22 Préparatifs… et prépare hâtifs.
L’œil fureteur, le doigt hésitant, Pierrot parcourait le sous sol en s’extasiant de l’incroyable accumulation de machine outils variées, propres à plusieurs corps de métier. Du combiné à bois « cinq opérations » au tour à métaux miniature, en passant par les colonnes de perçage qui jouxtaient un établi de sculpteur sur pierre, on eut aisément pu croire Stéphanie en passe de reconversion dans l’enseignement professionnel.
A une table de travail, le front ceint d’un serre-tête combinant la loupe binoculaire avec un éclairage directe, Nini maniait le fer à souder de précision d’une main experte. Elle accouplait le cerveau commande d’un modèle réduit téléguidé à une antenne radio électrique, les mains gantées de latex. A proximité se trouvait l’attaché-case rigide dont les quatre angles de la même face s’étaient enrichis de ventouses.
- Cha va, ti ? S’informa Pierrot, toujours un peu intimidé par leur hôtesse.
- Au poil, min tcho père ! Encore quelques soudures et c’est fini. Les autres ne sont pas encore revenus ?
- Ben non ! Douai ché pas non pu ch’porte d’à côté. (Douai n’est pas non plus la porte d’à côté.)
- Quand même ! A trois pour aller acheter un lapin et y passer plus d’une demi-journée ! Il m’avait semblé entendre la voiture, tout à l’heure.
- Ah non ! Cha, ch’démi-journée, j’pinse qué ché putôt pour s’ingueuler tranquilles ! Ché pour cha qu’y m’ont pas pris avec eusses. (Ça, cette demi-journée, c’était plutôt pour s’engueuler tranquillement. C’est pour ça qu’ils ne m’ont pas emmené avec eux.)
Nini resta un moment le fer à souder en l’air, perplexe, puis elle reprit le travail en souriant.
- C’est vrai que je n’y avais pas pensé, à çà ! En fait, vous passez l’essentiel de votre temps à vous engueuler, pas vrai ?
- Vrai ! Mais eusses, pas mi ! Mais si y’en a un qui s’in va, tout l’monde y’est malade. Si y’en a in qui prin fro, tout les aut’ sont inrheumés !... Là, y dotent é s’régaler ! ( Vrai ! Mais eux, pas moi. Mais s’il y’en a un qui s’éloigne, tous les autres sont malades. Qu’il y en ait un qui prend froid et tout le monde s’enrhume !... Là, ils doivent se régaler !
*
* *
En fait, Pierrot avait beau connaître ses complices de longue date, pour le coup il misait à côté de la plaque. Accordons-lui quand même un joker ; à de tels sommets d’étourderie, prévenir tous les aléas devient quasi impossible.
Le premier voyage avait été hyper rapide. A l’adresse douaisienne relevée sur le bottin ils dénichèrent sans peine l’animal convoité ; une copie conforme de Pan-Pan. Ils étaient presque arrivés à l’église de la Croisette, à un kilomètre de la villa, quand Djé, prit d’un doute, brandit brusquement l’animal par les pattes arrière pour lui examiner le bas ventre.
- Comment on voit si c’est un mâle ou une femelle sur ces machins là ?
Désiré lâcha le volant d’une main pour se frapper le front.
- Putain ! Manquait plus que çà ! On y retourne ! On va demander un de chaque.
- On pourrait aller jusqu’à la villa demander à Nini. Peut-être qu’elle le sait, elle ? Hasarda Djé.
- C’est çà ! Et elle nous prendra pour des abrutis et voudra savoir ce qu'on va faire du second ! Persifla Désiré en amorçant un demi-tour.
Une heure et demie plus tard le mal était réparé et nos trois marioles passaient le portail de la propriété de Nini. Djé avec le mâle dans les bras, Kiki tenant la femelle par la peau du dos, le visage chiffonné par un dégout tout ce qu’il y avait de plus sincère. Trois quotidiens déployés sur son ventre le tenaient isolé de l’animal.
Désiré stoppa en façade de la villa. Kiki sauta au bas du 4x4 dans le gravier mais se reçut mal. La peau du dos distendue par la réception brutale de Kiki, dont la cheville gauche envoyait une fusée douloureuse au cerveau, la femelle de lapin manifesta sa désapprobation par une ruade furieuse. Bingo ! Tripe lacération de la main droite du Manouche par les griffes de la bestiole. Cette fois Kiki manifesta sa douleur par un hurlement qui terrorisa la lapine au point de la déchaîner. Elle se débattit tant et si bien que Kiki se retrouva stupide, avec une touffe de poils en main.
- Djé ! En dessous ! Cria le Manouche.
Prompt en réflexes, Djé s’était aussitôt penché pour tenter d’intercepter le lapin cavalant sous la voiture. Manque de pot, Désiré opérait exactement la même manœuvre au même instant ! Le bruit de leur crâne s’entrechoquant douloureusement parvînt aux oreilles de Kiki. Le temps qu’ils reprennent tous trois leurs esprits, les deux lapins s’étaient volatilisés dans la nature.
- C’est pas vrai, putain ! Mais c’est pas vrai ! On est maudits ! Râla Désiré.
- Vous voyez ! Claironna Kiki. Quand c’est moi qui le dit personne me croit !… Avec ces saletés d’animals on n'est jamais tranquilles !
Les deux paires d’yeux furibonds qui le braquèrent l’incitèrent à une forme de triomphe moins tapageuse.
- En tout cas, mâle ou femelle, le prochain qu’on ramène il sera déjà à l’état de cadavre ! Assurat Djé.
Le pèlerinage des trois zèbres les amena au tour complet des animaleries régionales. Non pas dans le but élémentaire de trouver d’autres lapins blancs nains, l’espèce était pléthorique, mais pour en trouver un qui fut récemment mort… ou que le vendeur acceptât de trucider hors toute trace de violence. Pour sûr, les employés ou les patrons contractés les prirent pour des barges, sinon pour des espions de la SPA en mission préventive !
Coup de chance incroyable, à la sept ou huitième boutique –le tournis les avait empêché de compter- ils tombèrent nez à nez avec un vieux paysan reconverti dans l’élevage de petits animaux domestiques pour contrebalancer les stupides quotas imposés par la CEE. Pour le vieil Alcide, estourbir un lapin nain pour satisfaire à la fantaisie d’un client ne présentait pas plus de différence que transformer un géant des Flandres en terrine. Seul le fait que les amateurs refusaient d’assister au supplice suscita sous sa casquette crasseuse un embryon de défiance, par ailleurs aussitôt évaporé par l’apparition d’un autre billet de banque.
La dépouille des lagomorphes mâle et femelle enroulées dans un papier journal était encore tiède lorsqu’ils distinguèrent au loin la tour de Saint Amand.
- Ben dis donc ! On croyait ne jamais vous revoir ! Dit Nini à l’apparition des trois zèbres.
- Si tu crois que c’est facile de dénicher deux cadavres de lapins nains tout blancs ! Protesta Kiki. Parce que tu avais oublié de nous préciser ; mâle ou femelle ?
- Pfff ! Fit Nini en projetant les bras vers le plafond. Les Jureliez-Derenoncourt n’ont jamais pu déterminer le sexe de leur lapin ! D’ailleurs, je crois qu’ils s’en fichaient !
Le regard meurtrier de Djé donna des ailes au Martiniqueur.
- Je file allumer le barbecue ! Prétexta-t-il pour justifier sa fuite.
- Jette donc un coup d’œil à César, s’il te plaît ! Il a l’air complètement épuisé, dit Nini.
Stéphanie mis à profit le temps que les trois morfales prirent pour se caler la dalle afin de peaufiner son chef d’œuvre. Ils en étaient à peine au café quand elle vint leur poser la valise sous le nez, sur la table du salon de jardin, et qu’elle gagna l’autre bout de la terrasse avec des mines de conspirateur.
Le quatuor perplexe en était encore à inventorier les excroissances insolites qui avaient poussé sur le bagage quand, sur une pression du doigt de Nini, le gros lumignon rouge vif installé sur le dessus se mit à étinceler tandis que, à l’opposé de la poignée, l’antenne électrique se déployait. Mus par un indéniable esprit collectif, ils accusèrent tous le même réflexe de recul.
Sans un mot, Nini rejoignit la table pour approcher la valisette de l’extrême bord. De l’ongle, elle libèra le rectangle de vinyle adhésif noir inscrit entre les ventouses fixées à chaque angle de l’engin. En s’effaçant, celui-ci révéla la découpe du flanc de la valisette qui offrait une vue libre sur le contenu ; une masse grisâtre sous papier cellophane entourant une batterie, parcourue des fils électriques multicolores, frappée d’un compteur à diodes rouge en action de décompte. Au dessous, collé sur le rabat, d’une surface égale, un rectangle blanc ; « 8 kilos de C4 prêt à exploser. Boum ! Sortez les mains en l’air !»
L’agrandissement photographique d’un fourgon de transports de fonds ravagé par une explosion rendait presque la légende superflue. Seul le châssis subsistait. Une vision dantesque !
Désiré déglutit bruyamment sa salive tandis qu’une chaise accueillait la masse amorphe de Pierrot avec un gémissement alarmant.
- On ne va pas faire çà ? Gémit Pierrot, tellement ému qu'il en avait retrouvé quelques rudiments de Français académique.
- Ne sois pas idiot, voyons ! On n’a rien à voir avec des tueurs assez stupides pour volatiliser à la fois les convoyeurs et le pognon ! Le gourmanda Nini.
- Et si qu’y zont eine crise cardiaque en veyant ch’photo ? ( Et s’ils ont une crise cardiaque en voyant la photo ? )
- On peut essayer de les appâter avec des Chamalos, ironisa Djé. Des fois que les caramels durs feraient mal à leur plombage !
- Y’es con, li ! Protesta Pierrot en lui expédiant une bourrade.
- Alors ? S’enquit Nini, un rien angoissée quand même.
- Alors… fit Désiré. Ben, ma chérie, si j’étais assis à la place du chauffeur, je serais déjà en train de regretter de n’avoir pas prévu de caleçon de rechange !
- Emballez, c’est pesé ! Décréta Nini. Garçon, champagne !
Désiré fonça à la cuisine, et régurgita son repas devant le frigo ; Djé avait collé les deux lapins dans le bac à légumes, dépourvus de leur linceul en papier journal trop peu hygiénique à son goût.
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