui versaient dans l'obscur, l'ésotérique. Des théories farfelues normalement sans intérêt pour un scientifique. Bon nombre des confrères d'isabella avaient désapprouvé ses recherches. Elle n'avait jamais cessé de croire, elle avait juste appris à dissimuler ses émotions.

Le ciel resplendissait d'un bleu immaculé. L'inaccessible teinte automnale. Pas un nuage, même sur la ligne d'horizon. Parfait.

Alors qu'elle rejoignait son équipe sur la pelouse devant la demeure, une quinte de toux la prit. " Non, pas maintenant. " râla-t-elle. Bientôt l'heure et elle refusait que son cancer fasse alors son apparition aujourd'hui.

Elle échangea avec ses assistants puis s'éloigna en bas du pré. Le labyrinthe n'avait pas été détruit. Elle avait même payé un jardinier pour l'entretenir.

Avec ses lunettes spéciales, elle jeta un œil vers le Soleil. La Lune commençait à mordre sur le disque. L'heure fatidique.

Les appareils disposés ne captèrent aucun changement dans la membrane du monde. Aucune altération électromagnétique, aucune vibration. Rien. La nuit tomba très vite. Quelques minutes d'obscurité pendant lesquelles elle pria un Dieu à qui elle n'avait pas parlé depuis des années.

Le jour réapparut. Pendant quelques secondes, Isabella crut à un échec. Puis l'herbe foulée avec légèreté dans son dos.

Il était là, son ballon rouge entre les mains. Isabella mit une main devant sa bouche pour ne pas hurler mais elle ne put empêcher les larmes.

Elle reconnut sans peine Isaiah. Il n'avait pas vieilli d'une seule minute. Du haut de ses quatre ans, il regardait une grand-mère, sa sœur mais il ne pouvait la reconnaître.

Le temps avait perdu de son immuabilité.