Carnaval abandonné
Tapi dans les silences rouillés du vieux parc d'attractions, il observait les allées et venues sur Galvez Street. Une lueur d'avidité gourmande naquit dans ses yeux quand il vit le jeune homme s'arrêter, hésitant, devant la pension Reyam.
L'homme moustachu se redressa derrière son comptoir. D'un sourire avenant, il tendit son énorme main.
" Vous êtes Norris Garland ? demanda-t-il au nouvel arrivant.
- Oui, m'sieur.
- Je suis Edward Reyam. Vous avez eu mon épouse au téléphone pour la chambre.
- Oh.
- Le loyer se paie tous les premiers du mois. Pas de remise, pas de crédit, pas de délai. Si vous ne payez pas, vous dégagez avant la fin de la journée.
- Très bien.
- Pas de nourriture dans les chambres. Pas d'alcool dans l'établissement. Trente-cinq cents le repas du soir, quinze cents le petit-déjeuner. Vous prévenez un jour en avance si vous voulez manger au réfectoire. On n'y prend que les repas servis, rien d'autre. On s'est bien compris, Mr Garland ?
- Parfaitement, Mr Reyam. "
La chambre n'était pas spacieuse ni très confortable mais Norris s'en accommoderait. D'ici, il se trouvait à moins de quinze minutes de marche de son nouveau travail aux abattoirs.
Quand il sortit pour manger, il remarqua les manèges abandonnés dans les ombres épaisses du crépuscule. À la vue de ce cimetière mécanique, il ressentit un étrange malaise. L'endroit, derrière ses grilles en fer forgé couvertes d'oxydation et de végétation grimpante, portait un parfum lugubre. De lourds nuages noirs roulaient dans le ciel.
Norris dormit mal cette nuit. Il rêva de montagnes russes qui plongeaient vers des abîmes obscurs, de manèges impossibles à arrêter, de clowns aux yeux de démon, de marionnettes au sourire carnassier. Il entendit le ululement de la fanfare qui s'allume et se redressa d'un bond sur son lit. Il reconnut le bruit nocturne de la ville, du tramway dans une rue transversale et du vent dans les chênes. La lumière trouble de la Lune entrait par la fenêtre, il alla se poster devant la vitre. Son regard vint errer entre les carcasses des attractions.
Puis il le vit.
D'abord sa tignasse d'un orange criard. Sa face lunaire couverte d'un fard blanc, sa salopette d'un bleu électrique, trop grande de trois tailles et ses grotesques chaussures rouges. Quand la Lune réapparut, le clown avait disparu. Pendant une seconde, Norris crut voir flotter les yeux perçants de celui qui vivait dans le parc. Des yeux d'une noirceur abyssale, froids comme la Mort. Capables de se poser directement sur l'âme de celui visé. Un long frisson remonta le dos de Norris, il se recula de la fenêtre.
Il ne réussit pas à retrouver le sommeil cette nuit-là. Il passa la journée suivante troublé par d'insaisissables pensées. C'est avec appréhension qu'il se coucha le soir, fourbu par le travail aux abattoirs et par sa précédente nuit courte.
Minuit sonnait quand il entendit à nouveau les flonflons de la fête foraine. Cette fois, l'odeur du pop-corn grillé, de la bière mousseuse et des hot-dogs monta jusqu'à lui. Des enfants riaient, on chantait dans les travées aux mille couleurs fluorescentes. Une musique endiablée s'élevait et l'invitait pour une danse jusqu'à l'aube.
À travers la vitre, Norris aperçut le même clown. Son sourire était encore plus généreux que la veille. Ou carnassier quand les ombres des nuages passaient sur son visage. Il portait un bouquet de ballons gonflés. Des rouges, des jaunes, des bleus. Il en tendit un à Norris. À qui on n'en avait jamais offert, enfant. Une voix dans sa tête lui dit que s'il traversait la rue, il serait heureux parmi les festivants, il pourrait se passer la ficelle d'un ballon au poignet et boire autant de bière qu'il voudrait. La peur saisit Norris quand il reconnut son propre père sous le maquillage épais.
Il se réveilla en sursaut dans l'aube qui illuminait le ciel loin au-dessus de Lake Borgne. Tout ceci n'avait-il été qu'un rêve ?
Dans la rue miroitante de pluie grise, il observa un moment les vieilles attractions abandonnées. De la mousse barbue pendait à plusieurs d'entre elles ; des taches de rouille fleurissaient dans les interstices battus par les intempéries.
Norris repensa à sa vision de la nuit précédente. Avait-il imaginé son père, décédé depuis près de vingt ans, déguisé en clown ? La seule explication plausible était un rêve. Il passa le restant de la journée à rassembler ses souvenirs sur son père. Ils étaient peu nombreux, brumeux et entachés de violence alcoolisée.
Le troisième soir, il installa une chaise près de la fenêtre et attendit. Une Lune bien ronde se leva au-dessus du lac Pontchartrain. Les reflets d'argent animèrent le parc, les ombres se mirent à danser sous la brise. Rattrapé par la fatigue de sa journée, il se sentit piquer du nez mais se redressa aux premières notes musicales. Bientôt, les néons grésillèrent et il prit la décision de traverser la rue.
La grille du portillon grinça à son passage. Il s'enfonça dans les travées pleines d'animation et de joie. La foule vibrait autour de lui mais il ne vit nulle part trace du clown ou de son père. On lui tendit de la bière mais le temps qu'il se retourne, l'autre avait disparu. Le gobelet de carton était frais entre ses mains.
Dans le brouhaha, il entendit son prénom comme un écho lointain. Il se retourna pour voir la crinière orange du clown s'éloigner de lui. Il se lança à sa poursuite et atterrit dans un zone plus calme du parc.
Ici, tout était éteint et désert. Les flonflons de la foire prenaient des notes saugrenues, désaccordées, presque morbides.
" Papa ? "
Pas de réponse. Il répéta son appel un peu plus fort. Sa voix hésita, prit l'accent d'un enfant apeuré.
Il se souvint.
La fête foraine en bas de chez lui vingt-cinq ans plus tôt. Il ne s'était jamais rappelé du ballon coloré qu'on lui avait offert. Tout comme il avait occulté le moment où il avait perdu de vue ses parents, où il avait erré en pleurs parmi les gargouilles factices et les monstres de foire puis l'homme seul en périphérie de la foule, en chasse d'une âme à faucher, d'un corps à souiller, d'un cœur à bafouer. Ce que l'homme autoritaire et dur contre son ventre lui avait fait subir en cette nuit d'Halloween n'étaient que des réminiscences cauchemardesques, des horreurs si profondément enfouies qu'elles ne trouvaient vie que dans les plus affreux rêves de Norris Garland.
La panique le submergeait.
" PAPA !
- Oui, je suis là, fils. "
Il se retourna. Mais il ne trouva ni son père ni le clown aux yeux pénétrants ni même l'agresseur de son enfance.
C'était la Mort face à lui. C'était un démon se nourrissant de la douleur enterrée.
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