Murmures sylvains
De l'or dansait sur les ourlets des chênes, les magnolias rivalisaient d'élégance avec les massifs de rosiers multicolores et de lauriers en fleurs mais Uma Grisham ne prêtait pas attention aux vives nuances qu'apportait juin dans son escarcelle. Six heures allaient sonner au clocher de St Clementine et la jeune femme tenait à se présenter au portail de la demeure du colonel Sandbrooke avant le tintement du carillon.
Sous l'œil intransigeant de Mr. Palmer, elle remonta l'allée gravillonnée. Une légère brise d'été bruissa au travers du feuillage éclatant, portant à l'oreille d'Uma une rumeur chuchotée :
" Oui, c'est bien elle. "
Uma lutta pour ne pas détourner son regard du majordome à l'apparence stricte. " Par pitié, pas maintenant. S'il vous plaît, taisez-vous. " pensa-t-elle.
" Vous êtes ponctuelle, Mme Grisham. C'est appréciable.
- Merci, monsieur.
- J'ai à faire ce matin mais Mme Hedges va vous expliquer le travail.
- Bien, monsieur. "
Il disparut dans les profondeurs de la maison coloniale.
Toute la matinée, Uma suivit Roseanne Hedges du service pour le petit-déjeuner à la lessive, au ménage des chambres. Madame Hedges ne la réprimanda qu'une fois lorsqu'elle tarda à se mettre en branle :
" Et bien, jeune fille, ce lit ne va pas se faire tout seul. Allons, hâtez-vous.
" Oui, madame, excusez-moi. "
Tout incombait à la responsabilité de Mme Hedges sous la surveillance de Mr. Palmer hormis la cuisine que dirigeait le chef Desormeaux, le seul Blanc à travailler pour les Sandbrooke.
Le reste de la journée se passa ainsi. Le travail était dur mais Uma n'avait jamais rechigné devant les tâches même les plus ingrates. Sept ans au service des Davenport avant la mort des époux, dix ans comme femme de ménage à l'hôpital l'avaient endurcie. Quand la nuit tomba, elle astiquait le laiton de la cage d'escalier principale. Trente minutes de bus, dix de marche et elle serait chez elle.
Le ciel avait la couleur de pêche trop mûre au-dessus de Mullet Lake, le levant plongeait déjà vers des bleus profonds. Il n'y avait personne à l'arrêt de bus au coin la rue. Un pressentiment acide dans le cœur, Uma attendit. Avec les rumeurs folles qui couraient par ces temps dans Biloxi, elle n'avait aucune envie de marcher jusque chez elle. Vingt minutes plus tard, lassée d'attendre, elle s'apprêtait à entamer le chemin lorsqu'une voiture s'arrêta à sa hauteur. Un homme blanc, chemise bleu foncé et insigne argentée sur la poitrine, se pencha par la fenêtre :
" Qu'est-ce que vous faites là, à c'tte heure ?
- J'attends le bus, monsieur l'officier.
- Y a pas de bus. Couvre-feu. Z'allez où comme ça ?
- Sur Brown Street.
- OK. Montez à l'arrière, je vous ramène.
- Je ne voudrais pas vous déranger, monsieur.
- Montez. Ordre du shérif. Personne dans les rues après dix-huit heures. Pas même les gens comme vous. "
Une vague de colère envahit Uma mais la honte et la peur étaient plus fortes, comme toujours. On ne discutait pas les consignes des hommes blancs quand on était une femme. Noire de surcroît.
" Quel numéro sur Brown Street ?
- Au 210, monsieur.
- Z'êtes la femme de Gene Grisham ?
- Oui, monsieur.
- Hmmm... " maugréa-t-il.
Elle s'installa sur la banquette arrière, la terreur lui tenaillant le ventre. Sur le siège passager, un chien loup la regardait indifféremment.
" Sage, Bucky. Cette dame n'est pas une suspecte. dit le policier avec un sourire mauvais le policier.
Uma connaissait de réputation l'adjoint Earl Ashe. De vilaines rumeurs couraient à son sujet. On disait à mi-mot qu'il revêtait certains soirs une robe blanche ornée d'une croix d'un rouge de feu et une capuche qui couvrait entièrement son visage. Le genre de fantôme qui fait frémir même les plus vaillants des hommes. On murmurait aussi à son sujet que certains suspects n'arrivaient jamais jusqu'au commissariat. Que Buck, le berger allemand, s'en occupait sur le trajet vers la prison municipale. En particulier ceux à la peau noire.
Ashe, à la grande joie d'Uma, ne décrocha pas la mâchoire le temps de traverser les rues de Biloxi. Il enserrait le volant avec tant de force que les jointures de ses mains étaient pâles même dans la pénombre de l'habitacle. Il se dégageait de cet homme une telle haine que de fines lignes électriques zébraient ses yeux d'un gris métallique. À l'angle de North Railroad et Brown, il arrêta sa Ford et lança :
" Soyez prudente à l'avenir.
- Oui, monsieur. " répondit-elle au nuage de poussière qui s'éloignait. Les arbres autour d'Uma semblèrent soupirer de soulagement.
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Juillet vint, les premiers orages dans son sillage. Edna, la fille aînée d'Uma, avait achevé ses études moins d'une semaine plus tôt. Toutes les pensées de l'adolescente étaient rivées sur le bal donné par le Révérend LeMans. Uma la sermonnait :
" Au lieu de penser à t'amuser, tu devrais chercher du travail. Il n'est pas question que tu passes l'été à rêvasser.
- Maman !
- Ils cherchent du monde à la blanchisserie.
- Pour avoir les mains toutes abîmées et sentir la Javel jusque dans mon lit ?
- Crois-tu que l'argent tombe du ciel ? Que tu peux vivre ici à nos frais ? Tu es assez grande pour travailler. Harlan, lui, a trouvé quelque chose.
- Tu parles ! Garçon de course pour le canard du coin !
- Edna, un peu de respect !
- Pour ces Blancs ? Jamais !
- Edna Grisham, tu es priée de surveiller ton langage dans cette maison !
- Ça suffit toutes les deux ! tonna une voix chargée de glaires depuis la galerie.
- Papa ! cria Edna.
- Uma, laisse la gosse tranquille ! "
L'adolescente sortit dans la fournaise du petit matin. Sur la voie ferrée, un train de marchandises remontait en direction de la marina de Pelican Point dans un vacarme assourdissant.
" Viens voir ton papa, ma jolie ! lança Gene en tapotant comme il faisait depuis pour toujours pour sa fille. Uma sentit un point se serrer dans sa poitrine. Gene se rendait-il compte qu'Edna n'était plus une enfant et que les formes qui naissaient sous ses vêtements détournaient le regard de beaucoup d'hommes ? Et bon nombre étaient plus âgés que l'adolescente. Pourtant, Uma garda le silence. Une peur similaire à celle qu'elle avait ressentie dans la voiture de l'adjoint Ashe la saisit. Ou était-ce le spectre des disparitions étranges et toujours irrésolues des derniers mois qui venait se rappeler subrepticement à son esprit ?
Gene jouait avec les nattes de sa fille. Dans son autre main, il faisait tournoyer un vieux pot de confiture reconverti en verre à gnôle alors que le Soleil franchissait à peine le faîte des chênes dans leur dos.
" Je dois y aller. Edna, je compte sur toi pour trouver un travail. Si je n'ai pas de nouvelles quand je rentre ce soir, je demande à Mr. Palmer s'il y a de la place chez les Sandbrooke cet été. Et bien sûr, pas de bal pour toi ! "
Le cœur lourd, Uma partit. Gene, depuis son accident à la scierie, avait changé. Il ne travaillait plus, passait ses journées sur la galerie devant la maison à siroter cet alcool de fruits que son ami Herb faisait macérer dans son appentis. Uma avait surpris plus d'une fois son regard qui s'attardait sur sa fille et sur les amies de celle-ci quand elles venaient à la maison. Ceux d'un loup affamé. Uma sentait une peur nouvelle se loger dans un creux de son esprit.
Quelques nuages cotonneux flânaient dans le ciel matinal. Les arbres étaient silencieux ce jour-là. Le bus arriva, l'un des fils Fox au volant. Il sourit de ses dents cariées à Uma qui ne répondit pas. Il y avait quelque chose de malsain dans ce rictus presque carnassier, une vague sensation putride. Les gens du coin ne portaient pas les Fox en haute estime. Ils vivaient en autarcie, certains utilisaient le terme de meute, dans les marais de l'autre côté de la Tchoutacabouffa River, on les disait consanguins et rendus mauvais jusqu'à la moëlle par la gnôle de contrebande qu'ils distillaient et par des générations de coucheries entre cousins.
Tandis qu'Uma remontait l'allée, le chaffeur démarra en trombe le bus et la jeune femme manqua de tomber. Elle crut discerner un ricanement par-dessus le tohu-bohu du vieux bus mais elle se contenta de trouver une place assise. Elle n'avait pas l'âme d'une Rosa Parks et, après la dispute de ce matin, elle espérait que sa fille ne voudrait pas s'en inspirer car Uma savait à quel point la colère des hommes était une soif inextinguible.
À travers les vitres du bus, les rues défilaient. Après White Avenue, les maisons passèrent des bicoques d'ouvriers aux belles demeures des industriels et des propriétaires terriens dont faisait partie les Sandbrooke. Les Noirs qui venaient jusque là le faisaient parce qu'ils travaillaient là et pour aucune autre raison. Ce matin, le vent chuchotait d'étranges rumeurs. Les hommes du shérif Bovington avaient repêché le corps d'Irma Windfield sous un ponton de Magnolia Bend, sur la rive opposée du lac. Elle avait disparu six semaines plus tôt en rentrant de l'école, tout comme trois autres jeunes filles de son âge durant le premier semestre de l'année.
En descendant à son arrêt sur Bayou Laporte Drive, Uma resta un instant à écouter ce que murmuraient les bouleaux : " Les hommes sont pires que les loups car eux, même repus, cherchent déjà la brebis suivante à dévorer. " Ces derniers temps, elle entendait de plus en plus la conversation des arbres. Ou plutôt leurs douces clameurs lui revenaient après qu'elle eût passé des années à essayer de les taire. Comme Esther, son arrière-grand-mère, elle était capable de discerner les paroles de la forêt. Malgré toute la sagesse de Mama Esther, Uma n'avait jamais réussi à savoir s'il s'agissait d'un don ou d'une malédiction. Les enfants disparues avaient à peu près l'âge d'Edna et Irma Windfield fréquentait la même école. La peur sourdait. Pour la première fois de sa vie, Uma était prête à écouter ces voix.
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Chez les Sandbrooke, Missy, une autre employée, engagea la conversation avec Uma dès la première chambre qu'elles nettoyaient :
" Terrible d'avoir retrouvé la petite Windfield dans ces conditions.
- Oui, une horreur pour les parents. répondit Uma, laconique face à la propension de sa collègue à commérer.
- Tu les connais ?
- De vue seulement.
- On dit que le Révérend LeMans veut donner un office ce soir malgré le couvre-feu du shérif. Tu y seras ?
- Certainement. "
Par la fenêtre ouverte sur le lac, Uma voyait les eaux brunes friseliser sous la brise estivale. Dans les brumes rémanantes qui recouvraient encore la berge opposée dansaient d'étranges ondes silencieuses.
" On continue ? lança Missy.
- Oui. "
Au milieu de la matinée, Mme Sandbrooke reçut des amies dans la véranda. Elles rivalisaient d'élégance criarde dans leurs robes achetées à la Nouvelle-Orléans ou à Miami, piaffaient comme des adolescentes et cancanaient comme des personnes âgées sur la dureté du monde. Mr. Palmer chargea Uma de leur servir rafraîchissements et petits gâteaux. Pendant qu'elle versait du thé glacé, l'une d'elles, dans une robe rouge coquelicot, peut-être inspirée par la présence d'Uma, dit :
" Malheureuse, cette histoire. Pauvre petite négrillonne. Elle travaillait chez qui ?
- Chez les Colchester, il me semble. répondit une autre vêtue de parme.
- C'est triste mais Bernadette trouvera sans problème quelqu'un pour la remplacer. Qu'en penses-tu, Uma ? demanda Mme Sandbrooke.
- Je... je ne sais pas, Madame. J'aimerais surtout que ce genre d'affaires n'arrivent jamais.
- Et tu as raison. Laisse la carafe, nous nous débrouillerons.
- Comme Madame le désire. "
Alors qu'elle traversait la bibliothèque, des larmes coulèrent sur les joues de la jeune femme. Non de chagrin mais de fureur. Ces gens-là, depuis leur tour d'ivoire, n'éprouvaient-ils donc rien ? La journée s'écoula sur cette impression totale de désolation tant physique par la mort d'une enfant que morale par les paroles écrasantes des riches épouses.
En chemin pour la messe du révérend, Uma fit un détour par le cimetière où reposait ses parents et son arrière-grand-mère. Face à la pierre tombale, elle ne pleura pas mais écouta la réponse à sa question :
" Pourquoi m'ont-ils choisi pour entendre leur voix ?
- Parce que tu possèdes une sensibilité rare, Uma Grisham. La même qu'avait ton aïeule. répondit un frêne solitaire.
- Comment être sûre...
- Que nous disons la vérité ?
- Oui.
- Nous voyons certaines choses et par toi, nous pouvons les exprimer. Comme autrefois avec Esther. Comment crois-tu qu'elle a échappé avec sa famille au massacre de Tulsa ? Peut-être que tes grands-parents seraient encore vivants s'ils l'avaient écoutée.
- Fais-nous confiance, jeune fille. ajouta un sycomore.
- Et pour la mort de la petite Windfield ?
- L'homme qui commet ces atrocités recommencera. C'est assuré.
- Pourquoi ?
- Son esprit est malade. Sous la capuche noire de son imperméable, il sourit. Il se gargarise de l'incapacité des policiers à le retrouver. Ou de leur désinvolture concernant les tiens.
- Les miens ? Ceux de ma communauté ?
- Oui. Ils se moquent si des Noires disparaissent, comme ils vous appellent.
- Qu'est-ce que je peux faire ?
- Pour l'instant, prier avec les autres. Garder la foi en une fin heureuse.
- C'est peu.
- Sois patiente. Maintenant, va et ouvre l'œil. Il rôde. "
La nouvelle tomba pendant la communion à l'église sur Pearl Street. Une nouvelle jeune fille venait de disparaître. Elle s'appelait Augusta Thorne. Elle était Blanche. Le kidnappeur prenait confiance en ses forces, les arbres avaient raison.
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Au lendemain de la disparition de la jeune fille, le ciel portait une triste robe grise. Tombait une fine pluie d'été. Uma en voulut à Dieu pour n'avoir offert que chaleur sèche aux disparitions des petites de couleur. Mr. Palmer réunit tout le personnel dans la cuisine :
" Madame Sandbrooke exige que nous portions dorénavant exclusivement du noir. Et ce jusqu'aux funérailles de Mademoiselle Thorne. C'est bien compris ? "
Tous opinèrent. Mais plusieurs regards se chargèrent de ressentiment. À quels égards avaient eu droit les quatre jeunes adolescentes noires qui avaient disparu depuis janvier à part quelques moqueries et des remarques désobligeantes sur le fait d'être remplaçables ? Uma refusait de pleurer mais elle ne pouvait s'empêcher à la terreur que devaient ressentir la gosse si elle vivait toujours et ses parents. L'Église lui avait enseigné l'Amour de son prochain mais certains jours, cette acceptation était plus difficile.
La nouvelle tomba peu après midi. Le juge Hammerslee annula toutes les festivités prévues pour le 4 juillet. Le couvre-feu était désormais avancé à dix-huit heures et la vente d'alcool et de feux d'artifice interdite au moins jusqu'à l'arrivée d'une équipe d'agents du FBI. En entendant ça, Uma fut prise de nausée. Il avait fallu la disparition d'une Blanche pour voir les autorités se décider à résoudre l'affaire. Jamais, au cours de son existence, Uma n'avait ressenti autant de colère et de dégoût en elle. Mais elle n'était pas surprise. Ainsi marchait le Sud profond depuis des siècles.
En milieu d'après-midi, la pluie doubla d'intensité. Des bandes anthracites de nuages roulaient d'un bord à l'autre de Mullet Lake. Depuis la fenêtre de la bibliothèque, Uma aperçut, assis au milieu de la pelouse sous l'averse, Jefferson, le fils cadet du colonel. À intervalles réguliers, il levait les bras vers le ciel puis se plongeait le visage dans les mains, comme pris soudain de frissons ou de sanglots. Il était rentré du Vietnam six mois plus tôt et on le disait traumatisé par son expérience là-bas. Une voix ferme claqua depuis le premier étage et Jefferson se leva, trempé, et rentra en passant par la piève où Uma travaillait. Quand il la vit, il s'immobilisa et la fixa silencieusement pendant quelques secondes. Puis il sourit à moitié absent. Ces yeux d'un bleu candide hantèrent Uma jusque tard dans la soirée car, derrière cet air innocent, se tapissait une douleur immense. En plus de cette expression totalement vide, Uma remarqua les griffures sur son visage et les écorchures sur ses phalanges.
Dans la semaine qui suivit, le mercure grimpa très haut. Gene, à la maison, buvait de plus en plus. Uma croisa plusieurs fois l'adjoint du shérif Ashe. Mais la présence masculine la plus dérangeante restait celle de Jefferson Sandbrooke. Plusieurs fois, elle le surprit dans un couloir, près des cuisines ou attendant quelque mystérieuse arrivée dans la pièce où Uma travaillait, un étrange rictus flottant sur ses lèvres d'enfant. Il était beau assurément mais avait le pouvoir de séduction du Diable. Uma commença à se signer discrètement avant d'entrer dans une chambre ou un bureau de peur de se retrouver seule avec lui.
Dans le même temps, Edna, sa fille, remplaça Irma Windfield chez les Colchester. Uma n'aimait pas l'idée mais sa famille avait besoin de cet argent. Aussi ordonna-t-elle à sa cadette de la rejoindre devant chez les Sandbrooke à la fin de son service pour qu'elles rentrent ensemble sur Brown Street.
Quelques jours après la fête nationale, deux agents du FBI débarquèrent à Biloxi. Ils venaient de Washington D.C. et non de Jackson comme la rumeur le laissa d'abord penser. Une vingtaine de subalternes les accompagnaient. Uma ne tenait pas spécialement à les voir mais tout le monde en parlait, un peu comme on évoquait l'arrivée du cirque sur la place centrale du village. Ils ne tardèrent pas à se mettre au travail, à organiser des battues, à interroger les familles et les amies des enfants disparues. Mais peu dans le quartier d'Uma acceptaient d'échanger avec eux. Autour de Brown Street, on se méfiait de l'homme blanc d'où qu'il vienne.
Août approchait. Un soir, Uma étendait du linge dans son arrière-cour avec son fils quand le vieux pommier lui apporta :
" Le vent tourne, Uma Grisham. Les ouragans seront bientôt là. Et la peur doit cesser. "
Harlan lui lança un regard inquiet :
" Maman, ça va ?
- Oui, Harl, je suis un peu fatiguée. Comment se passe ton travail ? demanda-t-elle, désireuse de changer de sujet.
- C'est dur mais ça me plaît. J'aime bien le journalisme.
- Bien, bien... "
Distraite, elle se tourna vers la voie ferrée de l'autre côté de la rue. Au-delà, des lignes épaisses de grains enflaient. Oui, la saison des tempêtes approchait.
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Au plus fort de l'été, une multitude de nouveaux visages apparurent à Biloxi. Il était difficile de faire la distinction entre les agents gouvernementaux et les journalistes venus de tout le Sud pour couvrir l'affaire. En ville, l'air devenait irrespirable tant à cause du soleil de plomb que des esprits qui s'enflammaient. Le soir du vingt juillet, une bagarre éclata entre les communautés noire et blanche pour une histoire stupide de regards peu amènes sur une jeune femme. Un jeune garçon échappa de peu à un lynchage en règle.
Si les reporters rechignaient à venir dans les quartiers noirs pour mener leurs investigations, les agents fédéraux se montrèrent souvent, essayant de nouer le dialogue avec la communauté d'Uma. Un dimanche, ils se présentèrent à l'office du révérend LeMans. Les deux responsables de l'enquête semblaient prendre l'affaire très au sérieux et Uma eut envie de leur faire confiance. Gene ne voyait pas ça d'un bon œil :
" Pourquoi qu'ces Blancs en costume viennent qu'maint'nant ? Où qu'y z'étaient quand nos filles à nous disparaissaient ? " murmura-t-il dans sa barbe.
Les deux agents s'appelaient Savage et Townes. Le premier avait tout du vieux policier chevronné, chauve et bedonnant mais qui possédait une présence physique impressionnante et un regard dur. L'autre ressemblait à l'image que se faisait Uma des intellectuels des grandes villes avec ses lunettes à monture en écaille, sa fine cravate de laine et son costume gris. Mais il avait une lueur farouche de détermination dans le regard qui plut à Uma. Ils assurèrent les ouailles du révérend que la lumière serait prochainement faite sur ces sombres disparitions. À la fin de l'office, Uma resta un moment seule, comme elle prenait de plus en plus souvent l'habitude depuis qu'elle écoutait les arbres, à observer les deux agents. De la haie d'ifs lui parvenait un frémissement d'approbation :
" Savage est un vieux renard. Townes est un chien fou mais il ne lâche jamais. Tu peux avoir foi en eux. "
Deux jours plus tard, des gamins trouvèrent le corps de Janie Smallwood à l'entrée d'Old Fort Bayou. Harlan, présent sur place avec un vieux journaliste qui tolérait sa présence, raconta plus tard à sa mère que de profondes marques de chaînes marbraient la peau de la jeune fille. On sonda le fond de la mangrove mais on ne retrouva pas les fers. Comme si le tueur jouait avec les enquêteurs et connaissait leurs méthodes. Les policiers du coin ne portaient-ils pas des imperméables noirs ?
Quand Harlan raconta son histoire ce soir-là, Gene tapa du poing sur la table. Il ne voulait pas entendre parler de ces " saloperies " en mangeant. Uma attendit la fin du repas pour en discuter avec son fils :
" Je sais que ma demande va te sembler étrange mais tu pourrais me montrer les tirages des photos que vous avez faites sur les lieux où les gosses ont retrouvé la petite Smallwood.
- Pourquoi ça, m'man ?
- Je voudrais m'imprégner de l'ambiance.
- Ces histoires sont sans intérêt, tu le sais.
- Et si nous pouvions retrouver le tueur ?
- Tu n'y crois pas ? Toi ? Par quel hasard tu réussirais à faire ça ?
- J'entends certaines rumeurs.
- Celles que propagent les arbres ?
- Tu les entends aussi ?
- Non mais je me rappelle ce que racontait 'Oma sur le don de Mamie Esther.
- Tu te souviens de ça ?
- Oui.
- M'aideras-tu ?
- Si c'est important pour toi, je le ferai.
- Ça l'est, mon fils. "
Une sensation inconnue envahit Uma. C'était comme croquer dans un fruit mûr à point. C'était comme un home run dans un match de base-ball. Pas tout à fait une victoire mais une avancée dans une longue quête.
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Pendant la dernière semaine de juillet, Uma consulta les notes et les photos rapportées par Harlan dès qu'elle le pouvait au point de brader ses quelques heures de repos. Le soir, assise sous le pommier dans son jardin, elle délaissait les siens pour se plonger dans les arcanes de cette affaire. De la manière que Gene avec la bouteille ou le fils Sandbrooke avec ses fantômes ramenés de la guerre, elle perdait pied, galvanisée par les documents que ramenaient son fils.
" Que suis-je censée chercher ?
- Une marque qui reviendrait, quelque chose qui n'a rien à faire là, un visage dans la foule.
- Il y a tant de suspects potentiels.
- Il t'appartient de les réduire. Tu possèdes quelques éléments. L'imperméable noir en est un premier. Réfléchis, Uma Grisham, et demande-toi qui, parmi les hommes que tu connais, serait capable de telles atrocités.
- Jefferson Sandbrooke a l'air complètement perdu depuis son retour du Vietnam. Et il était blessé la première fois que je l'ai croisé. En plus, il y a pas mal sur la propriété où il pourrait cacher les fillettes.
- Bien. Qui d'autre ?
- Il y a l'adjoint Ashe qui est en lien avec le Klan, à ce qu'on dit. Il a déjà fait disparaître des prisonniers et il connaît le coin comme sa poche.
- Comme les Fox.
- Oui, comme eux.
- Et ton mari Gene ?
- Gene ? Ce n'est pas possible.
- En es-tu sûr ? Il possède un de ces imperméables noirs. Il ne l'a pas rendu après son accident à la scierie.
- Ça ne prouve rien.
- C'est vrai, Uma Grisham. Mais tout n'est que suppositions et conjectures. Tu remarquais toi-même il y a quelques semaines que ton mari n'avait pas conscience de la puberté de ta fille. Ou peut-être qu'il a très bien vu le changement en elle et qu'il aime ça.
- Qu'il aime quoi ?
- Les jeunes filles.
- Je le connais, je suis marié avec lui depuis si longtemps. Il n'est pas du genre à faire ça.
- Est-ce que ça veut dire que tu le connais parfaitement ?
- Non, bien sûr.
- Sais-tu à quoi il s'adonne quand tu es au travail ? "
Le doute la saisit. Elle observa un moment les premiers fruits en train de mûrir lentement sur l'arbre. Ses idées se trouvaient au même stade embryonnaire. Confuses et imprononçables.
" J'ai besoin de temps.
- Oui. Mais en as-tu ? "
Dans les mots du pommier, l'inéluctable sentence.
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Tout aussi inexorable, une onde tropicale quitta la côte africaine le 5 août. Tout en traversant l'océan, elle grossit, s'organisa jusqu'à devenir une dépression tropicale au large de l'île de Grand Cayman. Les services de météorologie baptisèrent la tempête Camille.
À Biloxi, la fièvre autour des disparitions ne tombait pas, les agents du FBI pataugeaient tant dans leur enquête que dans les marais de la région à la recherche d'indices. Les gens étaient gagnés par la peur, la colère. Le shérif Bovington, sous la pression du juge Hammerslee, avait fort à faire pour le maintien de l'ordre. Des hommes encapuchonnés de blanc, tels des fantômes, lancèrent depuis leurs pick-ups des cocktails Molotov sur plusieurs églises du quartier noir. Heureusement sans faire de victimes. Sur le campus, des étudiants des mouvements libertaires de gauche furent molestés. Durant cette période trouble, l'adjoint Earl Ashe fut suspendu de ses fonctions. Pour avoir proféré quelques sympathies pour le Klan, murmura-t-on. Fusible pour des manœuvres politiques lancées par le maire et le magistrat. La ville était au bord du chaos.
Uma, elle, continuait son investigation le plus discrètement possible mais elle sentait les regards sur elle changer. Les gens se doutaient-ils de quelques chose ou devenait-elle paranoïaque ?
Des policiers en uniforme prenaient place dans les bus depuis les quartiers est vers le centre-ville ; officiellement pour l'investigation du FBI mais Uma penchait surtout pour contenir d'éventuelles altercations entre les ethnies. Se pouvait-il que se cachent, parmi la foule, des agents fédéraux ?
Par sécurité, Uma ordonna à sa fille de l'attendre devant le portillon des Sandbrooke à la fin de son service pour qu'elles puissent rentrer ensemble à la maison. Au bout de quelques jours, Edna se mit à attendre sa mère un peu plus haut, à l'écart du patio qui donnait sur la rue :
" Pourquoi agis-tu ainsi, Edna ?
- Je n'aime pas l'homme qui m'observe depuis la fenêtre.
- Quel homme ?
- Lui. répondit Edna en pointant du menton Jefferson Sandbrooke. Et je crois l'avoir vu rôder autour de chez les Colchester. " Un froid mordant vint se loger dans la poitrine d'Uma. Le gamin, vétéran d'une guerre lointaine, pouvait-il être le kidnappeur de cinq jeunes filles ?
" Rentrons, je ne veux pas rater notre bus. "
Toute la soirée, Uma réfléchit à ce que lui avait racontée sa fille. Pour elle, tout concordait : le comportement étrange, le regard perdu, les marques de griffures sur le visage et d'écorchures sur les mains. Que Dieu lui en soit témoin, c'était suffisant à ses yeux pour l'incriminer. Mais, même si elle ne connaissait rien au métier d'enquêteur, elle savait qu'elle avait besoin de preuves matérielles. Si elle trouvait dans la chambre de Jefferson un objet ayant appartenu à l'une des victimes ou seulement l'impreméable noir, peut-être pourrait-elle se présenter au FBI avec ça ?
Dans le Golfe du Mexique, Camille explosait en un ouragan dévastateur. Le courroux de Dieu, avertit le Révérend LeMans dans l'un de ses prêches. Les arbres s'agitaient tant chahutés par les rafales grossissantes que par l'excitation d'une résolution proche.
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Le lendemain, il pleuvait fort sur Biloxi. De lourdes volutes couleur d'ardoise mouillée remontaient depuis Chandeleur Sound. L'air était épais et chargé d'un parfum âcre d'ozone, d'électricité. Uma espérait que la vérité éclaterait mais craignait en même temps les jours d'après. N'avait-elle pas trouvé là un moyen d'exister, d'échapper à sa condition de femme de ménage ? N'avait-elle pas bravé l'autorité des Blancs ?
Une étrange agitation régnait chez les Sandbrooke comme dans toutes les familles riches de la ville. Face à la menace de l'ouragan, on préparait des stocks d'eau et de nourriture. Des sacs de riz et de viande séchée pour tenir plusieurs jours, des sacs de sable en cas de montée des eaux, remplir les groupes électrogènes, se procurer des bougies s'il n'y avait plus de courant, barricader les fenêtres. Profitant d'un instant où elle était seule, Uma entra dans la chambre du fils du colonel. Elle ne trouva aucun impreméable noir dans la penderie. Malgré le vent qui gémissait autour de la maison bourgeoise, elle entendit les lattes de l'escalier grincer. Quelqu'un montait.
" Que faites-vous là, Uma ?
- Je m'assurais que les volets de Mr Jefferson étaient bien fermés, Mme Hedges. mentit-elle.
- Si c'est le cas, redescendez. Monsieur n'aime pas que l'on entre ainsi dans sa chambre.
- Bien, Madame. "
La matinée avança pour Uma sur cette incertitude. S'était-elle trompée ou Jefferson Sandbrooke avait-il caché son poncho ailleurs ? Dans le hangar sur le bord du lac peut-être mais, avec l'ouragan qui approchait, il était impensable de s'y rendre maintenant. La rive opposée de Mullet Lake disparaissait derrière des rideaux ombreux de pluie, les arbres ne se balançaient plus au gré descoups de boutoir du vent mais ployaient, jusqu'aux plus solides, dans les rafales Uma savait d'expérience que l'ouragan était proche.
Vers onze heures, Mr. Palmer réunit tout le personnel en cuisine, sous l'œil hautain de Madame Sandbrooke :
" Le bureau du shérif vient d'appeler. Les lignes de bus vont être interrompues d'ici midi. Il est temps pour ceux qui le veulent de rentrer se mettre à l'abri chez eux. Ceux qui le désirent peuvent rester bien évidemment...
- Nous aurons besoin de bras. Et vous êtes les bienvenus. Ceux qui décident de partir ne se verront pas blâmés, soyez-en assurés. " intervint la maîtresse de maison.
Uma hésita. Devait-elle rester dans l'espoir de confondre le jeune Sandbrooke ou lui fallait-il rentrer et aider les siens à aller se mettre à l'abri à l'église du Révérend LeMans? Et où était Harlan ? Les Colchester comptaient-ils libérer leurs employés et Edna par conséquent ? Pour la première fois depuis des semaines, le spectre des enfants disparues s'effaça devant l'imminence de la tempête.
Les employés se dispersèrent. Desormeaux, le cuisinier, et Mme Hedges, accompagnés de trois femmes de ménage qui habitaient trop loin prévinrent qu'elles ne partaient pas. Les autres quittèrent sans tarder la maison. Uma demanda :
" Mr. Palmer, savez-vous ce qu'ont décidé les Colchester ?
- Certainement la même chose que Madame. Vous vous inquiétez pour votre fille ?
- Oui, monsieur. "
Madame Sandbrooke intervint à nouveau :
" Voyons, Mr. Palmer, soyez plus prompt et laissez Uma appeler chez les Colchester. En espérant que les lignes soient encore en état de fonctionner. Je refuse que l'on dise de moi que je suis sans cœur.
- Tout de suite, Madame. "
Le téléphone marchait encore mais il y avait tellement de friture sur la ligne qu'Uma dut presque crier :
" M..man ? Tu m'...dens ?
- Oui, Edna. Est-ce que tu rentres à la maison ?
- Je t'en... ends mal, Mam...
- Est-ce que tu rentres ?
- Oui, Ma..me Colch...ster ... a libé... Où est-ce ... je te ... trouve ?
- Je n'ai pas très bien entendu. Je te rejoins à l'arrêt de bus. Tu as compris ?
- Oui. À ...rêt de bus... À to... de suit... Maman ! "
La main d'Uma tremblait quand elle reposa le combiné sur sa fourche. Il y avait dans le grésillement de la ligne une indicible menace sourde. Mais Uma ne prit pas le temps d'y réfléchir. Elle enfila son ciré, ses bottes de pluie et partit.
Dehors, en ce 17 août, le ciel de ce début d'après-midi avait la clarté d'une nuit de Lune gibbeuse. Il tombait une averse comme Uma n'en avait jamais vu même lors des plus fortes tempêtes tropicales. Camille semblait d'une autre trempe, toute sa structure vibrait de chaos enragé. La jeune femme eut peur pour la première fois de sa vie de ce que la mer pouvait générer.
Dans ce tumulte de précipitations, d'éclairs et de gifles de vent, les murmures sylvains devenaient aussi insaisissables que la conversation entre Uma et sa fille. Si le tueur se décidait à sortir ce soir, elle craignit de se retrouver seule face à lui.
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Un moment plus tard, Edna arriva dans son impreméable bleu marine, sa capuche lui cachant le visage. Uma lui lança :
" Dépêchons-nous. J'espère que nous pourrons nous réfugier à l'église. "
La porte du bus allait se refermer quand un bras vêtu de noir s'immisça dans l'ouverture. Un retardataire s'engouffra. En l'apercevant depuis l'espace réservé aux gens de couleur, Uma se figea, prise soudain d'effroi. L'homme dont elle ne distinguait pas le visage portait un long trench-coat noir luisant de pluie. Elle reconnaissait cette silhouette aux épaules strictes, cette démarche souple. De tout le trajet jusqu'à Brown Street, elle ne put détacher son regard de l'individu qui s'assit à l'avant de l'autocar et leur tourna le dos. À l'arrêt sur Back Bay Boulevard, elle le perdit de vue dans le tumulte des voyageurs qui descendaient mais elle sentit sa présence tandis qu'elles marchaient jusque chez elles.
Sur la table de la cuisine, Harlan avait laissé un mot :
" Maman,
je suis parti avec Papa à l'église du révérend LeMans. Retrouve-nous là-bas.
P.S. : j'ai découvert quelque chose qui devrait t'intéresser concernant ce que tu cherches depuis cet été. J'ai reconnu quelqu'un sur les photos que tu m'as demandé de sortir des archives.
À tout à l'heure.
Harlan. "
Uma regarda par la fenêtre de la cuisine. Les ombres de l'ouragan dansaient autour des fragiles habitations, des chênes battus par la tourmente. La lumière du jour tremblotait. L'Apocalypse était-il en route ? Les prières suffiraient-elles à chasser les ténèbres ? Une étincelle prenait dans le cœur d'Uma, celle de l'espoir.
Elle ramassa en hâte les notes sur son investigation. En jetant un œil par la vitre qui donnait sur la cour, elle se rendit compte que le vieux pommier ne survivrait pas à Camille. Elle poussa la porte-moustiquaire et il hoqueta entre deux rafales :
" Tu as le cœur bon, Uma Grisham. Mais tu n'es plus seule maintenant dans ta quête.
- Pourquoi m'avoir choisie ? Plus seule ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Certains sont élus de Dieu, certains guident. D'autres ont une mission à accomplir. Il t'appartient à présent de découvrir quel est ton rôle. Va. Et tu as à présent un allié. "
Un pressentiment d'une limpidité cristalline frappa à cet instant la jeune femme. Jamais elle ne reverrait cette maison. Elle y était née, y avait passé toutes les années de son existence tout comme sa mère quand elle était arrivée de Tulsa avec son arrière-grand-mère Esther.
Le vent dans les chênes était devenu plainte ininterrompue et mugissante. On aurait dit que les anges pleuraient ou chantaient, Uma n'aurait su le dire.
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Tout le quartier semblait s'être réuni dans l'église du révérend LeMans. Uma reconnut les Windfield qu'elle salua d'un signe de la tête, les Rose et les Woodgate. Près de l'autel, elle avisa Gene et Harlan. Le vent grondait tel un démon furieux autour du temple. Pour l'instant, l'électricité fonctionnait encore mais l'éclat des lampes vacillait. L'épouse du révérend et quelques volontaires allumaient les chandeliers de cérémonie. De l'autre côté des vitraux, la tempête dansait selon un étrange ballet qui fascina Uma. Dans les teintes de la tempête, les figures angéliques représentés sur les verres colorés prenaient l'apparence de démons dansants. Le Mal s'était-il insinué jusque dans les arcanes de la seule église construite en pierres de la ville ?
L'après-midi se déroula sous les mugissements de plus en plus forts du vent, au gré des prières, des consolidations de bonne fortune contre Camille et de l'arrivée des derniers fidèles du Révérend LeMans. Le soir tombait lorsque la lourde porte principale s'ouvrit avec fracas sur les agents spéciaux Townes et Savage. Uma remarqua aussitôt leurs longs cirés noirs. Sous le regard de l'assemblée où se jouaient une multitude d'émotions, ils remontèrent la travée centrale jusqu'au pasteur. Townes lança un œil appuyé à Uma qui se sentit frémir, traversée par une onde étrange. Comme une connivence, une alchimie. Était-il l'allié dont lui avait parlé le pommier ?
LeMans disparut avec eux dans le petit bureau du révérend à l'arrière de l'autel. Les visages étaient tendus, interrogateurs. Pourquoi les deux agents chargés de l'enquête venaient jusque là ? Le pasteur était-il le coupable des enlèvements et des meurtres ? Il réapparut quelques minutes plus tard et, écartant les bras, s'adressa à ses ouailles, les deux policiers se tenant à l'écart :
" Mes chers enfants, ces deux messieurs du gouvernement nous demandent de quitter les lieux et de partir nous mettre à l'abri à l'intérieur des terres avant l'arrivée de l'ouragan. Je leur ai répondu que le Seigneur est notre berger et qu'en son sein, il veille sur nous. Je n'abandonnerai pas mon temple à la furie d'une tempête. Ceux qui veulent s'en aller le peuvent. Mais je sais que les plus fidèles d'entre vous prieront avec moi. Et ce, même si les portes des Enfers s'ouvrent sous nos pieds. Souhaitez-vous renoncer maintenant ? "
En réponse, une huée monta en direction des deux agents du FBI. Le révérend utilisait le ressentiment de sa communauté contre l'autorité venue de Washington. Uma le découvrit manipulateur pour la première fois ; lui dont le discours avait toujours été empreint de sagesse et de pardon. Si l'agent Savage scrutait avec rigueur les réactions de la foule, Townes, lui, ne lâchait pas Uma des yeux. À nouveau, elle frissonna. Quelque chose les liait sans erreur possible.
Une fois son discours achevé, le Révérend LeMans se retira dans son bureau. Une agitation sourdait parmi les rangs de la communauté, on commença à pointer du doigt les deux seuls Blancs dans la foule. Ils battirent en retraite dans l'arrière de l'église mais en ressortirent très vite, nerveux. Quelque chose était en train de se passer. Ou venait de se produire.
Uma, mûe par une pensée instinctive, se tourna vers sa famille. Gene était là avec Herb et deux autres de ses anciens collègues à la scierie, Harlan discutait avec la fille des Olivier. Uma parcourut du regard la foule mais n'aperçut Edna nulle part. Elle se dirigea vers son fils :
" As-tu vu ta sœur ?
- Pas depuis un moment. Pourquoi ?
- Je ne la trouve pas.
- Elle ne doit pas être loin.
- J'espère. Aide-moi à la chercher. "
Uma se fraya un chemin parmi les gens amassés là. Puis elle se mit à appeler sa fille. Avant de commencer à crier pour couvrir le tumulte de l'ouragan par-delà les murs de pierre. L'inquiétude d'une mère devint virale. Celestine Windfield se joignit à Uma, suivie de Penny Woodgate. L'angoisse devint peur à mesure que les esprits s'enflammaient.
Dans le chaos, une main s'abattit sur l'épaule d'Uma :
" Mme Grisham, ne craignez rien. Ce n'est que moi, Samuel Townes.
- Ma fille ! Elle a disparu !
- Avec mon collègue, nous allons vous aider à la retrouver. Venez avec moi.
- Mais elle est quelque part ici !
- Non, elle n'y est pas.
- Quoi ?
- Quelqu'un l'a emmené. Le pasteur est manquant lui aussi. " ajouta-t-il en se penchant au plus près de l'oreille d'Uma.
L'angoisse dans les yeux de la jeune femme vira à la panique. Townes l'entraîna dans le bureau du révérend. Le fauteuil devant la table de travail était renversé tout comme la lampe. Les livres gisaient par terre. On s'était battus ici. Au milieu de ce désordre, Uma reconnut le ruban bleu ciel avec lequel Edna nouait ses cheveux :
" Où est la femme du révérend ? demanda Uma.
- Nous l'ignorons. Venez. "
La porte arrière du bâtiment était entrouverte sur les ténèbres de Camille. Sous la capuche de son imperméable noir, l'agent Savage attendait, deux fusils à pompe dans la main. Il en tendit un à son partenaire.
" Madame Grisham, je crois que vous devriez venir avec nous.
- Mais, Monsieur Townes, à quoi est-ce que je vous servirai ?
- Vous savez certaines choses. Le temps nous est compté.
- Comment ça ?
- Vous aussi, vous parlez avec les arbres.
- Comment êtes-vous au courant ?
- Votre fils, en fouinant dans les archives de la ville, n'a pas été très discret. Mais nous répondrons à vos questions plus tard. Votre fille est en grand danger. "
Devant Uma et les agents fédéraux, les arbres ployaient. Mais étrangement, ils se courbaient comme s'ils montraient la voie et offraient en même temps une protection contre la tempête.
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Dans ce cœur d'essences de chênes et d'épineux qu'était le parc derrière l'église, Uma, Townes et Savage progressaient rapidement sur les traces d'Edna et de son ravisseur. Leurs empreintes étaient fraîches dans le sol détrempé. En arrivant sur une allée, le vieil agent se tourna vers son jeune collègue :
" Il est temps pour toi de me prouver que tes intuitions sont les bonnes. Je vais faire le tour et essayer de les rabattre vers vous. Mais il va falloir faire vite, l'œil de l'ouragan sera bientôt là. "
Une autre crainte secoua Uma. Elle connaissait bien les cyclones pour avoir vécu la majeure partie de sa vie dans le Mississippi. Avec les vents les plus forts viendraient les vagues de submersion. Elle se demanda si les arbres les protégeraient encore longtemps des rafales et des bourrasques cinglantes de pluie. Et s'ils arriveraient à temps pour sauver Edna. Le jeune Townes arma son fusil :
" Savage a raison, dépêchons-nous. "
Dans ce vortex chaotique, les minutes perdirent leur consistance et Uma en perdit le fil. Puis survint un immense craquement comme si tous les arbres venaient de céder sous les assauts de Camille. Une forme floue drapée de noir jusqu'aux bottes courait à une dizaine de mètres devant eux. Ou plutôt deux, corrigea intérieurement Uma.
" FBI ! Arrêtez-vous immédiatement ou je fais feu ! gueula Townes.
L'autre ne ralentit pas, l'agent dégaina son revolver et tira deux mètres au-dessus de la tête de l'individu. Quelque chose ne collait pas dans la démarche du révérend. Il était trop tassé, lui qui mesurait un bon mètre quatre-vingt-dix.
" FBI ! Dernière sommation ! "
L'inconnu stoppa sa course et, sans se retourner, poussa loin de lui Edna dans le fossé.
" Mettez les mains en l'air et montrez-moi votre visage. "
Le suspect commença une rotation lente puis, comme mû par un ressort, tomba sur les genoux et tira avec un Colt .45. La détonation claqua au milieu du raffut des branches qui grinçaient sous le vent. Townes s'écroula, touché au ventre. Uma plongea sur le côté. Le temps qu'elle essaie de se relever, l'autre était déjà sur elle, à la menacer de son arme. Sa capuche agitée par la tempête, Uma eut d'abord à reconnaître le visage puis la lumière se fit dans son esprit :
" Vous ? dit-elle d'une voix faible.
- Oui, moi, sale pute de négresse ! Fouineuse de merde ! Je vais bien m'occuper de ta fille ! Ça, c'est certain ! "
Il leva son pistolet vers le visage d'Uma. Mais, au même moment, une ombre gigantesque se leva derrière le tueur et s'approcha dans un craquement sonore de bois qui se fend. Il se retourna et avant de pouvoir pousser le moindre cri, des branches l'agrippèrent, l'immobilisèrent et l'emportèrent vers un cœur de frondaisons. Uma entendit avec une netteté glaçante les os de ses membres se briser sous la pression des essences puis son dos. La dernière chose qu'elle aperçut de lui fut un regard implorant, hurlant de douleur. Puis ce fut fini.
Uma resta un moment avant de pouvoir réagir. Elle réussit enfin à se traîner jusqu'à Edna. Du sang lui coulait sur le front que la pluie venait aussitôt essuyer. Loin derrière elle, Townes grogna en reprenant conscience. Se frayant un passage avec difficulté, Savage déboula sur l'allée :
" Faut pas rester là, le tsunami arrive. "
Il souleva son collègue puis se tourna vers Uma :
" Il faut qu'on atteigne le cimetière et la crypte des Deere sur la butte. C'est faisable, à votre avis ? "
Avec la complicité de la forêt, ils réussirent. Avant d'entrer dans leur refuge, Uma jeta un dernier regard sur la partie est de Biloxi. Tout n'était que chaos. Camille déchaînait les Enfers et, en même temps, faisait table rase sur l'Histoire.
Quand l'ouragan se calma un peu, Townes lui prit la main et murmura :
" Uma, avez-vous vu son visage ?
- Non. " répondit-elle après une courte réflexion.
Au regard qu'elle échangea avec l'agent fédéral, elle sut que lui aussi entendait les murmures sylvains. Il savait aussi qu'elle mentait mais il garderait le secret. Le temps jouerait peut-être un rôle révélateur. Peu importait à Uma.
Les arbres veillaient sur elle.
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