Πάντα ῥεῖ καὶ οὐδὲν μένει.
Il s’éveille dans son linceul ; un drap fait de mer.
Sa bouche est sèche de tout le sel bu à grande gorgée. Il tousse et une algue s’enfuit dans l’eau sombre de l’Estran.
L’horizon tout entier s’est courbé en un immense miroir ; il ne voit pas les distances qui le séparent du bord halluciné, et la mer comme le ciel lui renvoient des éclats insignifiants, écrasés par des distances fascinantes.
Il suit leurs faisceaux, leurs constellations, et s’accroupit. C’est à ses pieds qu’elles disparaissent, dévorées par l’ombre qu’il projette de tout son corps noir et nébuleux.
« Oh. Tu trébuches sur de beaux reflets, tu occultes la course des astres. »
Il lève le regard pour toiser un abysse tissé de la même trame qui goutte honteusement de ses pieds, de ses mains.
Un spectre.
« De petits points inaccessibles, mais qui pourtant brûle ici du seul feu qui réchauffe. J’aime croire qu’elles ignorent tout de la tangue dans laquelle nous pataugeons, qu’elles virevoltent dans des sphères secrètes en atramant leurs mots-onirs. En tout cas, c’est le souhait que je leur porte. »
Il sourit.
« Tu es un aimant bien silencieux. »
La mer caresse leurs chevilles et tire vers elle les pensées acides, les souvenirs saignants, et les souhaits fanés.
« Il est douloureux d’aimer les étoiles. Tu pleures de les regarder, tu pleures de leur parler, et tu pleures de les écouter ... »
Mais tu ne pleures pas.
« Ce qui est pire. Tu as trop pleuré. Pleurais-tu peut-être avant même ta naissance. Il n’y a plus de sel à essuyer, si ce n’est celui que l’Estran t’offre en maigre compensation. Quelques grains qui brillent à la lumière d’un ciel nocturne. Quelques grains pour une âme qui s’émiette dans l’Océan. »
Il s’approche de toi, et pose ses mains sur ton visage, ignorant ton glapissement de terreur.
Ses caresses se font rêches ; et tu vois tomber dans l’eau des étoffes nocturnes, des mèches entières qui dansent avec la mer, des fils et des fils tirés et meurtris pour révéler ce qu’ils gardaient jalousement.
Il recule et pointe sa main pleine d’une huile noire et ferreuse vers ton reflet.
Une poupée de verre. Fêlée et raccommodée, puis fracturée et abandonnée.
Il n’y a rien là-dedans, et si jamais quelque chose avait habité cette coquille, tu l’imagines s’être enfuie par les crevasses qui foudroient la surface.
Tu oses y toucher ; glisser un doigt indélicat et suivre les contours.
C’est dur et froid. Et ça fait mal.
« Ce n’est pas trés beau à voir. Je comprends que tu te caches sous un pelage noir de mystères. »
Un banc de marbre passe près d’eux, ils s’y assoient. Dérivant sans un bruit vers on ne sait où.
« C’est un déguisement ? Celui du vide qu’il y a entre les astres ? Ça rend invisible ? »
Il sourit.
« Oh, je vois ... L’Oblivion. »
Il laisse passer un silence ponctué du chant hésitant d’une harpe perdue dans le lointain.
« Et tes vœux ? Tes rêves ? Tes désirs ? »
Ils ne sont pas trés jolis. S’ils ne sont tout bonnement pas immondes. Une vague nausée reflue vers la mer.
« Mais tu ne veux pas les abandonner. Tu es un petit peu taquin en fait. On a honte, on a peur, on veut l’oubli ; mais juste pour soi. Tous ces mots jetés dans l’eau, c’est le vœu silencieux d’immortalité qui résiste. »
Il prend sa main.
« En fait. J’hésite. C’est difficile à lire, tu sais ? Est-ce que l’on fait face à l’égoïsme le plus pur ? Ou un dévouement aveugle et absolu. Un peu des deux peut être ? »
On frissonne, on s’affaisse mal à l’aise.
« Oui. Je sais bien. Tu ne veux pas dépasser les lignes de sel qui t’enferment. L’hybris qui brûle d’inconfort, d’insolence, d’inconscience. »
Il laisse s’échapper un petit rire.
« Une bête curieuse. Un peu ridicule, si je puis me permettre, sans offense aucune.
Mais je ne sais pas trop à quoi rime tout cela. On quête le beau, le bon, le juste. Pour avoir mal ? Ou alors, c’est justement quand on a mal que l’on sait que l’on avance ? Mais pourquoi donc avoir les pieds figés ici, dans la vase froide de l’Estran ? »
On se perd en contemplation. Là-haut et ici-bas, ça scintille.
« C’est pour mériter. C’est ça ? Mériter d’aimer et d’être aimé ? Mériter d’avancer et de scruter l’horizon ? Mériter de penser et de rêver ? »
Il laisse retomber sa réflexion sur l’onde, comme une plume, lente et nonchalante.
« Mais l’on t’a aimé ? L’on t’aime ? Et l’on t’aimera ?..
Oh... Je vois. »
Au loin, ils voient passer un arbre immense fendu en deux. Frappé d’un éclair encoléré, ou par un fer fulmineux. Qu’importe, il a l’odeur boisée de la solitude.
« C’est ton amour-propre que tu quêtes. Une estime qui s’est perdue dans l’eau de l’Estran. Alors tu espères qu’un jour, il te le rendra. Et tu crois qu’il récompense les justes, les bons et les beaux ? »
Sur l’eau dérivent des papiers délavés. Des lettres, des mots qui tâchent ; tous ceux que l’on veut oublier, sans pouvoir y arriver.
« Moi je crois qu’il n’offre sincèrement qu’à ceux qui pardonnent. »
Ils se regardent longtemps, se scrutant sous tous les angles.
« Tu étais plus beau, à bord de ton navire qui brise les glaces.
Ça se voit, tu regrettes d’être tombé à l’eau. Toi qui voulais jeter des bouées sur la mer entière, tu t’es retrouvé à attraper ce que tu pouvais ! Une planche brisée, un gouvernail et enfin un radel-misère tombé des astres.
J’ai entendu dire que les capitaines mourraient avec leurs bateaux. Ce doit être affligeant d’honte que de s’être perdu à la surface comme ça ? »
Il se pince les lèvres à mesure que passent les épaves des temps passés.
« L’athanor. Est-ce que ça te plait si je te dis que tout ceci est un four où l’on vient forger quelque chose de plus beau ?
J’ai souvenir d’un hère qui a ramassé les dernières braises de l’univers pour en faire diadème. C’était pour ... Il voulait ... Il ... Oh.
C’est curieux.
J’ai oublié. »
On dessine des formes avec ses pieds dans la saumure. On voit à l’horizon des formes abstraites venir et aller, tantôt dévorées par l’Estran, tantôt refoulées par la brume évanescente. Mais ici, personne ne reste indéfiniment figé. Soit l’on disparaît, soit l’on avance.
« Et tu n’arrives pas à choisir ? »
On essuie un sillon vulgaire. Et l’on s’arrache du banc de pierre ; qui sitôt s’éloigne, s’engouffre dans le brouillard au loin.
À l’horizon, un Soleil Noir s’est levé.
Et avec toutes les souffrances du Monde, l’on va vers cet astre qui dort.
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