3 Ticket pour l’enfer
Comme chaque jour, l'entrepôt de primeurs bourdonnait comme une ruche. Les chariots élévateurs slalomaient avec maestria autour des commis traînant des transpalettes, entre les obstacles fixes et les autres mouvants, ainsi qu'au raz des « touristes » du chargement absorbés par leurs vérifications ou leurs calculs. L'irruption des trois véhicules de police, gyrophares en batterie, passa pratiquement inaperçue au cœur de cette effervescence. Une dizaine d'individus encagoulés, drapés dans des combinaisons uniformément noires en giclèrent pour investir les bureaux.
Le directeur de la société considéra le commando armé d'un œil éberlué, à mille lieues d’imaginer les raisons de ce déploiement de force. La « Caméra Invisible » ? Les amis qui lui faisaient une blague ? Il ne savait que penser.
Pierrot n'eut guère de loisir de s'interroger longtemps. Un quatuor d'individus quasi hystériques s’abattit sur lui, l'écrasa sur le bureau pour le menotter dans le dos, puis le transporta en poids -une performance qui laissa le rouquin encore plus interloqué que le kidnapping en soi- jusqu'à un monospace où il fut proprement propulsé et tassé sur la moquette par une demi douzaine de rangers trépidantes.
Restée seule, abasourdie par la brutalité du kidnapping, la secrétaire de direction s'offrit les prémices d'une crise de nerfs ouvrant droit à une psychothérapie de plusieurs mois. Sur le champ, et avant de tendre les bras à la camisole, elle trouva quand même plus urgent de tomber dans les pommes.
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Kiki franchit le portail de l'immeuble en halant un transpalette vide. Il le fit virevolter avant de le pousser habilement sur l'élévateur de son camion. Une pile de cagettes de fruits en charge, il procédait la manœuvre inverse quand, le haillon élévateur ayant à peine touché l'asphalte, il crut à un séisme. Soulevé du sol comme un vulgaire fétu de paille, il se retrouva tête première plongée dans l'utérus visqueux d'un univers gras fleurant le melon. A peine avait-il réalisé la réalité physique de sa plongée en avant qu'une violence égale le tirait à l'arrière avec une force irrésistible.
- Bande de pédés, qu'est-ce que.... ?
Un coup dans les côtes lui coupa le souffle. Il se retrouva enfourné sans ménagement dans une espèce de malle obscure. Rideau !
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Dans le canapé du salon, Désiré avait entamé le galop final sensé catapulter vers des cieux inexplorés la jeune veuve qui ahanait sous lui. Concentré sur son objectif il s'ingéniait à conserver la tête froide pendant quelques ultimes secondes du compte à rebours quand un bruit épouvantable atomisa le pas de tir. Même pas le temps de relever la tête pour vérifier l'origine du vacarme ! Son corps en sueur valsa du canapé à la table du salon alors qu'une paire de singuliers bracelets lui entravait les poignets en plein vol. Promptement remis sur pieds, il fut entraîné vers la sortie manu militari, sans égard pour sa virilité en déconfiture.
Montre en main, la scène avait dû durer moins d'une minute.
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Derrière le comptoir de son épicerie, Djelloul achevait de servir une cliente âgée avec son affabilité habituelle. Ses blagues avaient beau être lourdes, usées jusqu'à la corde, elles contribuaient pour beaucoup aux charmes du commerce de proximité où le vendeur connaissait chaque client par son nom, ou presque. Les deux zèbres à l'expression morose qui patientaient derrière madame Mercier lui étaient totalement inconnus, par contre.
- Voilà, pour vous gentille dame !... Et pour ces messieurs, ce sera ?
- Cinq kilos d'oranges. Des belles ! précisa le plus âgé des deux.
- Je n'ai que de la belle marchandise, comme vous pouvez le constater !
Djé contourna le comptoir pour se pencher au dessus de la cagette.
A peine ses mains s'étaient-elles posées sur les fruits, que le contact glacé de l'acier sur la base de son crâne lui provoqua la chair de poule sur tout le corps.
- Bouge pas, l'Arbi ! Tu clignes seulement des yeux, t'en prends une dans la théière !
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Le long couloir-salle d'attente du Palais de Justice était peint de ce sinistre jaune pisseux qui semble avoir été créé à l'usage exclusif des administrations. Séparés les uns des autres par les membres de leur escorte, avec interdiction de seulement échanger un regard, le quatuor d'amis mal remis de ces interpellations musclées n'en menait pas large. Le plus agité restait Kiki. Sous l'œil indifférent des pandores, le pauvre enchaînait les grimaces les plus complexes pour tenter de décoller les grains de melon qui lui criblaient le visage.
Depuis le mirador planté comme une verrue en bout de bâtiment, au niveau du dernier étage, la vue des minuscules cours de promenade « en fromage » d'antan avaient laissé place à celle d'une grande enceinte grillagée. A l’exception toutefois d’un enclos préservé, située juste sous les pieds de la vigie. Trois détenus déambulaient dans cette cour de haute sécurité coiffée par un fort treillis métallique. Le Pacha, un sexagénaire avoisinant les deux mètres, au bronzage éclatant, appelé aussi « gueule en or » à cause de sa denture outrageusement auriférée. Le Pape, de taille plus modeste, la quarantaine bien sonnée, le visage affligé d'un indélébile rictus moqueur, flanqué de son inséparable ami d’enfance, complice et garde du corps.
Contrairement au reste de la population pénale chichement vêtue, les deux têtes d'affiches pour tribunaux en tous genres arboraient des costumes de grands faiseurs -standing oblige. Ils zigzaguaient entre les flaques pour préserver leurs chaussures hors de prix. Le statut de chauffeur-garde du corps du Pape autorisait le troisième larron au port plus confortable du Jean’s, d’un gilet en laine et de tennis.
- Allez ! Sois brave, Pacha ! Qu'est-ce t'y connais en braquages ? T’es sans arrêt en train de tailler des costards à tous ceux qui ne pensent pas comme toi, et pour toute spécialité flibustière, tu ne peux afficher que l'exploitation des intellectuellement faibles !
- Ne confonds pas « plumage du gagne petit » et « arnaque au fisc », bonhomme ! A tout seigneur tout honneur ! Se rebiffa Le Pacha, théâtral, avec son accent belge à couper au couteau.
- Avant de filouter le fisc, tu le rapines bien quelque part ton blé, non ? Que ce soit celui des mamies qui asticotent tes bandits manchots dans les arrières salles de bistrot, ou celui de tes faux poids qui y essorent le micheton dans les palaces, faut qu’il dégringole de quelque part ton artiche privé d'odeur de sueur !
Vexé, le Pacha se rengorgea et nous la joua sur la partition de l'indignation majeure. Le pourpre qui lui était monté aux joues renforçait l'éclat de son invraisemblable bronzage, accentuant du même coup ses zones de dépigmentation jusqu’à le faire ressembler aux félins tachetés, genre ocelot ou léopard. Il avait la colère Wagnérienne, l'enflure ! Le timbre de stentor d'un pilier de la comédie française ! Du Guitry en pleine parade.
- Mais t’es un vrai enfoiré, toi ! C'est un réquisitoire de charognard que tu nous ponds là ! De la Fouquier-Tinville en sur-mesure et dans les grandes tailles, dis-donc !... Môssieur estimerait-il plus respectable de brandir une escopette sous le nez des banquiers pour leur essorer le tiroir-caisse, des fois ?
- Eh !... Qui sait !... Je n'ai jamais poussé la malhonnêteté jusqu'à chercher l'absolution d’office dans les urnes républicaines, moi ! Ne t’en déplaise Pacha; avec un rien d'instruction en plus et un stylo Mont-Blanc en pogne, j’aurais pu aussi amasser l'oseille à la brouette et en toute impunité. Mais voilà ! Je suis né le cul dans les bleus de chauffe. Chez les « boulots » on n’enseigne pas l'art du piratage en dentelles, du tripatouillage de haut vol, de la jonglerie boursière avec les devises fortes ! Un pareil héritage génétique, c'est un handicap social de naissance ! Il devrait d’ailleurs figurer dans la Charte des droits de l'Homme comme circonstance atténuante automatique.
L'ouverture impromptue de la porte de la promenade coupa net la joute oratoire des deux plus importants clients du et des barreaux régionaux. Aucun des trois hommes n’attendait de visite. Toujours le plus preste à renauder le Pacha lorgna vers son bracelet-montre de maharadjah avec une mine de potentat outragé. Le gardien entre deux âges qui s'était matérialisé sur le seuil clignait des yeux pour accoutumer ses pupilles à la lumière solaire qu’il recevait pleine face.
- Désolé, les gars ! On a récupéré une équipe de lascars impossible à caser en détention normale. Histoire de mœurs. L'un d'eux dit qu’il te connaît, Daniel.
- Des pointeurs !... En promenade avec nous ? S’offusqua avec une grandiloquence théâtrale le Pacha qui, pour le coup, s’était trouvé un accent Pied-Noir seyant mieux à l’indignation.... Dis-moi, Maurice, on t'a fait quelque chose de mal, ou quoi ?
- Gino ! Ils ont l'air de pointeurs comme moi j'ai l'air d'un archevêque !... Le petit gars qui dit connaître Daniel, je crois qu'il a été en cellule avec lui jusqu’à avant-hier. Moi j'en sais rien, je me suis farci les deux trimestres précédents dans l’aile A et la C, alors...
Le Pape fronça les sourcils et inclina la tête de côté, perplexe.
- Tu ne parles pas de Kiki, des fois ?... Celui qui est sorti avant hier matin ?
- Ça doit sûrement être ça ! Vu qu'il se nomme Jacky Lévêque.
- Et son blase c'est Lévêque en plus, ce con béni ! Renauda Le Pacha, l’air quand même un peu soulagé. Déjà qu'on se coltine un Pape, ça va plus être un préau, ça va virer au conclave !
- On le rebaptisera Vizir pour te servir, le rembarra Daniel aussi sec. Puis, à l'adresse du gardien ; c'est bon ! Envoie-le, ton zèbre ! Au moins, celui-là c'est un comique patenté. Il me fait marrer de bon cœur, même quand il ne le fait pas exprès !
Le fameux Kiki s’offrit une entrée piteuse, le front bas et le regard par en dessous. Un vrai galapiat surpris par le sacristain en train d’écouvillonner les troncs à la baguette de glu.
- Et alors ! T'as été victime d’une explosion de braguette ou tu as eu le blues des lentilles sauce cailloux ? Le railla Daniel.
Kiki avait eu quelques semaines pour se familiariser avec les usages locaux. Il serra la pogne offerte du Pape avec chaleur et déférence, puis celle du garde du corps en lui adressant un regard en coup de vent. L'absence de main tendue du Pacha ne l’offusqua guère. Il se contenta de lui décerner d'un bref signe de tête sans réponse. Le vieux forban semblait captivé par un minuscule caillou qu'il poussait du bout de ses écrase-merdes en peau de saurien.
- Purée ! Je crois que cette fois je me suis foutu dans un sacré pastis. Des petites salopes nous accusent de les avoir droguées et violées. Y’en a deux qui sont sœurs. Des filles d'un notaire, t’as qu’à voir. On est mal !
- Mineures ? S'enquit le braqueur en se grattant le front, l'air contrarié.
- Une oui. Mais elle avait des faux fafs. Elle avait trafiqué la carte d’identité de sa frangine. On les a rencontrées au Stardust.
Le nom de la boite eut sur Daniel un effet euphorisant spontané. Difficile d'en dire autant pour le Pacha qui enfonça le petit caillou dans le sol avec rage.
- Ça me dit quelque chose, cette enseigne ! ironisa Le Pape.
Un vent de contrariété fripait les sourcils du Pacha qui n’en conserva pas moins ses pensées pour lui. Daniel tapota l'épaule de Kiki d'un geste rassurant.
- Te fais pas de mousse ! Je vais me rencarder.
- Merci. Dis, si c'est pas abuser, tu ne pourrais pas faire en sorte que mes amis viennent en promenade dans cette cour ? Ou tout au moins faire passer le message qu'on leur foute la paix ? On n'est pas des pointeurs, merde ! Parole d'homme !
Le Pacha leva les yeux au ciel et se plaça les paumes de main en supination pour prendre à témoins un Dieu auquel il ne s’adressait, en général, que pour blasphémer. Après quoi il reprit sa marche, en solitaire et en silence.
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