Do Not Open
Lorsqu'Harry retourne dans la chambre après le départ d'Harpocrate, Hermione est occupée à retirer la cape de Malefoy :
– Il faut qu'on le mette à l'aise, tu ne crois pas ? demande-t-elle comme s'il l'avait prise en faute.
Harry hésite. Il éprouve une appréhension irrationnelle, ainsi qu'une tentation malsaine tout à fait déplacée, à l'idée de toucher son ancien ennemi d'aussi près. De lui retirer ses vêtements comme une seconde peau, pour apercevoir l'homme en dessous... Avec un pincement au cœur, Harry se dit que Malefoy a déjà été suffisamment abusé dans sa vie pour ne pas en plus avoir à être déshabillé dans son sommeil par des gens qu'il méprise. Mais il transpire, et il est vrai que ses vêtements d'hiver ne sont pas adaptés à sa fièvre...
S'approchant prudemment, Harry détaille son teint pâle marbré de plaques rouges, et soulève doucement le corps du Serpentard pour permettre à Hermione de retirer la cape.
Malefoy pèse plus lourd qu'il n'en a l'air. Une preuve de plus que le peu de chair qu'il possède est bien du muscle. Harry peut néanmoins sentir ses côtes à travers ses multiples épaisseurs de vêtements, et l'arête tranchante de ses omoplates – un contact qui le remplit d'effroi. Car il semble comme un prélude à la mort qui attend Malefoy d'ici peu. Un avant-goût du squelette qu'il deviendra bientôt...
Non. Harry refuse d'y penser. Malefoy n'est pas encore mort.
Ôtant complètement la cape, Harry et Hermione découvrent que Malefoy porte un pourpoint serré et assez usé, sans doute de seconde main. En-dessous, une chemise trempée de sueur. Hermione défait le pourpoint tandis qu'Harry s'occupe de la chemise : ensemble, ils s'affairent avec la sensation d'exhumer un trésor maudit. Harry sent quelque chose de dur dans les manches, sous le tissu de la chemise, et il retire tout à coup deux stylets qu'il contemple à la lumière d'un air interdit.
Hermione cesse aussitôt tout mouvement, le regard braqué sur les lames :
– Tu crois qu'il sait s'en servir ? demande-t-elle d'une voix blanche.
Harry désigne la pointe d'une des armes, tâchée d'un liquide brunâtre qui ressemble fortement à du sang séché. Hermione déglutit :
– Pose-les, ordonne-t-elle, tremblante tout à coup. Soulève-le encore pour retirer sa chemise.
Harry s'exécute, redressant Malefoy presque en position assise, reposant son poids contre son corps. Hermione découvre alors doucement les épaules, très pâles, puis les bras et le torse. La Marque des Ténèbres apparaît dans la pénombre de la pièce obscurcie. Hermione procède comme on manipulerait un objet ancien et fragile : du bout des doigts, avec une délicatesse qui la fait paraître si vulnérable... Rien qu'à la contempler ainsi, Harry se sent troublé. Et troublé plus encore par la proximité du corps de Malefoy contre son torse. Il se fend d'un sourire qui fait s'interroger Hermione :
– Je me demande s'il apprécierait qu'on s'occupe de lui ainsi, explique Harry.
Hermione sourit à son tour :
– Probablement pas.
D'un coup de baguette, elle fait apparaître un récipient rempli d'eau fraîche et plusieurs compresses :
– Il faut faire chuter sa fièvre, dit-elle en tendant un linge imbibé à Harry.
Plus gêné que jamais, Harry incline le corps de Malefoy pour humidifier son dos. Il tombe alors sur des lacérations, bien sûr, mais c'est autre chose qui retient son attention. Des lettres noires, déliées, inscrites en caractère gothique à même la peau, à la base de la nuque :
– Il a un tatouage ! s'exclame Harry en plissant les yeux pour déchiffrer l'inscription.
– Je sais, répond placidement Hermione. Je l'ai vu quand je lui ai fait passer sa visite médicale.
Harry décrypte, mot à mot :
– « Qui me regarde s'incline »...
Il rit :
– Ça lui ressemble bien.
– C'est la devise de sa famille, réplique doucement Hermione. Tous les Malefoy la portent de père en fils.
Harry se rembrunit. A demi-mots, presque malgré lui, il confie à Hermione la vérité que Malefoy lui a révélée. Par pour trahir sa confiance, non : le récit s'échappe simplement de ses lèvres, sans qu'il puisse le retenir, comme si l'horreur de ces révélations avait attendu pendant tout ce temps d'être libérée pour s'alléger, dispenser sa charge sur quelqu'un d'autre...
Hermione est pétrifiée lorsqu'Harry a terminé. Elle contemple Malefoy avec une infinie compassion, et tandis qu'Harry le rallonge sur le lit pour lui retirer ses chaussures, il capte dans le regard d'Hermione quelque chose de différent, quelque chose de fort et d'intense, qui la fait se pencher sur le visage inconscient avec une douceur indicible.
Terriblement mal à l'aise tout à coup, Harry achève de déshabiller Malefoy, ne lui laissant que ses sous-vêtements. C'est la première fois qu'il voit le corps de son ancien ennemi d'aussi près, et aussi peu vêtu... Il en ressort un sentiment de faiblesse qui heurte son esprit comme un coup de poing en pleine poitrine. Mais Hermione le sort de sa contemplation : vaguement interloquée, elle claque des doigts pour le ramener à la réalité et lui demande de l'aide pour étendre Malefoy sous les couvertures. Alors seulement, elle s'empare à nouveau de sa compresse et nettoie soigneusement le visage, le cou et les épaules de Malefoy, descendant doucement le long du torse. Lorsqu'elle oriente le linge pour rafraîchir l'intérieur de ses bras, elle suspend son geste tout à coup et sursaute, comme si on l'avait piquée.
Dans la chair tendre du poignet droit, de petits caractères qu'elle n'avait pas remarqués la première fois lui apparaissent en pleine lumière aujourd'hui : un autre tatouage. Les lettres sont fines et l'encre plus pâle, le tracé direct et sobre, bien loin de la calligraphie touffue du tatouage sur la nuque. Celui-ci a probablement été fait en prison... Inclinant la tête, Hermione déchiffre à son tour : « Do Not Open ».
Elle échange un regard avec Harry, et se fige. Tous deux partagent les mêmes pensées à cet instant. A l'intérieur de son poignet droit, Malefoy a fait inscrire à même sa peau ce message ironique : « Do Not Open ». On reconnaît bien là le cynisme de Malefoy... Mais ni Harry ni Hermione ne goûtent à la plaisanterie. Par-delà l'humour noir du tatouage, un doute bien plus cruel et terrible se loge en eux : Malefoy a-t-il fait inscrire ces mots pour véritablement contenir des pensées suicidaires ? A-t-il eu besoin de cette inscription pour se rappeler, à ses heures les plus sombres, de ne pas s'ouvrir les veines ?
Harry avale sa salive, et ce simple geste lui fait mal. Son corps est une boule de stress réduite en charpie. Il souffre parce que Malefoy souffre. Il faut que cela cesse. En face de lui, il voit Hermione couvrir le tatouage de sa main, apportant du même coup un voile et un réconfort sur l'horreur. Elle presse le poignet de Malefoy avec une affection non feinte. Bouleversé lui aussi, rattrapé par ses impulsions qu'il ne comprend pas, Harry recouvre alors sa main de la sienne, au-dessus du tatouage. Tous les trois ainsi réunis sur le lit, ils sont ensemble : Harry, Hermione et Malefoy, et même si ce dernier est inconscient, Harry voit, par le regard qu'il partage avec Hermione, qu'ils resteront soudés désormais et qu'ils ne le laisseront jamais tomber, quoi qu'il arrive.
Ils sont liés par quelque chose qui dépasse leur propre compréhension. Un serment silencieux, caché là dans leur chair, peau contre peau. Par leur geste, Harry et Hermione s'unissent comme ils se sont unis dans le passé, ils s'aiment comme ils se sont aimés, et ils protègent Malefoy, car il est une créature unique et précieuse, un ange déchu terriblement blessé et dangereux, un être d'amertume et de rancune, tout en acide, rage et désespoir, un être magnifique qui a su les fasciner pour dévier à lui la moindre parcelle de leur vie...
Harry et Hermione protègent Malefoy, car quelque part, tout au fond d'eux, ils ont appris à l'aimer.
℘
Les heures s'écoulent, la nuit s'annonce doucement. Vers dix-neuf heures, Hermione est contrainte de rompre cette étrange communion qui l'a unie à Harry et Malefoy, tout au long de la journée :
– Je dois retourner chercher Rose, dit-elle à regret.
– Rentre chez toi, acquiesce Harry.
– Harry, je...
Harry lève les yeux sur elle, plein d'un espoir qu'il se maudit d'éprouver :
– Non, rien, se ravise Hermione. Veille bien sur lui, ajoute-t-elle. Je reviendrai demain. Je verrai si je pense à quelque chose, pour la Laetheria.
Harry hoche la tête sans en dire davantage. Il n'est pas vraiment déçu, juste... amer. Il éprouve une pointe de culpabilité et de satisfaction, à l'idée de ce qu'il cache à Hermione : il a déjà un plan pour trouver la Laetheria... Mais ce plan, étant donné sa nature, il veut l'accomplir seul. Si cela fonctionne, cela lui ouvrira des portes sur tout ce que Malefoy refuse de lui révéler. Pourquoi ne veut-il pas partager ces informations avec Hermione ?
Sans s'interroger davantage, Harry attend que la jeune femme ait transplané pour ramasser sa baguette d'un geste hésitant. Ce qu'il s'apprête à faire n'est pas moral, et quelque chose en lui se débat contre son instinct...
Mais Harry n'est plus le même qu'à Poudlard. Dans son métier, au quotidien, Harry a été confronté à la magie noire, a dû s'initier à la magie noire, et ses scrupules en ont pris quelques coups. Il sait prendre des décisions difficiles lorsqu'elles doivent être prises... et il sait aussi passer outre sa conscience lorsque c'est nécessaire.
A nouveau d'aplomb, Harry lève sa baguette, hésite à nouveau.
Oui, mais c'est Malefoy qui est étendu sur ce lit... Malefoy qui a été violé, tabassé et torturé pendant dix longues années. Harry peut-il vraiment lui infliger cette ultime violation de son esprit ?
Harry se mord les lèvres. Il se dégoûte et il voudrait trouver la force de rebrousser chemin sur le champ, mais sa curiosité maladive l'emporte, et, timidement, il murmure à l'oreille de Malefoy :
– Legilimens...
Aussitôt, un afflux de souvenirs et d'images le percute comme un sanglier emboutissant un pare-choc. Harry est submergé : il voit du sang, des cris, de la mort, beaucoup de souffrance, et des atrocités trop horribles pour être formulées...
S'extirpant aussitôt de l'esprit de Malefoy, Harry manque de tomber du lit, martelé par le souffle de ce qu'il vient de vivre : il a vu cet homme terrible, Monroe, il a partagé les moindres sensations de Drago dans les moindres détails lorsque ce dernier l'a violé pour la première fois, puis toutes les autres fois, et même si cela n'a duré qu'un instant, Harry perçoit ces sensations persistantes s'accrocher à son esprit comme une odeur de carcasse. Il est traumatisé. Il se sent sale.
Tremblant, Harry n'ose plus regarder Malefoy. Pas après ce qu'il vient d'éprouver. Pas après ce seul avant-goût de ce que Malefoy a dû vivre ces dix dernières années...
L'Auror en lui devrait être impressionné, et il l'est. Harry se rappelle que Malefoy a toujours été un excellent Occlumens. Même dans son sommeil, ce mécanisme de défense empêche ses ennemis de lire en lui : Malefoy les submerge de ses souvenirs les plus abominables pour que la douleur les fasse fuir, les chasse après seulement quelques secondes de visions...
Harry inspire profondément. Il a besoin de lire dans l'esprit de Malefoy pour identifier son adresse. Si Malefoy est accro à la Laetheria, il en a forcément stocké chez lui.
Mais Harry sait désormais aussi qu'il ne pourra pas forcer l'esprit de Malefoy en se jetant sur lui comme un animal en furie. Non, Malefoy a trop eu l'habitude de ce genre d'agressions. Ses défenses sont automatiques, très bien mises au point. Harry doit se glisser sous les défenses...
Mû par un instinct qu'il ne maîtrise pas vraiment, Harry se penche tout à coup sur le visage de Malefoy et, très doucement, lui murmure à nouveau à l'oreille :
– Legilimens...
Ce n'est pas comme la première fois. Harry veut simplement à accéder à l'esprit, mais sans chercher de souvenir précis. Il ne focalise son attention sur rien. Au contraire : tandis que le lien s'établit, Harry s'ouvre à Malefoy, et plutôt que de lui voler des souvenirs, il lui transmet les siens : sa volonté de lui venir en aide. Son profond désir de tout faire pour le sauver. Et, surtout, cet instant de partage étrange, lorsque leurs mains à tous les trois se sont unies : Harry, Drago et Hermione...
En douceur, Harry sent quelque chose changer dans le flux de tensions qu'il arpente. Il ne peut pas ressentir la conscience de Malefoy, pas vraiment. Mais il indique au subconscient du Serpentard qu'il est une personne de bonne foi, digne de confiance, et qu'il ne cherche qu'un moyen de l'aider.
Timidement, Harry ose alors focaliser ses pensées sur une idée : l'adresse de Malefoy. Les images défilent dans son esprit. Harry aperçoit l'Allée des Embrumes, puis des ruelles, encore des ruelles, et enfin, un petit appartement dans une impasse tranquille, qu'il localise aussitôt.
Harry sourit. Il s'apprête à se retirer, lorsque tout à coup, les souvenirs de Malefoy s'emballent : ils forment une mélopée qui s'assemble et tournoie autour de lui, un rayonnement en spirale qui l'absorbe, le submerge, mais pas comme la première fois : Harry voit l'arrivée de Malefoy à Azkaban, il voit Monroe, mais ne s'y attarde pas : les souvenirs remontent dans le temps, ils avancent et accélèrent, encore et encore, jusqu'à ne plus donner qu'une sensation diffuse et douce-amère : l'âpreté d'une décennie passée dans une prison de haute sécurité.
Peu à peu, tel un courant marin, le flot de souvenirs porte Harry vers les limbes de la conscience, pour l'arracher de l'esprit de son hôte. La dernière chose qu'Harry perçoit, juste avant de revenir à lui, est un mélange de sensations intenses et très douces : un bonheur absolu, une chaleur surnaturelle, organique, vivante, une lumière bienveillante, et cet univers de félicité qui explose dans son esprit, inexplicablement, Harry devine à quoi l'associer : il s'agit d'un baiser.
℘
Lorsqu'il revient à lui, Harry est plus troublé que jamais. Les vestiges de ce qu'il vient de vivre restent accrochés à lui, et son cœur bat plus vite. Il a presque l'impression de sentir encore les lèvres que Malefoy a senties sur les siennes...
Totalement perdu, Harry refoule ces émotions et ce qu'elles veulent dire loin, très loin au fond de lui. Il contemple Malefoy étendu dans son lit, très pâle, et prend à peine le temps de récupérer sa cape d'invisibilité avant de transplaner dans l'Allée des Embrumes. Il ne lui faut pas longtemps pour retracer le parcours qu'il a aperçu en esprit. Arrivé en bas de l'appartement, Harry est confronté à une difficulté supplémentaire : Malefoy a protégé l'entrée. Et même très bien protégé. Certains des sortilèges utilisés ne relèvent pas de la magie légale... Qu'est-ce que Malefoy cherche tant à sécuriser ? Lui-même ? La prison aurait très bien pu le rendre paranoïaque...
Regardant autour de lui, Harry se félicite d'être invisible aux regards. Il est contraint de sortir sa baguette en plein jour pour déjouer un par un les sortilèges, avec suffisamment de subtilité pour ne pas déclencher l'alarme... A plusieurs reprises, la complexité de la toile mise en place par Malefoy le surprend, et Harry ne peut qu'admirer la maîtrise de l'ancien Mangemort. Surtout compte tenu du fait qu'il n'a pas touché une baguette pendant plus de dix ans... Harry prend presque plaisir à découvrir ainsi les mécanismes de l'esprit de son ancien ennemi : sa manière de penser, son ingéniosité, les milliers de petits rouages qui composent son intelligence...
Harry se surprend à lire de mieux en mieux dans cette masse de sortilèges intriqués, et lorsqu'il ouvre enfin la porte de l'appartement, il ne se sent pas victorieux, non : simplement plus sage, plus serein. Comme s'il avait appris à connaître encore un peu mieux Malefoy, sans avoir besoin de mots...
L'appartement devrait lui apporter une nouvelle compréhension. Dans son métier, Harry a appris depuis longtemps qu'on en apprend beaucoup sur les gens rien qu'en observant la manière dont ils vivent, lorsqu'ils ne se savent pas surveillés.
En l'occurrence, il découvre un espace assez réduit, mais très lumineux et d'une propreté impeccable. Un vestibule donne sur un petit couloir qui ouvre à droite sur une salle de bain et à gauche sur une cuisine. Au fond, une grande pièce ouverte sur le soleil, où Malefoy n'a pas entreposé grand-chose : rien qu'un canapé défoncé et une table basse, qui devaient déjà être là à son arrivée. Les étagères en revanche regorgent de livres d'occasion, et Harry se demande, en jetant un coup d'œil aux couvertures, si c'est bien Malefoy qui se les est procurés. Harry reconnaît quelques titres : surtout des auteurs moldus de l'âge d'or de la science-fiction, comme Asimov ou Arthur C. Clarke. Il y a aussi du Lovecraft, Oscar Wilde, Théophile Gautier ou Edgar Poe, littérature sombre de la fin XIXe – début XXe, et quelques ouvrages médicaux sur le sida... Aucun doute, c'est bien Malefoy qui se les est procurés.
Harry demeure pensif devant ce mélange hétéroclite, rattrapé par la couverture moderne des livres médicaux qui assombrissent ses pensées. Sortant du salon, il ouvre la dernière porte au fond du couloir et découvre la chambre.
Comme le reste de l'appartement, c'est très dépouillé et Malefoy n'a ajouté aucune touche personnelle. Comme un homme qui sait qu'il ne restera pas ici très longtemps... Les meubles ont l'air anciens mais de bonne qualité : ceux-là, Malefoy les a peut-être achetés. Il y a un lit double, deux tables basses, et, étonnamment, pas mal de nécessaires à rangement.
Ouvrant les penderies, Harry les trouve presque vides : Malefoy a entassé ses affaires dans un coin de l'une des armoires, soigneusement pliées, mais le reste des immenses placards est désert. Pourquoi avoir besoin de tant de place ?
Laissant son regard courir sur le lit, Harry aperçoit deux oreillers mais un seul côté défait : c'est là que dort Malefoy...
A nouveau, mû par un appel impulsif, Harry ôte sa cape d'invisibilité et s'allonge là où s'est allongé Malefoy. Peut-être pourra-t-il entrer dans sa tête, ainsi. Peut-être pourra-t-il mieux comprendre cet esprit froid et borné, qui crache sur toute l'aide qu'on veut bien lui donner...
En repassant les différentes pièces de l'appartement en esprit, Harry se dit que l'endroit ne ressemble guère au repère de Nazca Constantine. Harry a lu les rapports de Ron, et même sans cela, il a eu vent de l'affaire : Constantine aurait ouvert une petite boutique en retrait de l'Allée des Embrumes, sobrement baptisée « Constantine », et le maître des lieux s'en servirait de vitrine pour proposer toutes sortes de services. Par « services », comprendre : vols, arnaques à la petite semaine, protections ou passages à tabac, mais aussi potions... Un domaine où Malefoy excellait, si Harry avait bonne mémoire. Il sourit de ce vague souvenir.
Pour les plus téméraires, Ron a conclu dans son enquête préliminaire que Constantine proposait aussi des services moins innocents : sortilèges complexes, magie noire et assassinat...
Harry pense aux stylets dans les manches de Malefoy. Il soupire en se demandant si l'homme vulnérable qu'il a déshabillé et lavé quelques heures plus tôt est vraiment capable de commettre de telles choses. Et pour quoi ? Des médicaments qu'il ne prend même pas ?
Harry se redresse et regarde autour de lui. Il n'y a aucune trace de Nazca Constantine ici. Pas d'ingrédients de potion, pas de traités de magie noire, pas d'armes. Pas de réunions avec les sbires de Constantine. Pas même le fameux foulard qui d'après Ron dissimule toujours son visage. Non, rien qu'un appartement tranquille, surprotégé, doté du strict nécessaire mais confortable quand même, et trop d'espace pour un homme seul...
Le regard d'Harry tombe sur la table de nuit. Toutes les deux sont vides, il a déjà vérifié. Sur celle de droite – le côté où dort Malefoy, il y a un exemplaire des « Fleurs du Mal » de Baudelaire, ouvert au poème « Une Charogne ». Harry esquisse un sourire en y repensant. Malefoy a décidément un humour noir qui lui plaît beaucoup.
Sur l'autre table de nuit, il y a les médicaments de Malefoy. Tous soigneusement alignés et étiquetés par substances, dosages et emplois. Il y a même une notice rédigée de la main du Serpentard : Harry reconnaîtrait son écriture sobre et élégante entre mille, même après toutes ces années...
Tous les flacons sont intacts. Harry fronce les sourcils, incapable de comprendre. Pourquoi se donner la peine de rassembler tous ces médicaments si c'était pour ne pas les prendre ? Ils sont chers, difficiles à obtenir via le marché noir, même auprès d'un contact comme Harpocrate... Et pourquoi retranscrire les consignes de traitement ?
Se redressant complètement sur le lit, Harry regarde autour de lui et met enfin le doigt sur le problème. Les tables de nuit. Pourquoi les médicaments sont-ils sur l'autre table de nuit ?
Observant plus attentivement, Harry remarque les mêmes détails et les comprend d'une autre façon : l'appartement dans un quartier sûr, les sortilèges de protection, l'espace, le lit double, les armoires laissées vides et les médicaments sur l'autre table de nuit... Tout est agencé comme si Malefoy attendait une autre personne. Une personne qui ne vit pas encore avec lui, mais qui bientôt remplirait les tiroirs, prendrait les médicaments et occuperait la place de l'autre côté du lit. Une personne que Malefoy avait voulu placer dans un endroit sûr, loin de l'Allée des Embrumes, avec des consignes écrites pour lorsque Malefoy ne serait plus de ce monde...
La gorge serrée, Harry repense à ce souvenir qu'il a ressenti, à ce baiser qu'il a dérobé comme un enfant espionnant par le trou d'une serrure... Brusquement, il a honte de lui, mais surtout, il repousse toutes les implications que ses déductions cherchent à dérouler dans son esprit. Malefoy attend-il quelqu'un, dans le monde libre ? Une personne rencontrée à Azkaban, et qu'il ne reverra pas de son vivant ? Ou pire, une personne qui doit sortir bientôt, et qu'il espère revoir ? Une personne qu'il pense atteinte du sida, tout comme lui. Une personne qu'il aime au point de s'incriminer pour lui offrir un traitement, sans se préoccuper de son propre sort...
Bouleversé tout à coup, Harry maudit l'afflux de rage inexplicable qui grossit en lui. La Laetheria est sur la table de droite, à côté du recueil de Baudelaire. Attrapant la drogue, Harry ne s'attarde pas une seconde de plus et transplane chez lui.
Malefoy dort toujours. Sa respiration s'est régulée et son pouls est plus lent. Remplissant un verre d'eau, Harry y mêle le produit et le fait doucement avaler à Malefoy, goutte par goutte, jusqu'à ce que les petits tremblements qui agitent ses doigts diminuent.
Alors seulement, Harry prend place à son chevet dans un fauteuil et réfléchit. Il sait qu'il ne devrait pas affronter ses pensées, mais il en est incapable... Il pense à ce baiser. Il pense à l'appartement de Malefoy. Il pense à ce que cela veut dire, si l'ancien Mangemort attend une personne qu'il croit victime du sida... Il pense à l'acide qui coule dans ses veines rien que de l'imaginer, et il réalise que tout à coup, ce qu'il éprouve, c'est de la jalousie pure et simple. Une jalousie noire, dévorante et malsaine. Elle s'ajoute à l'impuissance de savoir Malefoy condamné et s'y mêle, pour engendrer une rage sans nom.
Mais il n'y a pas que ça.
Harry repense à toute la gêne qu'il a éprouvée au cours de cette journée. A son malaise devant le corps et la faiblesse de Malefoy, à ses secrets vis-à-vis d'Hermione.
A l'instant où ces pensées prennent vie dans son esprit, Harry le ressent brusquement dans son corps, et plus que jamais, il se dégoûte. Car même si Malefoy est malade, inconscient, vulnérable... Même s'il gît à l'agonie devant lui dans sa chambre d'ami, Harry brûle de le toucher. Il brûle de s'approcher et de sentir à son tour ses lèvres chaudes sur les siennes. Il brûle d'occuper une place aussi importante dans la vie du Serpentard que cet inconnu sans visage, et à l'instant où il formule cette vérité, Harry comprend réellement, dans la douleur et malgré lui, comme une trahison de son corps et de son esprit, que c'est bien du désir qu'il ressent pour Malefoy.
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