Chapitre 4

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Les sentiments. Un mot aussi insaisissable qu'une poignée de fumée. Il les avait collectionnés, au fil des expériences, comme on amasse des bibelots cassés au fond d'un tiroir : les élans d'enthousiasme brisés par la désillusion, les tendres espoirs réduits en poussière par l'indifférence, les promesses murmurées envolées comme des feuilles mortes. Chaque déception étaient des cicatrices invisibles qui parsemaient son âme, des rappels constants de la fragilité des promesses et de la volatilité des affections, une nouvelle couche ajoutée à l'épaisse carapace qu'il s'était construite, un rempart fragile derrière lequel il tentait de se protéger des assauts du monde affectif.

Et cette matière gluante et irrationnelle que les humains s'obstinaient à idéaliser... N'en parlons pas. Lui, il avait appris à les manier avec des pincettes, de peur de se brûler à nouveau.

Et sans nul doute pour se prémunir, il avait érigé une forteresse de cynisme, un "m'en foutisme" de façade qui lui permettait de naviguer dans le tumulte émotionnel ambiant avec une distance ironique. Un vernis d'indifférence cynique qu'il arborait avec une nonchalance étudiée. Les peines de cœur des autres ? Des mélodrames surjoués. Les élans passionnés ? Des feux de paille voués à s'éteindre. Les déclarations enflammées ? Des paroles en l'air. Ce détachement affiché était sa stratégie de survie, une manière de désamorcer la douleur avant qu'elle ne l'atteigne. C'était comme regarder un film triste en se disant que ce ne sont que des acteurs, des histoires inventées.

Sauf que, parfois, l'écran de sa propre vie projetait des scènes douloureuses bien réelles.

Paradoxalement, c'était dans la solitude que ce "m'en foutisme" trouvait sa plus grande justification. Seul, il n'avait pas besoin de feindre l'indifférence. Il pouvait laisser les bribes de sentiments remonter à la surface, les examiner à distance, comme des fossiles émotionnels. La solitude était son laboratoire secret, l'endroit où il pouvait enfin admettre que oui, certaines déceptions l'avaient marqué, que certains espoirs s'étaient brisés avec fracas. Mais même dans cet aveu silencieux, il y avait une forme de confort. La solitude lui offrait le contrôle, la certitude de ne pas être à nouveau blessé par les attentes des autres.

Il se disait que cette carapace était une nécessité, un peu comme la coquille d'un escargot. Elle pouvait paraître lourde et limitative, mais elle offrait une protection essentielle contre les prédateurs émotionnels. Les relations intenses, avec leurs exigences et leurs vulnérabilités, lui donnaient la sensation d'être sorti de sa coquille, exposé aux éléments, prêt à être piétiné. Le "m'en foutisme" était sa manière de se rétracter rapidement au moindre signe de danger.


Il observait avec un amusement teinté de condescendance cette propension humaine, si féminine souvent, mais aussi masculine parfois, à vouloir lire des significations cachées dans le banal, à croire aux signes. Un croisement de chat noir, un nombre fétiche, une coïncidence anodine transformée en présage. Ces superstitions, il les trouvait aussi logiques que de croire que la position des étoiles pouvait influencer le choix de son prochain plat au restaurant. Pourtant, il s'amusait parfois à y prêter une oreille distraite, surtout lorsqu'il se perdait dans les méandres de ses souvenirs sur Facebook.

Alors, un ancien statut, une photo oubliée, une mention d'un événement passé le happaient par surprise. Et là, une petite voix sournoise murmurait : "Tiens... si j'avais su." Si j'avais su que ce commentaire anodin était le prélude à une histoire qui allait mal finir. Si j'avais su que ce "like" innocent cachait une attirance qui allait tout compliquer. Si j'avais su que cette rencontre fortuite était le début d'une longue série de désillusions. Pendant un bref instant, la tentation de croire à ces signes a posteriori le chatouillait. Peut-être que l'univers essayait de lui envoyer des messages qu'il était trop aveugle pour déchiffrer à l'époque.

Donc bien sûr qu'il y avait des fissures dans cette armure. Des moments de faiblesse où un souvenir, une chanson, un regard croisé ravivait une ancienne blessure. Dans ces instants, le cynisme s'effritait, laissant entrevoir la sensibilité qu'il s'efforçait tant de dissimuler. Mais rapidement, il rajustait son masque, se rappelant les leçons douloureuses du passé. Mieux valait passer pour un cœur de pierre que de risquer à nouveau la fragilité de l'argile exposée.


Et la raison reprenait vite le dessus, avec sa froide logique implacable. Non. Rien de tout ça n'était écrit. C'était juste un putain de hasard de merde. Une conjonction d'événements aléatoires, des décisions prises sur un coup de tête, des malentendus accumulés. Attribuer une signification cosmique à ces coïncidences, c'était se donner une illusion de contrôle sur un chaos fondamental. C'était refuser d'admettre la part d'absurdité et d'imprévisibilité qui régit les relations humaines.


Son "m'en foutisme" était donc une béquille psychologique, une manière de naviguer dans un monde affectif qu'il percevait comme miné. C'était sa réponse ironique à la complexité des sentiments, une façon de désamorcer leur puissance en les réduisant à de simples réactions chimiques ou à des constructions sociales illusoires. Et dans le silence de sa solitude, il pouvait presque se convaincre que cette indifférence était une force, une preuve de sa lucidité face aux illusions de l'amour. Presque. Car au fond, sous les couches de cynisme et de détachement, une petite voix persistante murmurait parfois le regret de ne plus ressentir la chaleur d'une émotion sincère sans la peur lancinante de la perdre à nouveau.


Son "m'en foutisme" était aussi une protection contre cette tentation de la rétrospection superstitieuse. En niant l'importance des sentiments et des signes, il se prémunissait contre le regret et les "si". Le passé était une terre brûlée, et il n'y avait rien à glaner en essayant de déchiffrer des oracles imaginaires dans les cendres. La seule certitude, c'était le caractère aléatoire et souvent cruel du hasard.


Pourtant, au fond de lui, une ironie plus douce persistait. Peut-être que les gens avaient besoin de croire à ces signes pour donner un sens à leurs expériences, pour tisser une trame narrative dans le désordre de leurs vies affectives. Peut-être que cette quête de sens, aussi illusoire fût-elle, était une part intrinsèque de l'humaine condition. Lui, il préférait s'en tenir au hasard, cette force brute et indifférente qui, au moins, ne promettait rien. Et dans sa solitude, il pouvait hocher la tête avec un sourire amer en repensant à ces "si j'avais su", en se disant que la seule chose qu'il savait avec certitude, c'était que le hasard, lui, s'en foutait royalement de ses états d'âme.

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