Interlude : Ginny
Penché sur un épais manuel de droit, Harry déchiffre les pages fines comme du papier de cigarette une par une, en repoussant la fatigue. Son sang cogne à ses oreilles au rythme de son cœur qui bat trop vite. Il sent poindre une migraine à l'horizon, mais il l'ignore, pour l'instant. Tant qu'il peut encore l'ignorer.
A travers le verre de ses lunettes, les minuscules lettres et les colonnes de texte se brouillent, semblent se mélanger quelques instants jusqu'à ce qu'il rassemble sa concentration pour se replonger dans le travail, sans considération pour sa santé, sans pitié pour lui-même. Il a d'autres soucis à régler que sa propre fatigue. Trop peu de temps pour se permettre de dormir.
Les yeux plissés, Harry maudit sa mauvaise vue et allume une bougie supplémentaire. Il fait nuit noire. Il travaille sans discontinuer depuis plusieurs heures, le nez plongé dans ses recherches, tout seul dans sa petite chambre d'étudiant de trois mètres sur cinq. Pas si exigu que cela, comparé au logement de certains de ses camarades de classe...
Il n'y a pas grand-chose dans la chambre : un lit, suffisamment grand pour deux si l'on se serre un peu, un bureau croulant sous les piles de livres, deux bibliothèques, et une commode pour ranger ses vêtements. La salle de bain est sur le palier : il la partage avec les trois autres étudiants de son étage. Harry est en deuxième année d'études à Londres : il fait partie du programme de recrutement des Aurors du Ministère de la Magie. Il a réussi les premières épreuves du département des Mystères après avoir obtenu son Aspic, un an après la mort de Voldemort. A présent, Harry a tout juste vingt ans. Il vit au quatrième étage sous les combles, dans une résidence universitaire à quelques rues du Chemin de Traverse. Son quotidien se partage entre les cours, la bibliothèque, et la montagne de livres de droit qu'il ramène chaque soir chez lui pour les étudier à la lumière de la bougie, jusqu'à ce que son épuisement l'emporte.
Aujourd'hui, il est vingt-trois heures, et Harry s'apprête à entamer un énième chapitre consacré aux procédures de recours, lorsqu'un craquement retentit soudain derrière lui. Harry se redresse, chasse la fatigue et sourit vaguement :
– Qu'est-ce que tu fais là ? demande-t-il à Ginny qui vient de transplaner devant lui.
La jeune femme porte sa tenue de Quidditch. Dès l'obtention de son Aspic, elle a été recrutée par l'équipe nationale d'Angleterre, et poursuit désormais une carrière sportive de haut niveau qu'elle apprend encore à gérer. Son talent, sa beauté évidente, et la révélation de sa relation avec Harry Potter dans la presse à sensation, ont fait tomber sur elle une célébrité brutale qu'il lui est toujours difficile d'assumer. Harry ne la comprend que trop bien.
Ce soir-là, la jeune femme a les joues rosies par le froid, comme encore battues par le vent du stade. Ses cheveux vaguement emmêlés forment une crinière autour de son visage fin. Ses yeux brillent, comme après quelques verres ou l'excitation d'un match, et quelque chose dans son regard allume une sirène d'alarme dans l'esprit d'Harry, dès qu'il la voit :
– Tu as oublié, déclare-t-elle d'une voix plate.
Ce n'est pas une question. Harry réfléchit quelques instants, évaluant ce qu'il a bien pu oublier. Voyant qu'il est incapable de trouver la réponse, Ginny s'avance, avec une sorte de calme contenu qui ne fait qu'annoncer la tempête :
– Pourquoi est-ce que ça ne m'étonne pas ? s'écrie-t-elle, et Harry se rend compte que si ses yeux brillent, c'est parce qu'elle est sur le point de pleurer. C'est vrai, après tout, où avais-je la tête ? Pourquoi est-ce que mon petit copain depuis plus de trois ans assisterait-il à mon dernier match du championnat ? Pourquoi assisterait-il à la finale, cette finale que tout le pays a dû regarder sauf lui, et qui me stresse depuis des semaines et des semaines ? Pourquoi est-ce que j'attendrais ça de la part de mon petit copain, franchement : qu'il me soutienne, qu'il m'aime, qu'il soit là pour moi ? Il faudrait être folle...
– Ginny...
– Non ! Tes examens sont terminés ! Alors c'est quoi ton excuse cette fois, dis-moi ! J'ai hâte de savoir.
Harry soupire, voyant déjà pointer l'issue de cette conversation, et lassé par avance :
– Je cherchais... un recours pour permettre à Malefoy de recevoir des visites.
– Malefoy..., crache Ginny comme si ce nom l'avait personnellement insultée.
Puis, sans prévenir, elle fond en larmes, des larmes de colère et de rage :
– C'est encore Malefoy ! Toujours, à chaque fois que je te demande ! Quand est-ce que tu lâcheras l'affaire, Harry ? Tu en as déjà bien assez fait pour lui... C'était plus que ce qu'il méritait.
– Sa mère vient de mourir ! réplique Harry en sentant sa propre fureur se réveiller.
– Je m'en contrefous ! siffle Ginny, écarlate. Narcissa Malefoy n'a échappé à la prison que parce que tu es intervenu en sa faveur. Mais c'est à cause de gens comme elle que Lupin et Tonks sont morts, et tous nos amis, et Fred ! Quand est-ce que tu vas intégrer ça ? C'est à cause de gens comme Malefoy que Voldemort a pu revenir, et que la guerre a eu lieu !
– Les Malefoy n'ont rien à voir dans la mort de Fred...
– Pas directement ! Ça ne les rend pas moins complices. Les gens comme eux, leur engeance, l'idéologie qu'ils répandent... Ce sont des empoisonneurs, des assassins dans l'âme : ils nous auraient tués s'ils en avaient eu l'occasion pour revenir dans les faveurs de leur maître !
– Malefoy ne l'a pas fait, objecte doucement Harry en sentant son cœur se serrer à ce souvenir.
Puis, comme fortifié, il ose relever les yeux pour affronter le regard de Ginny :
– Toi aussi tu sembles oublier que je serais mort si Narcissa Malefoy n'avait pas menti à Voldemort, dans la Forêt Interdite. Cette femme m'a sauvé la vie. Alors pardonne-moi si j'essaye de témoigner un peu d'aide et de considération à son fils.
Ginny se détourne, écœurée par sa répartie qu'elle sait ne pas pouvoir contrer.
Harry retourne à son livre, dégoûté lui aussi, furieux contre elle et contre lui-même, contre cette scène qu'ils ont rejoué un millier de fois... Se rappelant le motif de sa venue, il ajoute doucement :
– Ecoute, je suis désolé pour le match... Sincèrement.
Alors même qu'il prononce ces mots, il réalise qu'il a honte, tout à coup. Honte de ce qu'ils sont devenus. Honte de ce que l'histoire a fait d'eux, de ce à quoi ils sont réduits : des disputes malveillantes et enfantines, où Ginny en vient parfois à lui marteler le torse de ses poings tandis qu'il l'écarte de lui...
Où sont passés les adolescents de Poudlard ?
– Tu me connais, je suis accaparé par ce que je fais..., s'entend-il déclamer comme un automate. Je te promets de faire plus attention. Mais nous en avons déjà parlé toi et moi. Je crois en cette cause, pas toi. Tu dois l'accepter, tout comme j'accepte ton jugement. C'est la seule façon de régler ce conflit, Ginny... Parce que je ne changerai pas d'avis. Je ne céderai pas.
Ginny le dévisage un long moment. Elle semble chercher sur son visage une clé à toutes les énigmes qui les séparent. L'incompréhension se fait peu à peu jour sur ses traits :
– Je ne te comprends plus, finit-elle par articuler lentement. Je n'aurais jamais cru que tu puisses devenir... comme ça.
Deux nouvelles larmes roulent sur ses joues, et son regard se durcit tout à coup, terrible :
– Je ne peux pas construire une relation avec quelqu'un qui sanctionne des monstres et des assassins, dit-elle.
Elle secoue la tête, et Harry encaisse le poids de ses paroles :
– C'est terminé, déclare-t-elle. Ils ont tué mon frère !
Et elle transplane sur cette sentence irrévocable, sans un mot de plus.
Avachi sur sa chaise, étourdi par sa solitude soudaine, Harry sent les émotions s'écarteler dans sa poitrine. Il voudrait pleurer, mais il n'y arrive pas. Il n'est même plus sûr de ce qu'il ressent. Une part de lui – une horrible part de lui – a conscience d'éprouver du soulagement. C'est terminé. Plus de disputes, plus de batailles incessantes pour justifier son opinion et ses choix... Mais une autre part de lui réalise qu'il s'agit là d'une pensée cynique, et que c'est ainsi qu'il est devenu : cynique... Où est passé son optimisme ? Sa joie de vivre, sa confiance en l'avenir, son envie d'avancer ? Où est passé le jeune garçon qui aimait Ginny, qui savourait chaque seconde de sa compagnie, qui aurait fait n'importe quoi pour elle et serait dévasté par son départ ? Où est passé l'amour qu'il éprouvait pour elle ?
Dans un éclair de lucidité tout à coup, Harry réalise que ce n'est pas seulement Ginny qui vient de se volatiliser de cette chambre : c'est tout l'avenir qu'il aurait pu avoir avec elle. La vie toute tracée qu'ils s'étaient amusés à imaginer ensemble. Les heures passées étendues dans l'herbe à rêver des endroits qu'ils visiteraient, de la maison qu'ils auraient et des enfants qu'ils élèveraient. Des heures et des heures d'insouciance, réduites à néant...
C'est sur cela qu'Harry veut pleurer. Plus que sur sa rupture avec Ginny : sur la mort d'un futur qui ne verra jamais le jour, sur la mort de ses espoirs, de ses illusions, de ses rêves qui ne reviendront jamais.
Harry se sent vide, désormais. Il était déjà vide avant que Ginny ne le quitte. La guerre lui a pris quelque chose, en plus de ses amis, de son innocence, de ce fragment d'horreur qui résidait au fond de lui depuis des années... La guerre lui a pris l'espérance. Elle lui a fait mesurer à quel point il se trouvait impuissant face à la noirceur et à la stupidité des hommes, à leur volonté de se faire du mal. Impuissant face à la mort, bien sûr, mais cela il le savait déjà... Impuissant à sauver Malefoy, alors que celui-ci était victime d'une injustice flagrante...
Alors oui, Harry s'est engagé dans le programme de formation des Aurors, malgré tout. Parce qu'il ne trouvait rien d'autre à faire de sa vie. Parce qu'il n'avait pas d'autre moyen d'exorciser sa colère que de combattre le feu par le feu. Parce que la seule chose qui comblait le vide en lui, l'espace de quelques heures, était les recherches qu'il menait sans relâche dans les livres de droit, en quête d'un indice, d'un signe, d'un article oublié lui permettant d'extraire Malefoy de l'enfer. Mais jusqu'à présent, depuis deux ans qu'il cherche, Harry n'a jamais rien trouvé.
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