Rituel

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Entièrement vêtu de noir, Harry se faufile sous la pluie au plus sombre de l'Allée des Embrumes. Personne ne fait attention à lui. Il n'est qu'un loup solitaire, une ombre parmi les ombres, et sa cible ignore qu'il l'a repérée depuis déjà dix bonnes minutes.

Au prochain tournant, Harry s'immobilise brusquement et se plaque contre le mur. La cible est entrée dans une taverne, un bouge immonde comme Londres en compte des centaines, et qui s'appelle « Le Baiser du Crapaud ». Analysant rapidement la situation, Harry vérifie que son capuchon dissimule bien son visage puis entre à son tour.

Il fait très sombre dans le bar surchauffé. A cette heure matinale, il n'y a que trois clients, tous seuls à une table dans la pièce étroite. Il règne une odeur de sueur et de bière renversée. Sans retirer sa cape, Harry choisit une table dans le fond de la salle et prend soin de ne toucher à rien. Le propriétaire de la taverne ne tarde pas à venir prendre sa commande : un géant immense aux bras couturés de partout, et Harry demande un whisky Pur-Feu qu'il n'a aucune intention de boire. Aucune trace de la cible.

Plissant les yeux, Harry dévisage le patron, les clients, puis attend. Il sait que sa cible loge souvent ici. « Le Baiser du Crapaud » est connu pour être une plaque tournante du trafic de drogue à Londres. Une fois encore, l'instinct d'Harry ne l'a pas trompé : quelques minutes plus tard, des craquements se font entendre à l'étage, et la cible descend. C'est un homme d'une quarantaine d'années du nom de Léopold Does. Ses cheveux bruns tombent en mèches graisseuses sur son visage constellé de cratères d'acné. A première vue, il ne paye pas de mine : de taille moyenne, les dents gâtées, des fringues mitées sur une propreté douteuse... Et pourtant, Harry sait qu'il ne faut pas s'y fier. L'homme dissimule au fond de ses iris noirs une étincelle de pure folie. Son regard capture l'âme et ne la relâche plus : Léopold Does a des yeux profonds comme l'Enfer, éclatant comme des flammes, mais surtout, cruels, impitoyables, intelligents : le regard d'un meurtrier. Léopold Does est un dealer de bas étage, qui utilise ses occupations illicites comme prétexte pour donner libre cours à ses pires pulsions. Il a déjà assassiné huit personnes.

Se renfonçant dans son siège, Harry observe Does régler le prix de sa chambre puis se commander un verre au bar. Il attend sans se faire remarquer jusqu'à ce que sa cible se relève pour ressortir dans la rue. Alors, Harry le suit.

Il doit faire preuve d'une extrême prudence. Does est un criminel de longue date et surtout, il est loin d'être stupide. Ce n'est pas pour rien s'il court toujours après toutes ces années de crimes. Does est l'exemple parfait de l'échec du système judiciaire sorcier. Et il est capable de sentir lorsque quelqu'un le suit.

L'homme poursuit son chemin à travers les artères sinueuses de l'Allée des Embrumes, et Harry se coule dans ses traces avec une aisance familière. L'Allée des Embrumes est comme un univers en vase clos où des flux invisibles le transportent en eaux troubles... Harry se sent bien dans cet environnement. Il le connaît par cœur. Il le maîtrise.

A un tournant, Does oblique à droite et enfin, Harry se retrouve seul avec lui dans la rue. Et là, son rythme cardiaque augmente.

Dans les jours qui ont suivi sa brève rencontre sous ivresse avec Harpocrate, Harry s'est procuré ce que le petit homme lui a demandé. Tout, absolument tout. Sauf le dernier ingrédient. L'élément crucial. Celui sans lequel ils n'auront aucun moyen de sauver Malefoy... Cet élément, c'est Does.

Pourquoi lui ? En vérité, cela aurait pu être n'importe qui. Mais Harry l'a choisi lui. Parce qu'il mérite de mourir.

Inspirant à fond, Harry se demande s'il doit passer à l'action, dès maintenant. Il n'aura peut-être pas d'autre occasion... Mais le doute le paralyse. Les doigts crispés sur sa baguette, Harry ne songe qu'à tout ce qui pourrait mal se passer. Il songe à ce qu'il adviendra s'il s'empare de Does aujourd'hui dans cette ruelle. Il n'y aura pas de retour en arrière possible. Il aura pavé son chemin vers l'horreur...

Sous ses yeux, à cent mètres de lui, Does pousse la porte d'un autre repère anonyme et disparaît. Harry relâche sa baguette. Il se sent faible. Il a honte. Une panique sourde se fait jour en lui, à l'idée qu'il n'a plus beaucoup de temps... Mais il ne sait plus quoi faire. Il sait comment sauver Malefoy... Mais il n'est pas sûr d'en être capable.

Quelques heures plus tard, Harry sort de son bureau pour rentrer chez lui. Mais ses pas ne le guident pas jusque chez lui. Ils l'amènent dans l'Allée des Embrumes, encore. Ils l'amènent dans les bras de Caleb.

Depuis cette fameuse première nuit qu'ils ont passée ensemble, Harry est retourné voir le jeune homme deux fois. Caleb n'a montré ni autosuffisance, ni surprise : rien que ce petit sourire doux qui semble tout accepter.

Ce soir, alors qu'Harry franchit la porte de la maison close, il tombe par hasard sur le jeune homme qui traverse le hall à toute allure. Mais Caleb s'interrompt lorsqu'il le reconnaît :

– Salut, lui dit-il en toute simplicité.

Harry remarque alors que ses cheveux sont plus longs. Ils tombent en mèches sur ses épaules, d'un magnifique blond miel. Harry en reste bouche bée quelques instants, ce qui fait rire Caleb :

– Je suis à toi dans une minute, si tu veux.

Harry hoche la tête, toujours désarçonné par le naturel décontracté du jeune homme :

– Monte, lui dit Caleb. Tu connais le chemin.

Harry s'exécute. Quelques minutes plus tard, comme promis, Caleb le rejoint dans la chambre, et ses cheveux sont redevenus aussi courts que ceux de Malefoy. Sans préavis, il l'embrasse et plaque son corps contre le sien.

Harry a aussitôt le souffle court. Il a couché trois fois avec Caleb et chaque nuit a été plus délicieuse que la précédente. Etonnamment, tout semble facile avec Caleb. Il est le genre de personne à qui il est aisé d'accorder de l'affection. Harry veut bien le reconnaître : il a un énorme besoin d'affection...

Cette nuit-là encore, les deux jeunes hommes s'embrassent à pleine bouche et laissent leurs mains dériver sur leurs corps, leur peau, sous leurs vêtements, et ils se caressent et gémissent sans plus aucune pudeur tandis qu'ils se déshabillent. Mais contrairement aux autres fois, Harry ressent un désespoir qui lui déchire la poitrine. Une urgence, une peur panique qui le pousse à serrer très fort ce corps chaud contre lui et à le couvrir de baisers. Il veut l'aimer, l'entourer, le protéger, l'isoler du moindre danger... Il veut le tenir dans ses bras et s'assurer qu'il ne lui arrivera jamais rien de mal. Il voudrait hurler tellement sa peur pour Malefoy est intense...

Caleb laisse doucement glisser ses lèvres le long de son torse, et alors, Harry l'interrompt. Essoufflé, plus excité que jamais, il plonge son regard dans les yeux si verts de Caleb et l'embrasse doucement. Alors, il le renverse sous lui et c'est lui qui couvre lentement sa peau de baisers papillons, d'abord dans le cou, puis sur le torse et jusqu'à la frontière du nombril... Juste avant de descendre plus bas, Caleb lui caresse les cheveux :

– Tu es sûr ? demande-t-il.

Harry caresse son membre dur, érigé. Il veut le sentir en lui. Il veut le prendre entre ses lèvres et le chérir pour lui donner le plus de plaisir possible. Sans plus hésiter un seul instant, Harry embrasse doucement l'érection de Caleb.

Comme lors de leur première fois, il se sent maladroit. Il n'est pas sûr de comment s'y prendre : il ne peut se fier qu'à ce que d'autres lui ont déjà fait. Il entrouvre la bouche et laisse darder sa langue, caressante, incisive, puis il se décide enfin et entoure le membre de ses lèvres.

C'est nouveau, c'est étrange, c'est encore une première fois. Harry découvre l'odeur et le goût de Caleb : cette sensation de propre et de fraîcheur, mais plus concentrée, plus masculine, plus sensuelle encore. Il sent les premières gouttes de sperme sur sa langue et cela l'excite plus que de raison. Etonnamment, alors que Caleb se tord sous lui et caresse doucement ses cheveux de ses doigts, Harry éprouve un plaisir intense par le seul acte qu'il est en train d'accomplir en ce moment : il le trouve d'une indécence si parfaite qu'il pourrait jouir là, tout de suite, sans même que Caleb ne le touche.

Mais Harry se retient : il sent le plaisir monter dans le corps du jeune homme sous ses lèvres, et son plaisir n'en augmente que plus, il accélère ses va-et-vient, se masturbe compulsivement au même rythme que sa langue...

– Je vais venir..., dit soudain Caleb, la voix rauque, mais Harry ne se retire pas.

Il veut le sentir en lui. Il veut la manifestation de son plaisir, il veut son goût sur sa langue. Caleb jouit dans un soupir étouffé, et Harry sent sa bouche se remplir d'un liquide chaud et inconnu au goût de sel, puissamment organique, une semence qui le prend par surprise et qu'il avale aussitôt par simple réflexe.

Le corps de Caleb se détend. Harry revient vers lui, l'enlace, et le jeune homme l'embrasse à nouveau, en sueur et à bout de souffle. Doucement, il glisse sa main entre leur deux corps et caresse Harry d'une main ferme et délicate, jusqu'à ce qu'à son tour, Harry sente la jouissance venir en lui et se répandre sur les draps autour d'eux. L'espace de quelques secondes, il ne pense plus à rien. L'espace de quelques secondes, il n'est qu'un jeune homme qui vient de faire l'amour, et Caleb est seulement Caleb, parfait à cet instant, bien loin du fantôme de Malefoy qu'il est censé incarner.

Alors, l'épuisement tombe sur Harry et il fixe le plafond. Le jeune prostitué se redresse sur un coude, le dévisage longuement, comme la première fois. Il est vraiment très beau à la lumière des flammes...

Sérieux tout à coup, mais toujours très doux, Caleb ose enfin lui demander :

– Est-ce que tout va bien ?

Devant le regard interrogatif de Harry, il s'explique :

– Je t'ai trouvé très tendu, ce soir. Encore plus que les autres fois.

Harry soupire. Pendant un long moment, il ne dit rien. A tel point que Caleb se sent obligé de continuer :

– Est-ce que ça a quelque chose à voir avec... ton travail ? Je sais qu'on n'en parle jamais : tu n'apprécierais pas, et puis je n'y accorde pas la moindre importance, mais... Tu es Harry Potter. Cela doit te peser sur les épaules, quelques fois, non ?

Harry le dévisage en silence, frappé par la justesse et la sincérité du jeune homme. Cela ouvre une fenêtre sur son cœur qui le pousse à se livrer :

– C'est à propos de l'homme dont je t'ai parlé, dit-il. Il a de gros ennuis en ce moment. Il est en danger, en danger de mort... Et si je ne fais rien, c'est sûr, il mourra.

– Tu as un moyen pour l'aider ? demande Caleb, soucieux.

– Il y en a un, murmure Harry. Mais pour l'aider, je devrai faire des choses horribles... Des choses que je ne suis pas sûr de pouvoir accomplir.

Caleb reste silencieux quelques instants, puis déclare calmement :

– Parfois, nous devons simplement faire ce qui doit être fait pour survivre.

Ces propos plongent Harry dans une intense réflexion. Pour la première fois, il a véritablement l'impression de voir le jeune homme en face de lui, et pas seulement l'image de Malefoy qu'il cherche à lui superposer. Pour la première fois, Harry s'interroge vraiment sur l'être qui se tient auprès de lui et qu'il a serré dans ses bras, et il lui demande :

– Pourquoi est-ce que tu fais ça... ?

Caleb ne fait pas mine de ne pas comprendre. Il sourit simplement et hausse les épaules :

– Je fais ce que j'ai toujours connu. Mon père était un junkie. Quand il n'avait pas d'argent pour payer ses doses, il me prêtait à ses fournisseurs.

Harry se paralyse d'horreur :

– Tu avais quel âge... ?

– Assez vieux pour comprendre que mon père était un salaud.

Caleb hausse à nouveau les épaules, comme si cela pouvait le détacher de la réalité :

– Il est mort d'une overdose quand j'avais quinze ans. A ce moment-là, j'ai pensé pouvoir reprendre ma vie en main. J'ai quitté Dublin pour m'installer à Londres : je comptais me trouver un petit studio, un boulot... Mais je n'avais rien. Je n'étais qu'un sorcier mineur sans la moindre éducation, ni le moindre argent, alors... Je me suis retrouvé à la rue. Et j'ai fini par faire le seul truc que j'avais jamais su faire.

Il sourit pour conclure son histoire :

– J'ai proposé mes talents ici il y a six ans, et je n'en suis pas reparti depuis. C'est bien, ici. Les conditions sont correctes, et j'ai un toit sur la tête.

Il caresse distraitement la joue de Harry :

– Je rencontre même des gens intéressants.

Harry doit retenir la boule qui lui monte dans la gorge. Pas du dégoût, loin de là, mais... Une infinie compassion. Une colère rentrée, face à l'impuissance qui le saisit une fois encore devant le sort du jeune homme :

– Tu vois passer beaucoup de monde ici chaque jour ? s'entend-il demander, guère sûr de vouloir entendre la réponse.

Caleb détourne le regard :

– Je ne crois pas vraiment que tu veuilles parler de ça. Ce ne serait pas très professionnel de ma part.

– Je te le demande.

Caleb hésite :

– Par jour ? Six, peut-être sept...

Harry le dévisage, écarquillé :

– Mais comment est-ce que tu peux tenir ?

Caleb éclate de rire :

– Tout le monde ne veut pas me faire jouir, tu sais. Tout le monde ne veut pas la totale non plus.

Il lui caresse à nouveau la joue :

– Quelques fois, il y en a même qui veulent juste parler.

Harry demeure interdit. Il pense à Malefoy, il pense à la façon dont lui aussi a été abusé :

– Ce que ton père t'a fait..., demande-t-il. Ça ne t'a pas dégoûté des hommes ?

Caleb hausse les épaules :

– Je crois que ça a très tôt banalisé mon rapport au sexe, c'est tout. Avec les hommes, les femmes...

– Tu fréquentes aussi des femmes ?

– Elles sont moins nombreuses à venir dans ce genre d'établissement, mais oui, je m'occupe aussi des femmes, répond Caleb avec son sourire posé.

Harry est dérouté :

– Mais... Tu aimes les femmes ?

– J'aime les deux, fait Caleb avec un clin d'œil. Avec une préférence pour les femmes, malgré tout. Mais au final, ça dépend surtout du partenaire, pas du sexe.

Il l'embrasse du bout des lèvres :

– J'aime être avec toi.

Harry reste plongé dans ses pensées, ressassant les différentes relations qu'il a expérimentées au cours de sa vie, et les choses toutes nouvelles que Caleb vient de lui apprendre. Il a aimé Ginny. Il a aimé Hermione. Il a aimé faire l'amour avec elles. Au final, il déclare simplement :

– Je crois que j'aime les deux aussi.

Caleb sourit :

– Bienvenue dans le monde merveilleux de la bisexualité.

Harry s'accorde un léger rire. Doucement, il passe sa main dans les cheveux de Caleb :

– Ne te coupe plus les cheveux demain, lui dit-il, promettant de revenir par la même occasion.

Le jeune homme fronce les sourcils :

– Je ne ressemblerai plus autant à ton bien-aimé alors.

Harry secoue la tête :

– Ce n'est pas grave. Je ne veux plus t'obliger à faire quoi que ce soit.

Caleb plonge ses yeux dans les siens et l'embrasse doucement. Harry peut sentir dans son geste qu'il est touché, et que c'est sincère. Alors, le jeune homme écarte son visage du sien :

– Aide ton ami, lui dit-il. Peu importe le moyen : personne ne te blâmera d'avoir tout tenté pour sauver celui que tu aimes. Parfois, nous devons simplement faire ce qui doit être fait pour survivre.

Le lendemain, Léopold Does quitte le Baiser du Crapaud et plonge à nouveau dans les entrailles de Londres. Il ne remarque pas la silhouette qui le suit à la trace. Il ne remarque pas l'individu encapuchonné de noir qui se faufile derrière lui dans une ruelle déserte, et qui murmure à son oreille : « Stupéfix ». Lorsque cet individu saisit son corps paralysé pour le faire transplaner dans l'arrière-cour d'une boutique obscure, il n'a aucun moyen de réagir. Harry Potter vient d'enlever Léopold Does.

Au même instant, dans une échoppe discrète de l'Allée des Embrumes sobrement prénommée « Constantine », Drago Malefoy enseigne au chef de sa bande de voleurs le maniement du stylet. Cela fait quelques temps maintenant qu'il ne porte plus son foulard en présence de ses plus fidèles partisans. Un moyen de leur témoigner sa confiance, mais surtout une marque de son détachement croissant.

Drago sent la maladie se répandre dans ses chairs. Il sent la fatigue qui l'assaille un peu plus chaque jour, qui le draine de son énergie, et ses muscles qui semblent fondre sur ses os sans qu'il puisse rien faire pour l'empêcher... Oui, Drago n'a plus beaucoup de temps, et il le sait. Mais il doit tenir. Juste encore un peu. Encore quelques jours... Alors, il pourra mourir en paix. Il pourra accepter de mourir. Il ne sera plus seul.

Chassant les souvenirs qui lui viennent à l'esprit, Drago fait tourner la dague entre ses doigts et rectifie la position de son élève :

– Le stylet est très utile pour les combats rapprochés, explique-t-il. C'est à la fois la défense parfaite, et l'arme de prédilection des assassins. Redoutable pour contrer une attaque rapide, ou au contraire pour attaquer par surprise. Le tout est d'apprendre à la dissimuler, et ensuite à la dégainer.

Il fait un mouvement sec du poignet droit :

– Comme ça.

Et une seconde lame jaillit entre ses doigts. Le jeune homme en face de lui sourit. Il s'exerce à son tour et parvient à dégainer son propre stylet de moitié.

– Trop lent, lui fait Drago avec une légère tape sur l'épaule. Entraîne-toi.

L'exercice est difficile et il le sait. A Azkaban, ils n'avaient pas de stylets, mais tous avaient des lames de rasoir, et c'était bien pire que ces simples dagues...

Un autre jeune voleur fait soudain irruption dans l'arrière-boutique où ils s'entraînent :

– Chef, s'exclame-t-il, et Drago peut entendre l'anxiété dans sa voix. Blaise Zabini veut vous voir.

Drago hausse un sourcil surpris :

– Nous avons déjà payé la redevance de ce mois-ci. Et j'ai toujours été très clair, je ne rends des comptes que par l'intermédiaire de Michael.

– Je sais chef... Mais il est ici.

Pris de court, Drago réprime la panique qui s'insinue en lui. Remontant lentement son foulard sur son visage, il fait signe aux deux voleurs de déguerpir :

– Amenez-le dans mon bureau, dit-il en s'aventurant lui-même dans la pièce.

Quelques minutes plus tard, Blaise Zabini entre. Drago maîtrise ses émotions, comme il a toujours su le faire. Il donne à ses iris l'aspect lisse et impénétrable d'un lac. Alors seulement, il croise son regard.

Blaise Zabini a beaucoup changé depuis Poudlard. Et pourtant, pas tant que ça... Grand, il l'a toujours été, bien sûr. Il dépasse facilement le mètre quatre-vingt-quinze. Sa peau a toujours cette belle couleur satinée qui donne à ses traits cet air si noble... En entrant ainsi dans son bureau, imposant, fier, tout vêtu de noir, Blaise Zabini a les traits léonins d'un superbe guerrier Massaï, le profil d'un roi à la lignée ancestrale, et Drago comprend sans peine le respect que tous lui manifestent dans le monde de la pègre au moindre regard.

– Nazca Constantine..., énonce doucement son vieil ami en dévisageant Drago droit dans les yeux. Enfin, nous nous rencontrons.

Drago jugule sa voix. Il sait qu'elle a changé avec les années, et c'est d'un ton rauque qu'il répond :

– Que me vaut cette visite ?

– Je voulais enfin rencontrer celui dont tout le monde parle depuis des semaines, répond Zabini en s'asseyant sans lui demander son avis. Celui qui s'est taillé une place de choix dans mon réseau alors même qu'il semblait sorti de nulle part ...

– Voilà qui est chose faite.

Blaise Zabini plisse les yeux quelques secondes. Drago retient sa respiration. Il va le reconnaître, il en est certain... Son instinct ne le trompe pas :

– Drago ? s'exclame soudain Zabini en se redressant brusquement.

Malefoy s'autorise un sourire. Avec un léger soupir, il arrache son foulard désormais inutile et laisse son ami détailler ses traits. Blaise en reste sans voix pendant de longues secondes. Enfin, il s'exclame :

– La vache... C'est vraiment toi !

– Comment est-ce que tu l'as su ? demande Drago, imperturbable.

– J'ai entendu des rumeurs, mais... Je n'aurais jamais cru qu'elles étaient vraies. Mais dès que je t'ai vu, il n'y a plus eu de doute possible.

Drago hoche la tête :

– On se connaît trop bien, toi et moi...

Blaise secoue la tête, définitivement sonné, son air solennel désormais fracassé :

– Tu as tellement changé...

– Dix ans à Azkaban. Ça suffit pour changer un homme.

Blaise reste songeur. Détaché, Drago enchaîne :

– J'ai entendu dire que tu t'en étais bien sorti. Mais je suis la preuve vivante que tu devrais surveiller de plus près ton réseau.

Le trait d'esprit ne fait pas sourire Zabini :

– Tout ceci ne va pas, Drago, déclare-t-il en se renfonçant dans son siège.

Drago durcit ses traits. Dès l'instant où il a su que Blaise venait lui rendre visite, il s'est attendu à ce discours. Sa méfiance naturelle reprend le dessus, et il referme compulsivement ses doigts sur sa baguette dissimulée sous le bureau.

– Qu'est-ce qui te pose problème ? demande-t-il franchement.

Zabini se rejette en arrière :

– Tu sais très bien ce qui pose problème. Si les gens apprennent que tu es de retour, si les gens apprennent qui tu es...

– Eh bien quoi ?

– Tu sais très bien quoi. Tu es un Malefoy, Drago. Notre monde obéit à une hiérarchie, il a toujours obéit à une hiérarchie. Et depuis que Tu-Sais-Qui est mort, c'est toi qui es tout au sommet.

Drago balaye cette remarque d'un geste de la main :

– Le règne des Sang-Purs s'est éteint depuis longtemps. Plus personne ne croit en ces conneries.

– Ça n'a rien à voir avec le sang, et tu le sais très bien. C'est ancré dans les mœurs, c'est tout. Ma famille est vassale de la tienne depuis des centaines d'années. Je te dois allégeance. Alors si les gens apprennent que tu as refait surface... Je n'aurais plus aucune légitimité dans ce milieu, tu comprends ?

– Qu'est-ce que tu essayes de me dire exactement ? soupire Drago.

Blaise cherche ses mots, visiblement mal à l'aise. Mais son regard s'opacifie tout à coup, et Drago voit surgir devant lui le parrain de la pègre qu'il est devenu :

– Je préfère me montrer honnête avec toi, par respect pour notre ancienne amitié, déclare-t-il. Je suis venu ici avec des hommes. Des partisans sans scrupules qui n'hésiteront pas un instant à réduire ta boutique en cendres et à massacrer tous tes petits élèves pendant que je m'occupe de toi.

– Qu'est-ce qui te fait croire que tu gagnerais ? sourit Drago en dévoilant ses dents.

– Ne joue pas à ça avec moi, Dray, menace Blaise. Nous sommes plus nombreux que toi et tu le sais. Tu es cerné.

– Alors qu'est-ce que tu veux de moi ?

– Pars. Quitte la ville, et ne reviens jamais. Quitte le pays si tu le peux. Va fonder ton propre réseau ailleurs, mais ne te mets pas en travers de mon chemin, ou je t'écraserai.

Drago laisse échapper un rire presque mécanique. A la réaction de Blaise qui fronce les sourcils, il sait que son interlocuteur est offensé, mais il prend le temps de reprendre son souffle avant de répondre :

– Tu n'as absolument rien à craindre de moi, Blaise, dit-il calmement.

– Ça je m'en contrefous ! s'exclame Zabini. Tu pourrais témoigner toute la bonne foi du monde, ça n'élimine pas le risque que quelqu'un te reconnaisse et que la nouvelle se répande comme une traînée de poudre !

– Ne t'en fais pas, réplique doucement Drago. Je ne compte pas rester dans tes pattes très longtemps.

Zabini reste silencieux tout à coup, surpris. Inspirant à fond, Drago choisit de s'expliquer :

– Je suis malade, Blaise... J'ai intégré ton réseau parce que j'avais besoin d'argent facile et de médicaments, mais... je n'en ai plus pour très longtemps.

L'expression de Blaise change du tout au tout. Il se ferme pour contenir la moindre émotion qui tenterait de lui échapper :

– C'est pour ça que tu as demandé les services d'Harpocrate ? murmure-t-il.

– Oui. Il a dû te dire pour quoi il me traitait, non ?

– Non. Il ne dévoile jamais ce genre d'information.

Drago regarde Zabini droit dans les yeux :

– J'ai le sida, Blaise. Il doit me rester quelques semaines à vivre... Alors ne t'en fais pas pour ton business : je ferai place nette bien assez tôt. Tout ce que je te demande, c'est de me laisser tranquille pendant ce temps.

Zabini reste silencieux un long moment, trop choqué pour répondre. Les premiers mots qu'il prononce sont coupés par Drago :

– Tu as...

– Aucune importance.

A nouveau, les deux hommes se taisent. Drago ne quitte pas Zabini du regard, détestant la curiosité et la compassion dans ses yeux, mais conscient du malaise qu'il a fait naître chez son adversaire. Un adversaire redoutable. Car Drago ne se fait aucune illusion : s'il n'avait pas avoué être mourant à l'instant, Blaise n'aurait pas hésité à l'assassiner sur le champ.

Au final, le parrain de la pègre se lève :

– Très bien, concède-t-il. Tu peux continuer à faire tes affaires dans ton coin. Et... ne me verse plus de redevances.

Drago hoche la tête. Blaise lui accorde une brève pression sur l'épaule :

– Je suis désolé, Dray...

Puis il fait demi-tour et quitte le repère.

Quelques jours plus tard, Drago hésite, debout devant le miroir de sa salle de bain. Il contemple son reflet qui lui renvoie un regard froid, fatigué, lassé. Il doit voir Potter aujourd'hui, et il n'a vraiment pas besoin d'un énième dialogue à vif. Pourtant, il n'a pas le choix. Le geste de Potter l'a atteint beaucoup plus profondément qu'il n'est prêt à l'avouer.

Lorsqu'il s'est brusquement réveillé pour être confronté à ce baiser forcé, la première réaction de Drago a été la défense, c'est vrai. L'espace d'un instant, il s'est cru de retour dans sa cellule d'Azkaban, à la merci de Monroe... Puis il a reconnu Potter, et le choc ajouté à la terreur brute l'ont rempli d'une colère monstrueuse. Il a fui. Pas par crainte, mais parce qu'il a ressenti un dégoût si intense qu'il n'aurait pas supporté de rester une seconde de plus dans la même pièce que Potter. Et puis, une fois chez lui... Drago a pu prendre le temps de réfléchir. Il s'est rendu compte du bouleversement profond qui devait régner dans le cœur de Potter, pour le conduire à un tel geste... Il a mesuré le désespoir dans cet acte, ce grain de folie que Drago est incapable d'identifier, mais qui hante le regard de l'Elu...

Etonnamment, il a voulu lui venir en aide. Apporter des certitudes, un point de vue, des limites claires à ces illusions qu'il doit s'empresser de briser. Potter s'est monté la tête avec des conneries, et c'est à Drago qu'il convient de les disperser... Mais pourquoi ? Peut-être parce qu'il se retrouve un peu en lui. Lui aussi s'est senti de nombreuses fois totalement paumé et à côté de sa vie. Lui aussi s'est posé mille questions et s'est souvent trouvé incapable d'identifier ce qu'il ressentait, parce que c'était trop douloureux. Mais surtout, Drago va mourir bientôt. Chaque jour, cette certitude s'ancre un peu plus dans sa chair, dans son esprit. Drago va mourir bientôt, et il a une dette envers Potter. Potter l'a sauvé. Il lui doit la vie. Drago veut lui venir en aide pour honorer cette dette, mais aussi pour réaliser une dernière bonne action avant de partir, pour se racheter peut-être... Il s'est passé tellement de merdes dans sa vie. Drago refuse que qui que ce soit d'autre souffre à cause de lui.

Non, Potter doit abandonner ses illusions d'amour fou tout de suite, et le laisser tranquille. C'est pourquoi Drago transplane à nouveau dans son bureau le lundi matin.

Il n'a pas le temps de réagir. A peine se matérialise-t-il dans la pièce qu'il voit Potter pointer sa baguette sur lui et s'écrier :

– Stupéfix !

Drago s'effondre dans un silence figé.

Lorsque Drago se réveille, il fait sombre et extrêmement froid. Il est allongé sur une table, visiblement en pierre : la morsure de la roche attaque sa peau. Il est entièrement nu. On a lié ses mains et ses pieds de manière à ce qu'il ne puisse plus bouger. Drago sent un élan de panique intense s'emparer de lui, et le jugule aussitôt par habitude.

On lui a pris sa baguette, on lui a pris ses stylets, évidemment. Combien de temps est-il resté inconscient ? La dernière image qu'il a dans la tête, c'est Potter pointant sa baguette sur lui... Et puis, le trou noir.

Tournant la tête, Drago ne distingue rien de la pièce autour de lui. Il sait juste qu'il se trouve en hauteur, et que la salle doit être souterraine, s'il en juge par l'odeur et l'humidité ambiante. Quelque part sous les ruelles de Londres...

Un bruit de pas se fait entendre tout à coup : des bottes contre un escalier, et Drago entend une voix familière :

– Il est réveillé ! s'écrie Harpocrate en trottinant jusqu'à la table.

Malefoy se dévisse la tête :

– Qu'est-ce que vous faites là ? s'écrie-t-il ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Harpocrate apporte avec lui la lumière, et Malefoy réalise soudain, horrifié, qu'il n'est pas seul dans la pièce. Un autre homme est ligoté sur une table, juste à sa droite. Lui aussi est entièrement nu, et toujours inconscient. Ses yeux s'agitent compulsivement sous ses paupières closes, comme si on l'avait drogué à outrance...

D'autres pas se font entendre dans les escaliers, et Potter entre :

– Qu'est-ce que tu m'as fait ? s'exclame aussitôt Drago.

– Calme-toi..., répond Potter d'une voix qui se veut apaisante.

Mais Drago ne voit que l'étincelle de folie dans son regard. Cette folie qui s'est emparée de lui, et qui dicte ses paroles :

– Nous allons te venir en aide.

– Comment ? crache Drago.

Potter détourne le regard :

– Tu sais très bien comment.

Puis, l'affrontant à nouveau :

– Tu dois créer un Horcruxe.

Le cœur de Malefoy rate un battement. L'espace d'une seconde, il doit se souvenir de respirer, se reconcentrer. Il ne peut pas avoir bien entendu, c'est impossible :

– Tu es complètement fou..., murmure-t-il.

– C'est la seule solution ! proteste Potter. Tu-Sais-Qui l'a fait, il n'y a aucune raison que tu ne sois pas capable de le faire !

– Et ce type-là, je suppose que c'est pour le sacrifice ?

– Il mérite de mourir, réplique sobrement Potter.

Drago fait non de la tête, épouvanté, rattrapé par l'horreur de la situation :

– Tu es malade ! décrète-t-il. Tu as totalement perdu l'esprit... Comment est-ce que tu peux ne serait-ce qu'envisager de me faire faire une chose pareille ?

– Il le faut ! s'écrie Potter en se penchant sur lui, les yeux exorbités. Sinon tu vas mourir !

– Eh bien je préfère mourir ! réplique Drago en tirant sur ses liens. Je préfère mourir plutôt que de faire ce que tu me demandes, tu entends ?! Tuer un type que je n'ai jamais vu de ma vie, fracturer mon âme en deux, devenir comme Lui... Tu es complètement malade, jamais je ne ferai ça !

Potter recule comme s'il l'avait giflé :

– Tu ne réalises pas ce que tu dis, déclare-t-il.

– Et toi, tu ne réalises pas ce que tu fais ! Non mais regarde autour de toi, Potter ! Regarde cet homme ! C'est vraiment toi, ça ? C'est toi qui es capable de faire toutes ces choses ?

Malefoy avale sa salive rapidement, conscient que son sort se joue à cet instant :

– Le garçon que j'ai connu n'aurait jamais enlevé un innocent pour me permettre d'accomplir un rituel de magie noire, plaide-t-il.

– Ce n'est pas un innocent !

– Le garçon que j'ai connu se serait souvenu que tout ceci est mal, et c'est pour ça que tu m'as enlevé au lieu de me parler de ton projet !

Cet argument bloque la répartie de Potter dans sa gorge. Drago pousse son avantage :

– Ce n'est pas toi, Potter... Laisse-moi partir, je t'en prie ! Tu n'as pas idée de ce que tu me demandes de faire. Je ne veux pas d'une vie payée à un tel prix.

Potter reste longtemps silencieux. Son regard alterne entre l'inconnu et Malefoy, perdu dans des limbes que Drago n'ose pas imaginer. A côté d'eux, sans un bruit, Harpocrate rassemble de petits ustensiles tel un chirurgien en suspens. Potter se ferme soudain et déclare froidement :

– Tu as déjà tué quelqu'un. Tu peux encore le faire.

– Non !

Drago se débat, mais Potter resserre déjà les liens pour l'empêcher de bouger :

– Ne m'oblige pas à te stupéfixer.

Puis il fait signe à Harpocrate. Le petit homme approche de sa démarche claudicante, et applique alors un linge odorant sur le visage de Drago. Ce dernier bloque sa respiration, tourne la tête, mais il ne peut résister au parfum entêtant du tissu qui finit par le plonger dans une douce hébétude. Les sirènes d'alarme du danger résonnent toujours dans son esprit, mais il ne peut plus leur répondre... Son univers sensoriel se réduit à des bruits étouffés et des perceptions molles. Même la pierre semble s'enfoncer sous son poids. Drago ne ressent plus le froid, mais le contact d'un pinceau sur sa peau avec une extrême acuité :

– Qu'est-ce que c'est... ? s'entend-il demander d'une voix traînante.

– Du sang de licorne, lui répond la voix d'Harpocrate.

Le vieil apothicaire semble très excité, comme à l'aube d'une découverte scientifique particulièrement prometteuse :

– Cela permettra à votre corps de tenir le coup, explique-t-il. Quand nous procéderons au rituel, nous placerons le fragment de votre âme dans ce chandelier.

Il fait un signe de tête à droite vers un objet que Drago ne peut pas voir.

– Voyez-vous, le virus qui vous ronge ne peut pas être éliminé magiquement, poursuit-il. Il attaque votre vie et une vie devra lui être payée. Seulement, je peux faire en sorte qu'il détruise la partie de votre âme contenue dans le chandelier, et non celle qui demeurera dans votre corps.

– C'est impossible..., articule Drago, de plus en plus comateux.

– Mais si. Le sang de licorne empêchera votre corps de mourir.

– Pas boire... de sang de licorne...

– J'ai bien peur qu'il le faille.

Sans prévenir, Harpocrate porte soudain une coupe à ses lèvres, et Drago sent un liquide frais et infect s'insinuer dans sa gorge. Il tousse brusquement, mais n'a pas la force de le recracher. A ses oreilles résonnent les mots : « Une demi-vie... Une vie maudite... ».

– Tout ce qu'il faut maintenant, c'est créer l'Horcruxe, poursuit Haporcrate comme s'il exécutait une recette de cuisine. Et détourner l'attention du virus sur le chandelier.

Pendant de longues minutes, il poursuit son travail au pinceau, recouvrant de sang de licorne le corps de Drago en une myriade de symboles entremêlés. Puis il repose ses instruments :

– Tenez-le, monsieur Potter, ordonne-t-il en dénouant soudain la main droite de Malefoy.

Drago sent le contact d'une lame froide que l'on place entre ses doigts :

– Non..., s'entend-t-il murmurer.

– Il n'y a pas le choix, répond la voix étouffée de Potter. Il faut que tu le tues. Nous pouvons prononcer les formules, mais il faut que ce soit toi.

– Potter... Non...

– Songe à la vie que tu vas pouvoir vivre, déclare Potter.

Et il serre brusquement la main de Drago pour la guider quelques centimètres plus loin, au-dessus de la poitrine de l'homme endormi. Alors seulement, Potter et Harpocrate entament de concert une longue mélopée dans une langue incompréhensible, et d'une seule pression du poignet, la dague de Drago s'enfonce dans le cœur de l'inconnu.

L'Univers tout entier semble soudain fendre son crâne en deux pour se précipiter à l'intérieur. Drago hurle : la douleur écartèle ses chairs en un milliard de points différents, ses os le brûlent, ses muscles se tendent, et la litanie de Potter et Harpocrate continue à un rythme lancinant, tandis que quelque chose s'arrache de son esprit pour dégouliner hors de son corps...

Drago tente de rattraper ses pensées, mais tout lui échappe. Le monde est devenu noir : un Enfer vide et terrible et froid. C'est donc cela la mort ? C'est donc cela le Néant qui l'attend ? A présent qu'il le contemple dans les yeux, Drago ne veut plus l'affronter, il veut fuir, mais la conscience emprisonne ses pensées et lui refuse la délivrance...

Le sang de licorne semble soudain s'agiter sur ses chairs nues. Drago sent le tracé surchauffer, s'incruster en lui, transcender la barrière de sa peau pour graver des signes au cœur même de ses cellules. Ce carcan qui se resserre autour de lui l'empêche de basculer, mais il le torture... C'est pire que tout, pire que toutes les douleurs qu'on lui a jamais infligées. Car ce n'est pas une douleur physique. Elle est ancrée dans son cœur, dans son âme, et c'est l'essence même de son être que l'on écartèle ainsi comme une pièce de viande à l'abattoir.

Drago sent ses pensées, ses doutes, ses rêves, son passé, ses espoirs, tout ce qui fait de lui ce qu'il est, toutes les fibres de son existence, sa saveur, s'échapper de lui et se disperser pour être recréé ailleurs, quelque part dans un objet de métal dur et froid, quelque part où il ne pourra plus jamais les retrouver... Plus jamais il ne sera à nouveau plein, intègre, entier. On a fait de lui quelqu'un d'autre, quelque chose d'autre : il n'est plus lui. Drago souffre, il pleure sur son humanité perdue, et le sang de licorne qui bouillonne en lui semble déjà tenir la promesse de l'existence à laquelle il s'est condamné...

Au cœur des ténèbres, Drago entend toujours les voix de Potter et Harpocrate, tels les juges aux portes des damnés qui le condamnent, mais il entend aussi d'autres voix. Bientôt, ce sont des visages qui surgissent du Néant, et Drago reconnaît, pétri d'horreur, les traits fins et délicats de sa mère, totalement décomposés par les vers. Elle le dévisage de ses orbites vides d'où s'échappe de la vermine, et l'odeur pestilentielle qu'elle dégage pénètre Drago jusqu'au plus profond de son être :

– Mère... ! s'exclame-t-il, en sanglots, mais déjà, d'autres revenants lui succèdent.

Son père, tout d'abord. Il est entièrement nu et son sexe en érection se dresse devant lui, tel un totem obscène. Pansy Parkinson, ensuite. Son crâne détruit par les jets de pierre n'a plus de visage pour le regarder. Les sœurs Greengrass : Daphnée et Astoria. Elles se tiennent par la main et restent immobiles, deux poupées vides qu'il a un jour serrées contre lui, et que toute vie a désormais désertées...

Et puis soudain, il y a Monroe. Le gigantesque Monroe, dont les chairs ont fondu dans les jours qui ont précédés sa mort, et qui plaque à présent ses mains poisseuses de ciment sur le visage de Drago...

Drago hurle. Il voudrait fuir, mais ses paupières ont fondu et il n'a plus aucun moyen d'échapper aux revenants qui l'assaillent. Ils parlent eux aussi : leurs voix d'outre-tombe résonnent comme un raclement d'os contre la pierre, et Drago sent le contact de leurs doigts morts sur sa peau...

Brusquement, ils s'écartent tous pour laisser passer un nouvel arrivant. Alors, Drago se fige. Pendant tout ce temps, il a hurlé, il s'est débattu, il a repoussé la folie qui menaçait de s'emparer de lui... Mais ce qu'il voit à présent le paralyse.

En face de lui, à son chevet, un jeune garçon s'avance. Il a de beaux cheveux blonds et porte une tenue de prisonnier. Son visage est couvert d'hématomes, il a la lèvre fendue. Mais ce n'est pas cela qui retient l'attention de Drago. Le garçon a les yeux vides de la mort. Ses grands iris noirs le fixent, dilatés au maximum. Et alors, enfin, Drago les voit. Les signes. Les dizaines de petits signes qui recouvrent les iris du garçon, comme autant de caractères illisibles.

– Pourquoi, Drago ? demande le garçon d'une voix éraillée. Pourquoi est-ce que tu m'as laissé ?

Drago éclate en sanglots :

– Ce n'est pas possible..., s'exclame-t-il. Ce n'est pas vrai, dis-moi que ce n'est pas vrai...

– Tu m'as abandonné, déclare le garçon de son regard mort. Tu m'as abandonné, et regarde ce qu'il est advenu de moi.

– Qu'est-ce qui est arrivé à tes yeux... ?

– Ce sont mes péchés, Drago. Tous les péchés que j'ai commis dans cette vie.

– Mais tu n'es qu'un gosse...

– Tu crois que ça signifie que je n'ai pas péché ?

Le garçon s'approche, souffle son haleine glacée sur lui, et Drago ne peut l'éviter :

– Ils m'enchaînent, Drago, murmure le garçon. Ils nous enchaînent tous. Nous sommes tous là, constamment. Nous ne pourrons jamais te quitter.

Alors, Drago se perd dans ce regard noir où se consume l'abîme, et l'abîme voit tout au fond de lui : elle le pénètre, le possède, l'accable :

– Jude ! s'exclame-t-il. Jude, non, Jude !!

Brusquement, Drago brise ses liens et des bras forts le rattrapent pour l'empêcher de tomber. Drago ne réalise pas où il est, il ne réalise pas ce qu'il voit, ni ce qu'il fait : il se raccroche à ce corps chaud qui le serre très fort et le berce, il s'agrippe à cette chemise sous ses doigts, mais il ne voit plus rien : il n'y a que ces ténèbres, et le visage du garçon qui lui promet l'Enfer :

– Jude... ! Jude... ! Jude... !

– Ça va aller, Malefoy..., murmure Potter, totalement bouleversé par la tournure de la situation. Ça va aller... Je suis là...

Mais Malefoy ne peut pas l'entendre. Harpocrate prononce encore quelques mots, et il sent soudain le sang de licorne aspirer le virus pour s'évaporer de sa peau, former un mince liseré ondoyant dans les airs, qui vient s'enrouler autour d'un grand chandelier placé sur un autel. Le liseré enserre le chandelier, fait pression, le brise.

Quelque chose meurt dans l'esprit de Drago. Dans son cœur aussi. Une partie de lui-même...

Les visions s'évanouissent, le laissant seul et tremblant de froid, couvert de sueur, la gorge déchirée d'avoir trop crié. La tension retombe dans un courant d'air électrique. Les neuf cercles de l'Enfer semblent s'être retirés après la messe noire qu'ils viennent de célébrer, et Drago sent encore leur brûlure jusqu'au creux de ses os... Il ne peut plus parler. Plus rien n'a de sens. Potter le berce doucement contre lui en sanglotant, mais Drago n'a plus d'émotion pour rien. Il tourne à peine le regard vers Harpocrate tandis que le petit homme s'avance pour lui déclarer :

– Vous êtes hors de danger.


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