16 Tant qu’à être dans le caca…
La rampe de phares du lourd camion forait l’obscurité campagnarde comme un projectile pénétrant des chairs molles. Aussi molles que les méninges de Pierrot et de Désiré, effondrés sur leur siège tels des soufflets retombés, fixant la chaussée droit devant eux du même regard atone, halluciné. Souvent le chauffeur leur filait un coup de chasse en biais, se demandant quand ils allaient se dérider. Puis il n’y tînt plus. Il laissa exploser sa rancœur.
- Bordel ! Je veux bien que ça vous fasse chier d’avoir paumé votre bagnole, mais quand même !... Tu verras, c’est un déconneur né, qu’il a dit le Grand Bernard !... Tu parles, ouais !… Moi qui me réjouissais d’un peu de compagnie sur ces départementales pourries !
Rien ! Nada ! Que dalle ! Pas un soupir, aucune protestation, pas même une amorce d’explication ! A croire qu’elle contenait toutes les archives familiales, leur charrette brasero. Même apathie. Le routier serviable haussa les épaules.
Quelques kilomètres après la sortie d’Épernay il n’eut aucune peine à dénicher le nouveau point de travail de la fesse tarifée itinérante. Une vaste étendue de caillasse blanchâtre assez ferme pour accueillir les poids lourds et leur conducteur. Le chauffeur s’y engagea sans délicatesse et enfonça les freins avec hargne, en bout de file. Comme des elfes outrageusement fardés, quelques filles sortirent des sous bois sans se presser pour venir parader dans la lumière des phares.
- Tiens ! Si c’est pas trop te demander, envoie-moi le rouleau de papier essuie-tout qui est dans la boite à gants ! Je ne sais pas si c’est vos tronches qui me font cet effet, mais faut que j’aille dépoter d’urgence !
Pierrot tendit l’objet demandé d’un geste automatique, sans un regard. Le chauffeur s’enroula un confortable morceau de papier autour de la main gauche et sauta du camion, abandonnant le rouleau sur le siège. Il rembarra d’un geste une fille en approche, puis s’enfonça dans le sous-bois.
- Renvoie le rouleau par ici, s’il te plaît, demanda Désiré.
- Pas la peine de chialer. Vaut mieux trouver eine bonne explication pour les aut’es. ( Vaut mieux trouver une bonne explication pour les autres.)- Il est bien question de chialer, tiens !... C’était mon idée, peut-être, d’aller truffer tous les endroits inaccessibles de la bagnole? Une valise ou des sacs, on aurait pu les sortir. Alors que là…
Pierrot n’avait pas l’âme chicanière. Il détourna la tête tandis que Désiré dévalait du camion à son tour. Maladie contagieuse ? Le gros rouquin fit à son tour provision de papier pour aller se soulager dès le retour de Désiré. D’expérience il savait que pour ce genre d’exercice, Désiré ne conservait jamais le pantalon baissé très longtemps. Bien le seul !
En voyant son ami sortir des fourrés Pierrot ouvrit la porte du camion. Juste à temps pour entendre son ami rabrouer une prostituée.
- Ah toi ! C’est pas le moment !... Les derniers hauts talons que j’ai écartés, ils m’ont grillé la peau du cul et celle des roustons ! Alors, même si tu payes, c’est non !
Émanant de Désiré, cette saillie là eut au moins l’avantage d’arracher à Pierrot un sourire forcé. Après tout, est-il réellement possible pour un être humain de lutter au quotidien contre sa nature ? Bonne âme, le rouquin était persuadé que non.
Une fois allégé, alors qu’il sortait des taillis, Pierrot sentit tout l’ensemble de son système pileux se hérisser sous l’effet de la frayeur. Deux motards de la gendarmerie nationale avaient rangé leur engin le long du camion. Alors que l’un passait les documents du chauffeur au crible, l’autre tentait d’arracher quelques phrases cohérentes à un Désiré au bord de la panique. Le rouquin prit une profonde inspiration pour se donner du courage et se lança à l’abordage.
- Déjà, y a trois heures, y’a manqué d’cramer din ch’bagnole. Si in plus vous vous l’mettez sur chu s’grill, qu’est-ce qué ché qui va ein rester dé ch’pauf’ garchon ? ( Déjà qu’il y a trois heures il a failli cramer dans la voiture. Si vous le mettez sur le grill, qu’est-ce qu’il va en rester de ce pauvre garçon ?).
Dans son sursaut de surprise, le motard amorça un geste instinctif vers son étui de ceinture. La voix nonchalante, posée, qui l'avait surpris était départie de toute forme d’agressivité. Elle exhalait plutôt la lenteur d’esprit paysanne, plus portée à prendre son temps pour bien faire les chose que de se précipiter au risque de tous faire de travers.
- D’où vous sortez, vous ?
– Ben… de ch’bo. ( Ben… du bois.)
- De ch’bo ? En quelle langue vous exprimez-vous ?
- Ben !... ein Français, pardi ! Mais ein Français dé ch’Nord.
- A défaut d’interprète, je vous prierai de faire l’effort de rassembler vos souvenirs de classe pour répondre à mes questions.
- Même si j’veulo, je n’pourro point, t’cho. Mi j’sus seul’min d’allé à ch’t’école jusqu’à neuf ans. Après, zou ! Démarier bett’raf, à peunchère, pi les fourraches, et tous les jours traire ché vaques. Te vo… j’ai pas coûté grand min à ch’t’’éducation nationale ! (Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Je suis seulement allé à l’école jusqu’à neuf ans. Après Zou ! Démarier les betteraves, ramasser les pommes de terre, faire les foins et tous les jours traire les vaches. Tu vois… je n’ai pas coûté grand-chose à l’éducation nationale !)
Désiré ouvrit la bouche pour traduire, mais le motard l’interrompit d’un geste.
- En gros, j’ai compris… Mais vous y faisiez quoi, dans le bois ?
- Ben… j’ai été coulé ein bronsse, comme ein dit par où qué j’démeure. ( J’ai coulé un bronze, comme on dit par chez nous.)
- Couler un… répéta posément le gendarme. Oui ! Je vois… enfin, non, je ne vois pas. Vous allez venir me faire voir.
- Quoi ? Min brin ? S’exclama Pierrot, totalement ahuri.
- Au point où nous en sommes, appelez çà comme vous voulez… et vous, ajouta l’agent de la force publique en pointant l’index sur Désiré ; vous ne bougez pas de là !
D’un geste de la main, le gendarme invita un Pierrot ébaubi à le précéder dans les taillis. Encore une chance qu’il ait pu disposer de papier et, qui plus est, d’un format suffisamment important pour être retrouvé dans le noir sans trop de difficultés.
- O.K ! Fit simplement le gendarme en avisant l’objet de son déplacement.
Face aux confirmations du chauffeur qui se disait prêt à signer une attestation sur l’honneur que la voiture de Désiré avait bien brûlé sur le parking d’un restaurant routier Belge, avec tous ses papiers à bord, les gendarmes s’en furent contrôler les autres chauffeurs routiers.
Quelques kilomètres plus loin, Pierrot se décida enfin à laisser paraître sa stupeur.
- pas puss qui m’auro mis un procès si j’avos pas chié assez.
Désiré traduisit en Français académique les causes d’étonnement de son ami, déclenchant chez le routier un fou rire qui fit tanguer dangereusement le camion sur la départementale étroite. Le chauffeur avait les yeux si embués de larmes qu’il jugea d'ailleurs plus sage de s’arrêter.
- Il est trop, ton copain !... En fait, le flic n’avait rien à carrer de la couleur ou du poids de sa merde. Tous les poulets de France sont sur les crocs à cause des menaces d’attentat. Comme ils connaissent les ficelles des barbus hystéros, ils traquent les terroristes capables d’enterrer des poubelles d’explosif dans les bois.
- Des terroristes en champagne ? S’étonna Désiré.
- Parait que c’est Euro Disney qui serait visé. Et comme les gars sont supposés venir d’Allemagne ou de Hollande, c’est un itinéraire plausible pour des gens discrets. Enfin… ce que je vous en dis, c’est texto l’explication de l’autre pandore.
Annotations
Versions